Serge Martin propose de remplacer la notion de style par celle de voix, plus propre à rendre compte de ce qui fait la singularité d’un auteur.
Serge Martin propose de remplacer la notion de style par celle de voix, plus propre à rendre compte de ce qui fait la singularité d’un auteur.
« Voix » est le mot par lequel on désigne ce qui appartient en propre à une écriture singulière, non à une autre. Mais, aussitôt, il convient de distinguer la voix du style. Par « style », on catégorise l’écriture à travers un ensemble de procédés par lesquels se démarque une singularité littéraire, selon l’établissement, aléatoire, d’une loi de l’écart par rapport à une norme linguistique. La « voix » ne réfère pas non plus exclusivement à une rhétorique, même si elle renvoie à une rhétorique personnelle, et même « profonde », pour citer Baudelaire [1]. C’est en se rapportant à tout ce qui réfère au champ de l’invention, valant pour une œuvre et une seule, qu’elle a à voir avec le spécifique, plus encore qu’avec le singulier ou l’unique. De fait, l’apport de la notion de voix dans la connaissance du fait littéraire, s’il passe par une reconnaissance de l’oralité à travers l’écriture – ce qui entraîne non une opposition entre l’écrit et l’oral, mais bien leur continuité, sous l’angle d’une écriture qui s’appréhende comme une parole –, se retrouve dans une découverte de ce qui fait d’une œuvre un langage qui ne répète pas ce qui a été fait et est lui-même inimitable. La littérature ne souffre pas les redites. C’est bien la différence entre le style, imitable parce que constitué de traits qui le singularisent, de la voix, résolument spécifique parce qu’irréductible aux seuls procédés. De même, la spécificité entraîne à chaque fois une nouvelle écoute, passant par un certain ton, un certain accent réclamant attention, relation, rencontre et, du coup, dialogue entre le lecteur et l’œuvre. Et si Serge Martin écrit un livre intitulé L’Impératif de la voix, c’est bien parce qu’il compte, semble-t-il, développer cet enjeu, à la fois évident quand on s’intéresse à la littérature, mais particulièrement complexe, quand, traditionnellement, on aurait plutôt tendance, consciemment ou non, à rechercher des invariants ou des modèles, qu’ils soient génériques, rhétoriques ou stylistiques.
Il en va alors d’un défi, comme le déclare l’auteur à la première page du livre, mais aussi d’une tentative pour se mettre à l’écoute de ce qui se trame, et s’invente pour la première fois, quand on lit. Cette trame est la relation, indivisible, entre ce qui est dit et la manière dont cela est dit. L’oralité peut aussi se comprendre dans ce qui rend impossible de séparer le sens et la forme. La voix n’est donc pas simplement une affaire de passage de l’écrit à l’oral. Il est vrai que, s’agissant de poésie, la vocalité est spontanément rattachée à la voix haute, à l’oral, ainsi qu’au musical. C’est ce qui lie, depuis Homère, le poème et le chant. Or, Serge Martin se pose et développe la question suivante : que se passe-t-il quand on accorde la primauté, non à la voix haute, au sens de l’ouïe, mais à une autre modalité de la voix, celle de l’écriture, qu’on écoute en silence, dans le silence de la lecture ? À cette question il faut adjoindre une précision. Quand on prête une telle attention à la voix, au cœur de la lecture silencieuse, mais surtout dans une redécouverte de la lecture à tous les niveaux, « quel que soit le lecteur », comme Serge Martin le souligne dans l’introduction, vient l’interrogation de ce que l’on appelle « la relation aux œuvres » (p. 10). La voix serait-elle l’autre nom de la relation ? Un poème, parce que c’est de cela qu’il s’agit en premier lieu, est porteur d’une voix certes singulière, mais d’un autre côté il est d’une certaine façon toujours dans l’attente d’être lu. Or, pour qu’il y ait lecture, ne faut-il pas qu’il y ait aussi une voix intérieure n’appartenant qu’au lecteur, et toujours différente d’une lecture à l’autre ? Aussi un poème est-il la relation d’un lecteur et d’une écriture, ce qui forme un continu entre l’écrit et sa réception.
