En septembre 2022, une coalition de droite a gagné les élections suédoises avec le soutien d’un parti d’extrême droite. Comment, en dix ans à peine, la Suède accueillante envers les étrangers est-elle devenue un pays pratiquant une politique migratoire parmi les plus restrictives d’Europe ?
La Suède a longtemps été le seul pays nordique à ne pas avoir de partis d’extrême droite en position de participer au pouvoir. Une page s’est tournée lors des élections très serrées du 11 septembre 2022 qui ont vu le parti nationaliste, les Démocrates de Suède, arriver en deuxième position, ce qui lui permet d’exercer une grande influence sur le gouvernement conservateur. La transformation de la Suède a ainsi été spectaculaire : d’un pays progressiste de renommée internationale, elle est passée à un pays dont la politique est infléchie par un parti d’extrême droite. La Suède, perçue pendant une longue période comme un modèle de société moderne, est ainsi devenue malgré elle un modèle accéléré d’un phénomène européen : la montée du populisme d’extrême droite. Comment expliquer ce tournant ? Comment se passe la cohabitation de l’extrême droite avec le gouvernement ? Qu’en est-il de ses voisins nordiques ? Telles sont les questions auxquelles cet essai entend proposer une réponse.
Un aveuglement collectif
La Suède est restée pendant des décennies un pays exceptionnellement homogène sur le plan ethnique et culturel, et en même temps une société ouverte aux étrangers. Pour expliquer ce constat, il faut remonter aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, où la social-démocratie suédoise s’est fixé comme objectif de créer la société la plus égalitaire possible en encadrant de manière efficace l’économie libérale du pays. Ce qui a abouti au développement d’un bien-être général remarquable et de petites distinctions de classe, et à une attitude accueillante et bienveillante envers les migrants durant une longue période. Mais en même temps, la Suède s’est avérée incapable de prendre la mesure du changement démographique causé par une immigration massive sur son modèle égalitaire. Au cours des années 1990, c’est la guerre Iran-Irak et celle des Balkans qui ont été les sources principales de l’immigration, tandis qu’en 2015 et 2016, c’est la guerre en Syrie qui a joué un rôle important.
Quelques chiffres permettent de comprendre le bouleversement qui a eu lieu : aujourd’hui un Suédois sur cinq est né à l’étranger, c’est-à-dire deux millions de personnes sur une population d’environ dix millions. En deux décennies, la Suède s’est retrouvée au niveau de pays comme la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui ont tous les trois une longue histoire migratoire. Les conséquences de ce tournant démographique brutal sont considérables avec notamment l’explosion des inégalités sociales et une augmentation considérable du taux de violence armée, lequel est aujourd’hui le plus élevé d’Europe.
La vision progressiste des Suédois a sans doute contribué à rendre l’intégration plus difficile, à cause d’une croyance excessive en la force d’une ingénierie sociale supposée pouvoir régler tous les problèmes, plutôt qu’à des considérations idéologiques.
Un « cordon sanitaire » fragile
L’ampleur du changement démographique causé par cette forte immigration a entraîné des conséquences sociétales et politiques qui n’ont pas du tout été anticipées par les dirigeants suédois. Cette inertie est frappante quand on compare la Suède à son voisin danois. D’ailleurs, contrairement aux autres pays nordiques, la Suède n’a pas connu de partis nationalistes en position de participer à un gouvernement avant septembre 2022. Hors de la sphère politique, certaines idées et préoccupations ont cependant travaillé la société suédoise de l’intérieur, comme en témoigne le développement de groupes ethno-nationalistes, tel le Mouvement de résistance nordique, un des mouvements néonazis les plus actifs au monde fondé en Suède durant années 1990. Le pays a même été l’un des pays européens où la violence à motivation raciste par habitant a été la plus élevée d’Europe [1]. Autre signe plus visible de ce changement : à la même époque, le parti de la Nouvelle Démocratie devient le catalyseur d’un sentiment anti-immigration de plus en plus présent dans la société suédoise. Lorsque le parti a disparu quelques années seulement après son apparition, ce sentiment n’a pas été relayé politiquement. Les électeurs se sont rangés derrière la politique menée, laquelle était marquée par une réticence à comprendre les défis que pose une société multiculturelle.
