En rompant avec une approche excessivement techniciste et fonctionnaliste de la gouvernance, cet ouvrage collectif propose, grâce au recours au concept de communauté, une description incarnée du monde complexe de la régulation et de ses règles.
À propos : M.-L. Djelic & S. Quack (dir.), Transnational Communities. Shaping Global Economic Governance, Cambridge University Press.
En rompant avec une approche excessivement techniciste et fonctionnaliste de la gouvernance, cet ouvrage collectif propose, grâce au recours au concept de communauté, une description incarnée du monde complexe de la régulation et de ses règles.
Les réflexions sur la gouvernance globale/transnationale [1] n’ont pas vraiment percé en France, plus à l’aise, en interne comme à l’international, avec la notion de « gouvernement » en raison de sa tradition étatique. La « gouvernance », un temps évoquée par Jean-Pierre Raffarin, a cédé la place à l’« hyper-présidence ». La gouvernance européenne, elle, ne semble fonctionner que lorsqu’existe une impulsion venant des grands États de l’Union, en particulier la France (c’est ce discours qui a triomphé en 2008 lors de la Présidence française). Même s’il n’y a pas à proprement parler d’équivalent en France au néoréalisme américain, l’analyse des relations internationales y est souvent limitée à l’étude des grandes puissances, de leur ascendance et de leur déclin, ou à celle des institutions internationales, que la diplomatie française cherche à remettre en ordre (un Conseil de Sécurité spécifique pour l’économie, une sorte d’équivalent de l’OMC pour l’environnement), dans une architecture très louisquatorzienne où tout est bien séparé et bordé [2]. Quant aux études sur le transnational (acteurs, identités, mobilisations….), elles sont souvent déconnectées des enjeux de la « gouvernance globale », sauf lorsqu’elles se demandent si le monde des États et de la puissance est débordé et contourné, et s’il prend en compte les nouvelles solidarités transnationales [3].
Marie-Laure Djelic, professeure à l’ESSEC, inscrit depuis longtemps ses travaux dans une mouvance de la sociologie intéressée par le global, combinant de fortes dimensions historiques, quantitatives et théoriques [4]. Son agenda de recherche rejoint d’une certaine manière, dans le monde francophone européen, celui de spécialistes de l’économie politique internationale (Jean-Christophe Graz, Christian Chavagneux…), celui de juristes (Anne-Marie Frison-Roche, Hervé Ascensio…) et celui de certains politistes spécialistes des politiques publiques [5]. Ces derniers s’efforcent de comprendre comment fonctionne le pouvoir dans le monde aujourd’hui et qui détermine les problématiques légitimes, les règles et les normes. Ils décrivent donc par petites touches le « patchwork » de la prétendue gouvernance globale/transnationale. L’existence de cette gouvernance est contestée par les réalistes qui estiment que les États et les rapports de puissance restent l’alpha et l’omega de la scène internationale ; par les néo-marxistes pour lesquels elle n’elle n’est que l’organisation par les acteurs privés de l’international au profit d’une élite globale ; et par des sceptiques qui doutent de la valeur analytique d’un concept englobant virtuellement tout et qui serait juste un moyen de parler du monde de l’après Guerre froide.
En introduisant la notion de communauté (« Gemeinschaft ») dans l’analyse de la gouvernance, l’ouvrage tente de mettre de la chair sur des institutions et des réseaux traditionnellement appréhendés par une approche techniciste et fonctionnaliste de l’économique et du social, qui contribue à une désidéologisation du politique et pose de réels problèmes d’« accountability » (mal traduit en français par « redevabilité »). Mais c’est une chair fluide, liquide, hybride, à l’image du monde post-moderne : les communautés se recomposent, sont parfois éphémères, et ceux qui y participent ont des identités et des affiliations multiples [6]. Comme la gouvernance elle-même, la construction de communautés est un processus, ce qu’avaient déjà constaté les études sur les communautés « diasporiques », sur le militantisme transnational et sur les communautés transnationales.
L’ouvrage aurait gagné à avoir une perspective plus historique, en s’appuyant sur de nombreux travaux récents qui mettent en avant l’historicité des mobilisations transnationales et des tentatives de régulation transnationales, trop souvent négligée par les relations internationales classiques statocentrées [7]. Une contribution est toutefois consacrée au mouvement transnational pour la tempérance des années 1870-1930, largement initié par le monde protestant et lié à l’impulsion missionnaire, et qui a connu son apogée avec les législations prohibitionnistes des années 1920 [8]. En revanche, en aval, l’ouvrage essaye d’appréhender les communautés de l’open source et des Creative Commons sur Internet, et leurs dimensions militantes. Sur le plan historique, plusieurs chapitres sont importants pour comprendre comment se sont imposés des postulats et des pratiques dits « néo-libéraux » ; ainsi de la communauté de discours issue de la Société du Mont-Pèlerin, qui s’est transnationalisée à partir des années 1960, ou bien du triomphe des géants internationaux de l’audit en France qui ont siphonné progressivement l’élite des grandes écoles et marginalisé les commissaires aux comptes.