On peut ainsi, à partir de ces quelques observations, suivre ce qui constitue l’apport de L’Impératif de la voix, en se concentrant sur « l’impératif », qui n’est pas l’injonction de lire de telle ou telle manière – le livre se garde bien d’être prédictif –, mais plutôt une redécouverte de la voix, quand à partir d’elle on aborde la littérature, dans son rapport avec la vie humaine. C’est ce qui lie cette recherche à une anthropologie. Camille de Toledo, inspirateur du titre, est cité en exergue : « À partir de là, le contournement de ma vie – par la fiction – devient intenable et je me soumets à ce que je pourrais appeler l’impératif de la voix. »
On peut mettre des noms sur des histoires de voix qui s’inventent, s’écrivent. De manière emblématique, le livre est introduit par la formule « voir les voix », reprise d’une traduction de la Bible (Exode, 20, 18) par Henri Meschonnic : « Et tout le peuple ils voient les voix ». L’intérêt de cette citation est double. D’abord, parce qu’elle unifie et forme une continuité entre un singulier, « peuple », et un pluriel, « ils ». Ensuite, parce que les voix, reçues par tous et dans l’espace qui les rapproche, sont vues, c’est-à-dire intégrées en chacun. Et c’est ce qui fait que chaque individu, par la réception de ces voix qui lui est propre, est en même temps une part de la collectivité. Le collectif et l’individuel sont traversés et mués par ces voix. La référence au sens de l’ouïe va aussi dans le sens d’une écoute où viennent se loger tous les paysages qui peuvent traverser une écriture. Si image il y a, c’est dans et par une tonalité spécifique : une voix faisant voir les choses, selon une optique propre. Les différents noms dont il s’agit – et non des moindres : Paul Eluard, Jacques Prévert, Francis Ponge, Yves Bonnefoy, Caroline Sagot Duvauroux, Henry Bauchau, Bernard Noël, Frankétienne, Louis Calaferte, Walter Benjamin, Bernard Vargaftig, Henri Meschonnic, Kateb Yacine, David Diop, Jean-Loup Trassard, Michel Chaillou, James Sacré et Jacques Ancet, à chacun desquels un chapitre est consacré –, tous ces noms sont d’abord des écritures, des signatures se rapportant à des expériences de la vie dans le langage. D’une certaine façon, il s’agit, dans chaque monographie, de faire la démonstration d’une biographie par l’écriture. À cet égard, une citation de Bernard Noël est significative, qui sous-entend que l’on y voit plus clair dans le réel qu’invente la voix de l’écriture que dans la réalité elle-même : « Je marche beaucoup mieux dans mes livres que dans la réalité. Écrire désagrège l’espace auquel la culture m’a habitué ; c’est une autre façon de voir » (B. Noël, Le 19 octobre 1997, roman, 1979, cité p. 119).
Précisément, ce qui est dit de Bernard Noël dans ce livre renvoie à une démarche de recherche d’une articulation entre l’individuel et le collectif, par un regard « à neuf » sur ce qui constitue des expériences possiblement communes : « […] des circonstances qui demandent d’inventer sa littérature, une littérature qui transforme les circonstances, met le monde à neuf. Recherche de l’interaction entre des formes de vie et des formes de langage. » (p. 117-118) Tel serait le rapport entre voix et éthique, éthique étant à définir au sens que Wittgenstein lui a donné : « l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre. » [2]
Significativement, alors qu’il commence par « Voir les voix », le livre se conclut par « Vivre en voix ». L’introduction disposait déjà à un « impératif », celui de tenter de « voir » – au sens cette fois de l’examen, mais par l’écoute intérieure – toutes les voix qui seront à l’étude dans le livre : voir en quoi elles sont des voix qui nous touchent et comment elles le font, par exemple, chez James Sacré, « les poèmes-relation […] qui font cette écoute co-naissante, au sens claudélien du terme, jusque dans son refus de savoirs arrêtés, mais au cœur même de sa recherche d’un "geste ensemble" » (p. 265). Ce qui revient à « l’écoute des "façons de parler" » (p. 272) – les siennes et celles de tous – dont les poèmes se saisissent.
Mais tout le livre porte l’impératif de penser le lien, à travers la voix, entre vivre et écrire. D’où cette écoute du langage dans les poèmes, qui se prolonge d’une monographie à l’autre : par exemple, chez Bernard Vargaftig, le poème « à la fois poème mystique comme écoute du divin et poème d’amour comme élan amoureux » (p. 169), ou encore, chez Jacques Ancet, une poésie de « l’attention à la vie » se nourrissant « constamment à l’expérience du cours ordinaire ou banal des choses » (p. 282). Et la lecture du premier recueil d’Yves Bonnefoy, Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), interroge une poétique du lieu « quand le poème comme relation fait de tout signe de vie un signe de voix » (p. 82).
Serge Martin mobilise une grande attention à la prosodie, faisant constamment remonter de l’écriture à la voix, ne figeant jamais le poème à de l’écrit, pour penser celui-ci comme une matière vocale. C’est ainsi qu’avec l’un des poèmes de Vargaftig, extrait de Cette Matière (1986), il est question de « séries prosodiques qui font le sémantisme d’un corps amoureux, d’un appel plein d’érotisme » (p. 183). Un éclat du sens et du corps est ainsi perceptible, par les rapports entre consonnes et voyelles, dans un passage comme « À travers nous / aube et nuit / courbe et sveltesse en même temps / Un murmure le / Tremblement d’être ».
