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Recension Histoire

Les Grecs de haut en bas

À propos de : Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIe-IIe siècle avant J.-C.). Essai d’histoire sociale, Puf


par Sylvain Lebreton , le 6 février 2019


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La société grecque de l’Antiquité était bien plus inégalitaire et hiérarchisée que l’idée de démocratie le donne à penser. Il valait mieux y être homme, riche et citoyen.

Nous n’en avons manifestement pas fini avec les Grecs. Force est de constater que nous nous employons encore à façonner, à partir du sable égéen, des miroirs sans cesse repolis, mais souvent déformants. Plusieurs ouvrages récents en témoignent qui, en dépit de leur commune rigueur scientifique, présentent des visages bien différents du monde grec antique. Quand J. Ober redonne vie au miracle grec, J.-M. Roubineau s’emploie – avec brio – à briser un certain mythe de l’égalitarisme des cités grecques.

Derrière le mirage grec, des cités inégalitaires

Par ailleurs spécialiste du sport antique (on lira son beau Milon de Crotone), J.-M. Roubineau met à profit ses travaux sur les questions sociales dans les cités grecques (cf. p. 467) pour proposer un livre qui tient autant de la synthèse que de l’essai voué à nourrir le débat. La thèse de ces Cités grecques est en effet annoncée dès les premières lignes de l’introduction :

Les cités grecques, souvent célébrées par les penseurs modernes pour les idéaux politiques égalitaires nés en leur sein, sont pourtant des sociétés très hiérarchisées. En cela, elles ne font pas exception à une condition de la vie sociale qui confine à l’universel (p. 5).

Ce postulat étant exposé sans ambages, l’auteur l’étaye en suivant quatre axes : dans les cités grecques du VIe au IIe s. av. J.-C., 1. plusieurs facteurs fondent des inégalités sociales 2. qui se manifestent par des vecteurs variés ; 3. partant, ce sont les stratégies de reproduction et de mobilité sociales qu’il convient d’interroger, 4. de même que les liens de sociabilité et de solidarité qui pourraient compenser ces inégalités.

Dans les cités grecques, les inégalités – de droit, de genre, de fortune – se cumulent et font système. L’étanchéité croissante des statuts juridiques contribue à polariser ces sociétés entre citoyens et esclaves : quand les premiers confisquent territoire civique et pouvoir politique, la force de travail des seconds est appropriée par les libres. Entre ces deux pôles évoluent des étrangers aux statuts qui varient selon la distance que la cité veut marquer avec eux et l’utilité qu’elle peut leur reconnaître. Les cités grecques sont également caractérisées par une forte domination masculine, dont les manifestations s’expriment différemment selon le statut et la richesse des femmes. Celles des riches citoyens, sur lesquelles pèsent des enjeux liés à la transmission d’un patrimoine, sont davantage surveillées que celles dont la force de travail est nécessaire à leur tuteur masculin (père ou mari).

Cette domination masculine est également perceptible dans le champ de la sexualité, lieu d’exercice du pouvoir masculin sur les corps, ainsi que dans les discours – tant mythologiques que biologiques – qui la soutiennent. Enfin, la possibilité de se conformer aux idéaux civiques de statut et de genre est d’autant plus grande que l’on dispose d’un capital économique important : au citoyen, la fortune permet un mode de vie oisif qui va de pair avec le plein exercice du pouvoir politique ; à l’étranger, elle permet d’être généreux avec sa cité de résidence qui, en retour, sera d’autant plus encline à améliorer son statut. Toutefois, entre la période archaïque et l’époque hellénistique, les sociétés grecques connaissent des mutations caractérisées par le poids croissant de la fortune dans ce système d’inégalités ; comme le résume l’auteur :

D’une certaine manière, entre 600 et 100 av. J.-C. tout change et rien ne change : à une société où il était préférable d’être homme, citoyen et, idéalement, fortuné, succède une société où il est souhaitable d’être homme, riche et, idéalement, citoyen… (p. 396)

