Dans une synthèse de plus de vingt ans d’enquêtes sur de nombreux terrains, Sandrine Lefranc analyse la justice transitionnelle, sorte de nouveau « contrat social » censé, à la suite de violences de masse, réconcilier victimes et oppresseurs.
À propos de : Sandrine Lefranc, Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, CNRS éditions
Dans une synthèse de plus de vingt ans d’enquêtes sur de nombreux terrains, Sandrine Lefranc analyse la justice transitionnelle, sorte de nouveau « contrat social » censé, à la suite de violences de masse, réconcilier victimes et oppresseurs.
Comment juger la violence d’État ? Le dispositif de la Commission Vérité et Réconciliation, instituée en 1995 par le Président de l’Afrique du Sud Nelson Mandela et présidée par l’archevêque Desmond Tutu, fera office de modèle. Assis en arc de cercle à la même hauteur que les victimes et auteurs d’exactions commises durant le régime d’apartheid appelés à témoigner, les membres de la Commission s’autorisent l’expression de leurs émotions, et la gestuelle du premier d’entre eux, se prenant la tête dans les mains ou enlaçant une victime, symbolisera une justice transitionnelle en train de s’inventer.
Depuis le livre issu de sa thèse en science politique [1], portant sur la « justice de transition », Sandrine Lefranc n’a cessé d’interroger l’institutionnalisation de cette étrange fusion entre des discours religieux, des thérapies, des techniques de management et une science sociale appliquée, soucieuse de mettre au ban la violence politique et de déboucher sur une « paix positive » qui, bien au-delà du silence des armes (« paix négative »), garantirait paix durable, justice et démocratie. Amorcé dans les années 1980 dans des États d’Amérique du Sud sortant d’une dictature militaire, cet ensemble de pratiques alternatives à la justice pénale, à l’amnistie ou à la grâce présidentielle a progressivement reconfiguré les rapports entre « victimes » et « oppresseurs », avant d’essaimer et de se transformer avec la fin de la guerre froide, lorsque semble triompher le « nouvel ordre mondial » de la Pax Americana, basé sur l’apologie du marché et de la « fin de l’histoire ». Entre 1989 et 1991, l’effondrement des États communistes européens et de l’apartheid en Afrique du Sud ouvre des phases incertaines de transition durant lesquelles des modes d’action novateurs (tables rondes, commissions de vérité, justice restaurative) se diffusent au nom d’une réconciliation nationale et démocratique.
Fidèle à une démarche comparatiste, richement documenté (18 tableaux très didactiques, 9 illustrations dont des dessins de presse, photos et reproductions de documents), mêlant méthodes quantitatives et qualitatives, Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle explore les ressorts de ces innovations, des origines et évolutions de leur contenu aux acteurs et institutions qui les portent. Si chaque séquence de sortie du conflit armé reste tributaire d’un contexte stato-national spécifique, l’enquête appuyée sur l’observation directe, de nombreux entretiens et une vaste documentation n’en révèle pas moins des traits communs, notamment en termes de lexiques et de dispositifs, de constitution et de circulation d’une forme inédite de savoir-faire, de rôles naissants de « pacificateurs-démocratiseurs » internationaux, de types d’échanges entretenus avec les « locaux », et de compromis entre des ambitions potentiellement antinomiques (paix, justice, vérité) et donc, d’arrangements, de renoncements, de collusions et d’illusions quant à l’efficacité prêtée à ces manières insolites d’apaiser les relations sociales et d’assurer la stabilité de régimes présumés fragiles.