Au cours des années qui ont suivi, l’équilibre entre bloc de droite et bloc de gauche est devenu fragile. Plusieurs accords entre le gouvernement et l’opposition ont été conduits pour créer un « cordon sanitaire » contre la montée rapide d’un nouveau parti nationaliste, les Démocrates de Suède, qui a fait de la question migratoire sa principale thématique de campagne. Si la question migratoire a longtemps joué un rôle dans le débat politique suédois, elle est progressivement devenue un clivage politique.
Le front commun contre le jeune parti d’extrême droite n’a pas empêché l’entrée de ce dernier au Riksdag (le Parlement suédois) en 2010 avec 5,7% des votes. Leurs voix ont d’autant plus porté que la peur d’être perçu comme raciste du simple fait d’évoquer la question migratoire était alors forte dans la société. Les Démocrates de Suède ont parfaitement su occuper cet espace délaissé par les autres groupes politiques pour imposer rapidement leurs idées, sous l’impulsion de leur leader, Jimmie Åkesson, qui a par ailleurs œuvré pour normaliser un parti associé, dès ses origines, aux néonazis. Le front politique commun contre eux s’est progressivement fissuré. Au cours des années 2015 jusqu’à aujourd’hui, la question migratoire a divisé le centre-droit et bousculé l’équilibre de tous partis.
Le tournant : les élections de 2022
Le cordon sanitaire a finalement cédé lors des élections de septembre 2022. Les Modérés (19.1%), parti de droite arrivé en troisième position juste derrière les Démocrates de Suède (20,5%), a constitué un gouvernement avec ce dernier, les Chrétiens-démocrates (5,3%) et les Libéraux (4,6%). Cette coalition l’a remporté de manière serrée devant le bloc de gauche. Sans le soutien du parti nationaliste, le bloc de droite n’aurait pas eu la majorité nécessaire au parlement. L’alliance s’est mise en place non sans difficulté puisque le parti des Libéraux avait, dès la campagne électorale, dit qu’il refuserait de participer à un gouvernement collaborant avec les Démocrates de Suède. Cette promesse n’a donc pas vraiment été tenue puisqu’un accord (Tidöavtalet/Tidö-accord) a été passé avec le parti d’extrême droite. Sans faire officiellement partie du gouvernement, l’extrême droite peut ainsi peser sur la plupart des questions politiques, à commencer sur la politique migratoire [2]. Concrètement, le gouvernement ne peut rien faire dans ce domaine sans l’accord des Démocrates Suédois. Très rapidement a été mise en place une politique migratoire stricte pour limiter drastiquement l’immigration extra-européenne.
Alors qu’entre les années 1980 et 1990, la politique aux frontières reposait sur l’idée de répondre aux vagues migratoires et d’accueillir celles et ceux qui en avaient besoin, domine désormais l’idée de limiter l’arrivée d’étrangers par tous les moyens légaux possibles. Un virage à cent quatre-vingts degrés a été opéré : durcissement des conditions d’obtention de la citoyenneté suédoise, permis de séjour temporaire systématisé et actions pour obliger les immigrés à quitter la Suède. Le gouvernement n’a pas seulement adapté sa politique migratoire aux exigences des Démocrates de Suède, il a aussi adopté ses éléments de langages. La ministre de l’Immigration, Maria Malmer Stenegard, a par exemple écrit le 8 mars 2023 dans le quotidien Svenska Dagbladet que « le nombre de demandeurs d’asile en Suède ne doit pas seulement diminuer, le nombre de personnes demandant l’asile sans bonnes chances d’obtenir une protection doit également diminuer de manière drastique ». Le Premier ministre Ulf Kristersson a pour sa part mis au centre de son discours prononcé lors de la fête nationale (6 juin 2023), la question de l’identité suédoise, une nouveauté pour le pays : « En Suède, la famille est importante, mais la famille n’est pas au-dessus des lois. Tout le monde n’a pas cette vision des choses. Mais c’est comme ça. Si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas respecter cela, alors la Suède n’est probablement pas le pays où vous devriez aller ».