Une vie quotidienne des Grecs 2.0

La présentation de ces trois facteurs structurants d’inégalités en système est un des grands mérites de ce livre. Mais ces Cités grecques trouvent surtout leur originalité dans leur description des « structures du quotidien ». En effet, loin de se borner à un exercice d’exposition d’une « vie quotidienne » des Grecs des cités, J.-M. Roubineau nous montre combien les vêtements, l’alimentation, l’habitat, les pratiques funéraires, sont autant de marqueurs des inégalités sociales ; il réfute ainsi la thèse d’une « frugalité généralisée » de ces sociétés dont il dresse, chemin faisant, un tableau fort vivant. À travers l’exemple de « ces manteaux que l’on vole » (p. 141-146), l’auteur nous donne à voir de façon très concrète les inégalités vestimentaires, tout en montrant bien qu’elles relèvent plutôt de l’habillement que du costume. En effet, elles trahissent des différences de fortune et d’activité plus qu’elles ne reflètent strictement les statuts.

De fait, c’est plus globalement dans les corps que s’inscrivent inégalité et distinction sociales. En la matière, ce sont les distinctions de genre qui sont les plus nettes : à un masculin (citoyen) découvert, nu et hâlé s’oppose un féminin couvert, voilé et pâle ; autrement dit, les stratégies de façonnage d’un corps fortement genré passent par le vêtement, mais aussi la cosmétique ou la pilosité (sur laquelle on lira Les sens du poil de P. Brulé). De même, si l’assiette, la maison et la tombe sont surtout révélatrices de disparités économiques, elles sont aussi le lieu de la domination des maîtres sur les esclaves, autant que des pères et maris sur les épouses et filles. À ce sujet, on appréciera la justesse de la mise au point sur le mythe historiographique du « gynécée » : plutôt qu’un espace de confinement réservé, l’« espace des femmes » (gynaikônitis) constitue le reflet inverse de celui des hommes extérieurs à la maison (andrônitis) ; plus concrètement, selon les contextes (et le nombre de pièces disponibles dans la maison), l’idéal de séparation des sexes a pu se mettre en place de façon plus ou moins souple, un même espace pouvant être tantôt « accessible, réservé ou interdit aux femmes » (p. 188).

Les dynamiques de reproduction et de mobilité sociales mettent également en relief les inégalités de genre, de statut et de richesse. Le mariage étant avant tout un moyen de reproduction du corps civique, l’endogamie statutaire est érigée en règle par les cités. Mais il permet aussi la transmission d’un patrimoine, économique comme symbolique, et procède de stratégies élaborées en conséquence – le divorce et le remariage, bien que rares, constituant aussi une alternative. Le contrôle des naissances complète l’arsenal disponible en la matière, l’enjeu étant, selon les mots du Platon de la République, de pouvoir ajuster ses « ressources sur le nombre de (ses) enfants » (p. 235). Là encore se manifeste une forte domination masculine : un trentenaire épousait souvent un tendron deux fois moins âgé ; l’abandon et l’infanticide frappaient surtout les filles, alors que l’adoption permettait de se fabriquer un fils. Le genre détermine aussi grandement la durée et les finalités de l’éducation : un horizon limité à la sphère domestique et un accès rapide au mariage pour les filles ; pour les garçons, une formation plus longue et diversifiée, pouvant inclure l’étape de la pédérastie, relation pédagogique et sexuelle. Dans un monde sans enseignement public, la maîtrise des lettres était essentiellement le fait de l’élite, même si l’alphabétisation était loin d’être restreinte à une caste de scribes.

Pour être inégalitaires, ces sociétés n’en étaient pas moins fluides. Si l’on n’observe que peu de cas d’ascension sociale spectaculaire, des « petits pas » et des « opportunités » sont constatables. La possibilité pour un esclave de se constituer un pécule pour pouvoir racheter sa liberté n’était pas rare. Il est même probable que l’affranchissement ait été, de fait, l’horizon « normal » de la relation maître-esclave – ce qui, du reste, entre en contradiction avec un discours de réification de l’esclave nécessaire aux sociétés esclavagistes. Le risque de déchéance n’en était pas moins réel, y compris pour les puissants, qu’elle passe par la dégradation statutaire ou la dilapidation du patrimoine. En témoigne une rotation relativement importante des familles dominant le jeu social et politique : rares sont en effet celles à pouvoir se maintenir au premier plan sur plusieurs générations.