Sandrine Lefranc a opté pour une perspective continuiste consistant à se servir des mêmes outils analytiques au gré des différentes configurations observées afin de mieux les comparer en termes de continuum. À son paroxysme durant une guerre civile, la violence politique s’avère pourtant variable en intensité et n’affecte pas toute la population au même degré (la distinction entre victimes directes et indirectes formant un enjeu politique délicat). Celle qui a sévi en Colombie entre les années 1960 et 2010 aurait tué 220 000 personnes, mais après une loi de 2011, un habitant sur six est considéré comme victime, une catégorie qui inclut sept millions de personnes déplacées et exclut les membres des guérillas, alors que plus d’un million six cent cinquante mille victimes ont perçu une aide. En outre, la violence politique n’est pas absente d’une démocratie où la coexistence pacifique semble attestée de longue date. Entre la guerre et la paix, la dictature et la démocratie, les situations d’entre-deux, de conflit mixte ou de répression larvée ne sont pas rares. L’ambivalence et la réversibilité de maintes situations invitent plutôt selon l’autrice à prendre en compte, sur un mode processuel et relationnel, la gradation de la violence :
Et si la violence frappe, perturbe, effraie, bouleverse, rien n’autorise à en déduire mécaniquement – cette fois à l’échelle des individus – qu’elle change durablement les hommes, leurs identités individuelles et collectives. (…) L’idée d’une rupture que l’expertise de justice transitionnelle fait sienne, il faut l’interroger, l’examiner et explorer la relative continuité des morales, des interactions sociales comme des institutions. (p. 22)
Ainsi, comme elle l’indique : « Le passage de la guerre à la paix pourrait ainsi ne pas être cette transition du vide au plein (de liens, de morale, d’institutions), que décrit une large partie de la littérature des experts et promoteurs académiques de l’intervention internationale. » (p. 102)
Incongrue au regard des enjeux les plus immédiats (réclamer justice, la rendre ou y échapper), cette mise à distance constitutive du travail d’objectivation scientifique rend possible à la politiste une vigilance épistémologique par rapport à un sens commun pour lequel : « la violence politique est un état anormal qui reflète, ou suscite, une pathologie de la société » (p. 118-119). A contrario, souligne Sandrine Lefranc, « la violence s’inscrit dans des jeux sociaux et politiques ordinaires, qu’on peut donc qualifier de normaux » (p. 71). Aussi est-ce de tout un impensé dont il lui faut se défaire. Elle questionne ainsi une série d’évidences (la guerre civile comme désinstitutionalisation totale, la paix résultant d’une confiance généralisée inhérente au sens civique), pour mieux saisir ce qui impulse et entrave cet impératif pragmatique de la réconciliation. Celui-ci est abordé en tant que processus hybride émergeant d’autres processus. La rapide ascension de la justice transitionnelle s’autorise du « one best way » démocratique et capitaliste du « nouvel ordre mondial » et de son corollaire politologique, la transitologie, de l’essor des Organisations Internationales et des ONG, vecteur du « droit d’ingérence », et de méthodes de management participatif en vogue (focus group, jeux de rôles, conférences de consensus) en de nombreux secteurs. Ses méthodes s’inspirent d’expériences très éloignées les unes des autres, des alcooliques anonymes au coaching d’entreprise, des cercles évangéliques aux contentieux du droit de la famille en passant par le développement personnel. Adoptée dans des dizaines d’États au sortir d’un génocide ou d’un régime autoritaire, la justice transitionnelle, hétérogène et changeante, propose des solutions clés en main en vue de déconflictualiser.
Sur le terrain, les hérauts de cette justice transitionnelle (managers, médecins, psychologues, religieux, juristes) s’exposent à des situations prolongées de double contrainte. Ils doivent ainsi assumer les contradictions entre les objectifs de la pacification, de la recherche de la vérité (politique ? mémorielle ? historique ?) et la nécessité de mettre en œuvre une justice non-judiciaire (donc potentiellement plus "faible"), dans une tentative soutenue de promotion des liens de coopération censés innerver la « société civile ». À ce titre, ils se montrent moins élitistes que les transitologues ou que les diplomates, en ce qu’ils entendent (re)construire du « lien social » par le bas, tout en partageant leur vision idéalisée de la cohésion en démocratie. Enclins à combiner les langages de la gouvernance, de l’humanitaire, du soin et de la compassion, la plupart de ces experts partagent ce sens commun savant. Une telle façon de voir et de faire les amène à instaurer des dispositifs de sensibilisation passant par l’écoute charitable de victimes et de bourreaux, auxquels il est demandé de témoigner, quitte à symétriser le vécu des premiers et celui des seconds. Le cahier des charges exige plus des persécutés, incités à faire preuve de magnanimité tout en exprimant leurs souffrances, voire leur traumatisme (une pathologie objectivée par l’invention nosologique du Post Traumatic Stress Disorder), et à susciter l’empathie.