L’Impératif de la voix, dont un titre second pourrait être L’Impératif de l’écoute, tend l’oreille – celle de la lecture – vers tout ce qui augmente le sens et l’évocation. Les mentions régulières de Baudelaire et de Mallarmé dans tout l’essai iraient dans ce sens. La poésie de Vargaftig fournit l’exemple d’une prosodie où valent, non les mots seuls en leurs significations admises, mais les rapports que le poème instaure entre eux. Celle de Meschonnic ouvre sur un rapport à l’histoire faisant entendre une « légende intime » (p. 193), par le « travail d’un corps-langage », à partir notamment des mots de son livre Nous le passage, « c’est partout / dans notre corps », auquel « engage le poème "après-Auschwitz" » (p. 193). Une autre implication de la voix est ainsi de rendre présent, et de rendre au présent, ce qui est de l’ordre de la mémoire, ce qui renvoie, pour Meschonnic et Vargaftig, à « l’historicité […] d’une vie qui n’a tenu qu’à un fil pendant ces années de la Seconde Guerre Mondiale. » (p. 192) Le poème se définit alors par cette intensification de la mémoire, dans son lien avec un présent. La voix en est pour ainsi dire le lieu et le passage.
Cependant, jamais l’écoute ne se limite à la poésie en tant que genre littéraire, identifiable par le vers. Une place est donnée au récit, au roman, dans lesquels sont reconnus aussi des poèmes. La référence à Walter Benjamin et à son essai Der Erzähler est cruciale. Notons que le chapitre qui lui est consacré figure au centre du livre. Aussi le chapitre « Walter Benjamin, la métaphore au travail » ouvre-t-il la perspective du livre en ne restreignant pas la recherche à la poésie, mais en explorant les liens entre le poème et l’essai, le poème et le récit. Pour le premier lien, est envisagée une relation entre poème et critique, dans ce qui fait écho au « poème critique » de Mallarmé, cette écriture en prose par laquelle s’invente une articulation nouvelle entre le poème et l’essai, dans les Divagations, dont l’une des caractéristiques est de « montrer […] tels rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie. » [3] En s’appuyant sur le « moteur dialectique de la création comme connaissance et de la connaissance comme création », cité du livre Ce que nous voyons, ce qui nous regarde de Georges Didi-Huberman, Serge Martin pose un lien entretenu chez Benjamin entre « écriture critique », ou « image critique », et « énigme du vivant » (p. 154-55). Cette manière d’envisager la prose et de lier la théorie à la créativité, à partir d’un essai consacré au « narrateur » ou « au conteur », selon la traduction donnée d’Erzähler, permet d’aborder le second rapport, entre poème et récit.
Ce rapport est envisagé à travers ce que Serge Martin appelle « le racontage », néologisme désignant « la voix porteuse d’histoires ». De sorte que le récit implique le « récitatif » dans son acception littéraire. La narration est alors poème dans la mesure où elle est portée par une prosodie et « [participe] d’une "résonance générale", pour reprendre à Charles Péguy » (p. 160), ainsi que d’un ton et d’une diction. Les pages sur Benjamin relancent en quelque sorte le propos et élargissent le poème à tout ce qui invente une voix particulière et singulière, souvent plurielle, constituée d’échos, de résonances : de l’ « essayisme poétique » d’un écrivain comme Jean-Loup Trassard (p. 229) à la voix du narrateur chez le romancier Michel Chaillou.
Le corpus à la fois dense et divers de L’Impératif de la voix invite alors à concevoir la littérature comme poème, en ceci que toute écriture, autant que toute lecture sont en définitive des écoutes, flottantes ou tendues, toujours actives. Des écoutes parce que, pour Serge Martin, tout semble avoir d’abord lieu dans ce qui fonde l’approche première d’un texte : l’attention à une tonalité, à une manière de dire entraînant une manière de voir. Le livre de Serge Martin serait aussi une incitation à opérer une critique des catégories, critique par laquelle seraient repensées les formes de langage en littérature. En relation avec des « formes de vie », des expériences, elles se retrouvent dans une conception de l’écriture, et avec elle, de la parole et de la pensée, qui donne toute sa valeur à la notion de mouvement. Un peu comme Starobinski l’avait fait dans son livre sur Montaigne, un interlocuteur majeur de ce livre, pour sa pensée de « l’humaine condition », son « style » et son « esprit » allant « vagabondant de même [4] ».
par , le 30 décembre 2019
Laurent Mourey, « Les cris de l’écrit », La Vie des idées , 30 décembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-cris-de-l-ecrit
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[1] Cette mention en référence à la « rhétorique profonde » avancée par Baudelaire, dans un projet de préface aux Fleurs du mal. Voir Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 185.
[2] Ludwig Wittgenstein, « Conférence sur l’Éthique », Leçons et conversations (1966), Gallimard, folio-essais, 1971, p. 144.
[3] Stéphane Mallarmé, Divagations (1897), Œuvres complètes, vol. 2, éd. Bertrand Marchal, Gallimard-Bibliothèque de la Pléiade, 2003, p. 277.
[4] Montaigne, cité par Serge Martin (p. 160), écrit, dans les Essais II, 9 : « Je vais au change, discrètement et tumultueusement. Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. »