Serait-ce cette relative fluidité qui expliquerait la stabilité de ces sociétés sur un demi-millénaire ? Les lieux de sociabilité n’y étaient sans doute pas non plus étrangers. Si certains, comme les tripots, pouvaient faire l’objet de discours de mépris social, d’autres pouvaient transcender certains clivages sociaux ; du moins, le cadre de la cité et de ses subdivisions contribuait-il à souder des communautés caractérisées par un riche emboîtement d’appartenances. Des mécanismes de solidarité ont également participé à cette relative stabilité, même si seuls les orphelins et mutilés de guerre semblent avoir été systématiquement pris en charge par la cité. Pour le reste, clientélisme, prêt amical et associations semblent avoir constitué d’autres moyens d’échapper à la déchéance économique et à la mendicité, repoussoir absolu dans des sociétés pour lesquelles la réciprocité (à défaut de l’égalité) des échanges ne constituait pas un des piliers les moins solides.

Les Grecs, l’inégalité… et nous

J.-M. Roubineau propose une synthèse désormais indispensable et d’autant plus remarquable qu’elle est rédigée avec un réel souci de clarté, de pédagogie et d’accessibilité à un public large. Les spécialistes ne seront pas en reste, même s’ils pourront regretter quelques angles morts, tels que l’absence de considérations sur la transmission du patrimoine (foncier) dans la « fabrique des héritiers » sise au cœur du livre, ou encore une perspective diachronique un peu trop discrète. Il n’en reste pas moins que cette réelle mise à contribution de la sociologie à l’écriture de l’histoire grecque est trop rare (du moins dans les ouvrages généraux en langue française) pour ne pas être chaleureusement applaudie.

De fait, la portée de ces Cités grecques dépasse le seul champ des études anciennes : si les « idéaux politiques égalitaires » que l’on attribue aux Grecs peuvent encore nous inspirer, on ne peut en tirer parti qu’en prenant la juste mesure des inégalités qui caractérisaient les sociétés qui les auraient vu naître. Y compris pour penser, à rebours de l’auteur, les hiérarchies sociales autrement que comme un invariant anthropologique. C’est donc aussi par sa capacité à susciter le débat que cet essai d’histoire sociale est transformé.

Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIe-IIe siècle avant J.-C.). Essai d’histoire sociale, Puf, 477 p., 29 €.

par Sylvain Lebreton, le 6 février 2019

Aller plus loin

• Nadine Bernard, Femmes et société dans la Grèce classique, Paris, Armand Colin, 2003.
• Alain Bresson, L’économie de la Grèce des cités (fin VIe-Ier siècle a.C.). I. Les structures et la production. II. Les espaces de l’échange, Paris, Armand Colin, 2007 (I) et 2008 (II).
• Pierre Brulé, Les sens du poil (grec), Paris, Les Belles Lettres, 2015.
• Paulin Ismard, La cité des réseaux. Athènes et ses associations, VIe-Ier siècle av. J.-Cc., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.
• Jacques Oulhen, « La société athénienne », in Pierre Brulé, Raymond Descat (dir.), Le monde grec aux temps classiques. Tome 2. Le IVe siècle, Paris, Puf, 2004, p. 251-351.
• Jean-Manuel Roubineau, Milon de Crotone ou l’invention du sport, Paris, Puf, 2016.
• Julien Zurbach, Les hommes, la terre et la dette en Grèce c.1400-c. 500 a.C., Bordeaux, Ausonius éditions, 2017.

Pour citer cet article :

Sylvain Lebreton, « Les Grecs de haut en bas », La Vie des idées , 6 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Grecs-de-haut-en-bas

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