Ce dispositif de sensibilisation, la Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine fut qualifiée de « tribunal des larmes », de mise en scène du partage des émotions et de neutralisation des passions politiques, vise autant à soulager locuteurs (dont deux mille victimes) et auditeurs qu’à encadrer et restreindre leurs réclamations. Une repentance des oppresseurs est certes requise, mais la focalisation de l’attention sur les victimes tend à ménager les premiers, il s’agit surtout d’obtenir des différents témoins un récit consensuel conduisant à réprouver la violence, passée ou à venir. Dans ces scènes de plus en plus ritualisées (où le face-à-face entre un oppresseur et l’une de ses victimes relève de l’exception) et empreintes de référents religieux (des prières ou des lectures de sermons scandent certaines séances, des observateurs parlent de « confessionnal »), confessions, rémissions, omissions et pardons participent d’une injonction à la pacification. « Nous ne sommes pas dans une réunion politique, ce n’est pas une manifestation ! » s’exclame en direction du public un membre de la Commission, rappel qui ressemble à un évitement du politique, voire de la justice, en tout cas à la forclusion de toute aspérité conflictuelle :
sommées d’être émouvantes, les victimes doivent accepter de rompre avec un discours politique perturbateur d’un ordre politique fragile, et cheminer vers l’apaisement. Si on les fait parler, c’est aussi, à certains égards, pour mieux les faire taire. Elles n’obtempèrent pas toujours. (p. 206).
Les vertus accordées au récit de malheurs singularisés (colmater les fractures du passé, unifier la nation) s’inscrivent dans une politique du « vivre ensemble », une ingénierie sociale qui présuppose que les témoins catégorisés et sélectionnés (victimes, coupables, complices) sont rééducables, comme s’il fallait, pour les « responsabiliser », les débarrasser de leur épaisseur sociale et de leur credo politique. Ils font alors figure d’humains dépourvus d’habitus, un plus pour les rapprocher et parvenir à un accord. Ces acteurs, à qui l’on demande de rejouer un drame, passent d’abord et avant tout pour des individus réductibles à une psychologie influençable et, partant, susceptible d’embrasser la « bonne transition », celle de la réconciliation. Concepteurs et organisateurs de ces dispositifs ne s’imaginent pas nécessairement pouvoir faire table rase d’un passé aussi douloureux par la seule magie de la parole libératrice, mais ils vont néanmoins saluer la résilience des témoins, croire et faire croire en l’aspect performatif, voire salutaire, de leur contribution.
Même un semblant d’accord passe pour un progrès. Au Maroc, en 2004 et 2005, la commission de vérité (Instance Équité et Réconciliation) voulue par le roi Mohammed VI pour « réconcilier le peuple » après les « années de plomb » endurées sous le règne d’Hasan II permet à la monarchie de coopter quelques anciens opposants (militants de gauche ou islamistes) sans dévier de son autoritarisme. Malléable, la justice transitionnelle puise son mode de fonctionnement aux registres religieux, politiques, moraux, psychologiques, médicaux et managériaux, syncrétisme qui informe son originalité, sa polysémie et ses limites. En échange d’une contrition affichée et de réparations financières ou symboliques, l’impunité judiciaire de la violence d’État et d’effroyables inégalités peuvent être maintenues.
Afin d’obtenir des résultats conformes à leur mission, les artisans de cette justice transitionnelle doivent donc aussi faire des compromis avec eux-mêmes, inhiber leur scepticisme ou leur sens critique. À l’inverse des membres de Médecins sans frontières décrits par Elsa Rambaud [2], pour lesquels le maniement de la critique (à l’égard des instances gouvernementales, onusiennes, des Églises ou des ONG) constitue une ressource centrale pour faire carrière, l’absence de mise en cause du jeu politique en particulier et de l’ordre social en général prévaut parmi ces academic-activists (juristes et politistes issus des universités étatsuniennes), qui en attendent autant de leurs interlocuteurs. Le défi de ces mandataires n’est pas sans évoquer l’apprentissage à petits pas de la dépolarisation et du compromis expérimenté par des négociateurs durant les guerres de religion sévissant en Europe au XVIe siècle, constructeurs d’un espace aconfessionnel de pourparlers, à l’origine de la modernité politique [3].