Si les contributions déconstruisant les notions de « communauté d’affaires chinoise » (en réalité fort diverse, avec une comparaison entre Singapour et la Malaisie) et de commerce informel transfrontalier participant à une « mondialisation par en bas » (avec l’exemple du boom d’un marché en Turquie généré par l’arrivée de produits de l’ancienne Union soviétique) n’apportent pas beaucoup aux travaux antérieurs, des études quantitatives serrées sont fort utiles. C’est le cas de celle comparant l’internationalisation des Boards des grandes entreprises britanniques et françaises, sans que soit posée toutefois l’hypothèse de la création d’une classe capitaliste transnationale [9], et surtout de l’article traitant du monde de la certification environnementale et sociale. Les origines de cette certification sont mises en valeur, en particulier dans le milieu des opposants à la politique américaine en Amérique centrale dans les années 1980. Mais de cette origine « activiste » a émergé un monde complexe, hétérogène, interconnecté et compétitif, avec l’entrée continue de nouveaux acteurs et le financement croissant par les fondations américaines des organismes de certification.
Le chapitre conclusif est indispensable pour bien comprendre le rôle de ces communautés, qui sont dans l’ouvrage sommairement classées en « communautés classiques avec extension transnationale » (les diasporas), communautés professionnelles avec une extension transnationale (les Boards, les associations dédiées à la gouvernance financière…), les communautés virtuelles et les communautés fondées sur des intérêts ou des enjeux transnationaux. Elles occupent aujourd’hui des sièges de premier plan à la table de la gouvernance globale, tout en participant à son caractère « patchwork ». Ces conclusions enrichissent les nombreux ouvrages collectifs récents qui tentent de décrire ce monde complexe de la régulation et ses règles du jeu [10].
Il est cependant dommage que les traditions sociologiques mobilisées dans cet ouvrage évacuent quelque peu la notion de pouvoir. On peut trouver un complément à l’approche proposée par les auteurs dans des travaux inspirés de Bourdieu qui essaient de mettre en valeur les trajectoires des acteurs de ces communautés transnationales, comme dans les travaux d’Yves Dezalay, dans les recherches sur le monde de la finance, ou dans nombre d’articles des Actes de la Recherche en sciences sociales. Avant tout concentrées sur l’économique, ces traditions ignorent les travaux d’Anne-Marie Slaughter [11]. Or la dimension sociologique de Transnational Communities aurait permis d’enrichir les hypothèses de cette juriste, en montrant comment fonctionne la gouvernance « inter-gouvernementale » avec ses communautés transnationales de juges, de législateurs, d’experts des agences para-gouvernementales, comme cela a été fait, notamment sous l’impulsion de Didier Bigo en France, pour les communautés de policiers et d’experts de la sécurité.
par , le 31 janvier 2011
Pierre Grosser, « Les communautés dans la gouvernance mondiale », La Vie des idées , 31 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-communautes-dans-la
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[1] La distinction entre les deux termes est complexe : le premier est souvent privilégié, même s’il est plus prescriptif, par ceux qui réfléchissent aux moyens de faire face aux enjeux globaux et de gérer la globalisation, alors que le second est plutôt descriptif et privilégie les modes de régulation par des acteurs non-étatiques.
[2] On retrouve la même volonté d’ordonnancement dans le monde germanique avec les travaux sur le constitutionnalisme global.
[3] Guillaume Devin (dir.), Les solidarités transnationales, L’Harmattan, 2004.
[4] Marie-Laure Djelic et Kerstin Sahlin-Andersson (eds.) Transnational Governance. Institutional Dynamics of Regulation, Cambridge University Press, 2006. La co-éditrice, Sigrid Quack, travaille en Allemagne sur la constitution de normes transnationales par les milieux professionnels.
[5] Yves Schemeil et Wolf-Dieter Eberwein (dir.), Normer le monde. Paris, L’Harmattan, 2009.
[6] Janine R. Wedel parle de « flexians » : Shadow Elite. How the World’s New Power Brokers Undermine Democracy, Government, and the Free Market, Basic Books, 2009.
[7] Un premier bilan dans Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier (eds.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke, Palgrave, 2009.
[8] On pourra compléter avec Ian Tyrrell, Reforming the World. The Creation of America’s Moral Empire, Princeton, Princeton University Press, 2010.
[9] Ce que fait, à partir également des interactions entre membres des Boards, William K. Carroll, The Making of a Transnationalist Capitalist Class. Corporate Power in the 21st Century, Zed Books, 2010.
[10] En dehors de centaines d’articles de périodiques, citons Alnoor Ebrahim et Edward Weisband (eds.) Global Accountabilities. Participation, Pluralism, and Public Ethics, Cambridge University Press, 2007 ; Walter Mattli et Ngaire Woods (eds.), The Politics of Global Regulation, Princeton University Press, 2009 ; Deborah D. Avant, Martha Finnemore et Susan K. Sell (eds.), Who Governs the Globe ? Cambridge University Press, 2010.
[11] Anne-Marie Slaughter, A New World Order, Princeton University Press, 2004. Cet ouvrage n’a pas été traduit, alors qu’il émane de l’actuelle directrice du Policy Planning Staff du Départemant d’État américain, tandis que l’on s’obstine à traduire des essais de pseudo-géopolitique écrits par les vieilles barbes de la diplomatie américaine.