À l’encontre de toute une littérature assimilant la justice transitionnelle à un champ ou à une « industrie globale », Sandrine Lefranc montre combien l’espace qu’elle forme demeure hétéronome et restreint, à l’intersection de plusieurs champs plus unifiés (champs politique, économique, juridique, académique, religieux). L’analyse prosopographique rend compte d’une professionnalisation limitée, caractérisée par la volatilité des carrières, tant au siège de l’International Center for Transitional Justice (ICTJ), fondé à New York en 2001 par des politologues, des élus et des militants des droits humains, que sur les très nombreux terrains, dont les 58 États qui ont recouru à une commission de vérité.
Majoritairement issus des pays occidentaux et diplômés des universités étatsuniennes, ces « cosmopolitains enracinés » proviennent de segments socioprofessionnels externes (enseignants-chercheurs, juristes, médecins, diplomates, agronomes, ingénieurs, managers, prêtres, militaires, etc.), certains conservant leur emploi d’origine. L’expertise revendiquée, inculquée par une offre conséquente de formation continue, est donc tributaire d’autres types d’expertises monnayables dans les secteurs adjacents. Le passage par l’ICTJ ne constitue qu’une étape d’un parcours professionnel qui commence et se termine en dehors de cet étroit périmètre, soit une rotation permanente, des défections ou des intermittences qui contrarient l’institutionnalisation et le prestige du métier.
Notons ici des homologies avec le secteur de la gestion des catastrophes « naturelles » [4] (une recherche-action internationalisée au service de la réparation et de la prévention), à cette importante différence près que l’ONU offre beaucoup plus de ressources que l’ICTJ. En l’espace de vingt ans, la justice transitionnelle s’est rapprochée du droit et, plus largement, du champ académique, notamment via sa revue International Journal on Transitional Justice, et a accentué son implantation aux USA, une évolution qui ne lui a pas fait gagner en autonomie. Sandrine Lefranc la conçoit en « monde-carrefour » (p. 373), à la croisée de différentes logiques sectorielles, aux frontières floues et mobiles.
Une justice pénale internationale en expansion, avec la fondation de la Cour pénale internationale à La Haye en 2002, apte à juger des auteurs de crimes d’ordre politique, et la compétence universelle que s’octroient des États occidentaux en matière pénale pour poursuivre des auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis en dehors de leur territoire, vient rogner l’espace que s’étaient frayés les tenants de la justice transitionnelle. En retour, au regard du dispositif de sensibilisation mis sur pied lors du procès des attentats de novembre 2015 à Paris, celle-ci exerce une influence sur la justice pénale.
Stimulant et pédagogique, Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle nous aide à penser des configurations et des enjeux qui ne se limitent pas aux seuls pays dits en transition : la violence relève de la normalité, la cohésion sociale peut faciliter les massacres, les processus de pacification passent souvent par la collusion, le « vivre ensemble » dépend d’un certain niveau d’indifférence. Constamment reformulée par ses théoriciens-praticiens, la justice transitionnelle « est un échec moral, mais elle est un succès politique » (p. 455). Faire de la politique en préconisant l’apolitisme, rendre justice sans verdict, un pari impossible en passe d’être gagné ?
par , le 11 mars
Hervé Rayner, « Vers la réconciliation », La Vie des idées , 11 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lefranc-Comment-sortir-violence
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[1] Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Puf, 2002.
[2] Elsa Rambaud, Médecins sans frontières, sociologie d’une institution critique, Dalloz, 2015.
[3] Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Seuil, 1997.
[4] Sandrine Revet, Les coulisses du monde des catastrophes « naturelles », Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.