À d’autres occasions, le Premier ministre a fait dans ses discours le lien entre immigration et violence des gangs, argument majeur des Démocrates Suédois lors des élections de 2022, comme on peut le voir dans cet entretien : « Les jeunes de dix ans sont attirés par les hamburgers, tandis que ceux de 15 ans tuent pour l’argent et le prestige. Aucun autre pays d’Europe n’a connu une telle augmentation de la violence que la Suède. Nous pouvons y voir les conséquences d’une immigration de masse combinée à une intégration ratée et à l’incapacité de l’État à intervenir à temps ». Par ce genre de discours, Kristersson cherche à renforcer l’adhésion des députés autour du bloc gouvernemental, mais aussi à montrer aux citoyens sa fermeté dans un champ politique où le rejet de la migration gagne du terrain jusqu’à la gauche.
Des cartes politiques rebattues
Le Parti du Centre, ainsi que le Parti Vert et le Parti de Gauche sont devenus de farouches opposants à la politique migratoire du gouvernement, ce qui n’est pas le cas des sociaux-démocrates. Avant même les élections de 2022, ils ont cherché à contrer le discours anti-migration des Démocrates de Suède en se montrant fermes sur la question migratoire, ce qui a sans doute, de manière indirecte, contribué à légitimer le parti de Jimmie Åkesson. Cette stratégie politique met le principal parti de gauche dans une situation complexe, puisqu’il doit montrer sa fermeté sur la migration et en même temps exprimer une antipathie envers l’extrême droite. L’objectif est de souder l’opposition, mobiliser ses propres militants et toucher les électeurs des grandes villes, en grande majorité opposés aux idées de cette dernière.
En quelques années, on est ainsi passé d’une situation où la peur d’aborder la question migratoire dominait, à la situation opposée où il n’y a presque aucune limite à la manière dont un parti peut s’exprimer sur l’immigration et les immigrants, ainsi qu’on peut d’ailleurs le constater dans de nombreux pays européens.
En Suède, tout est allé très vite. Les Démocrates de Suède et le parti Social-démocrate se sont construits dans un jeu de miroir qui témoigne d’une nouvelle instabilité politique dont les résultats à courts et à moyens terme sont incertains. L’extrême droite suédoise s’est largement inspirée du discours des socialistes pour construire son programme social et égalitaire, n’hésitant pas à jouer la carte de la nostalgie d’un âge d’or de la Suède façonné par la social-démocratie, dont les dirigeants nationalistes ne cessent toutefois de critiquer la naïveté. Pour leur part, les sociaux-démocrates calquent depuis des années leur discours anti-migration sur celui de leurs ennemis jurés, mais sous un verni plus démocratique et moins virulent.
Le parti des Modérés s’est ainsi retrouvé coincé entre les Démocrates de Suède, toujours prêts à aller plus loin en termes de politique migratoire, et les sociaux-démocrates qui se sont alignés sur la politique migratoire de ces derniers.
Après deux années de collaboration avec le parti nationaliste, le Premier ministre Kristersson est sous pression de son allié d’extrême droite. Si dans les sondages d’opinion du mois d’avril, les Modérés et les Démocrates de Suède sont au coude à douce (à peu près 20,5% des intentions de vote), c’est la chute brutale des deux autres partis du gouvernement, les Chrétiens-démocrates et les Libéraux, qui met le parti nationaliste en position de force.
Dans ce dernier sondage, ni les Chrétiens-démocrates ni les Libéraux n’ont les voix suffisantes pour atteindre le Riksdag (Parlement suédois) [3]. Pour les Libéraux, qui paraissent payer leur « trahison », ou ce que leurs électeurs traditionnels semblent avoir pris comme tel, la situation est particulièrement grave : ils n’ont plus que 2,7% des intentions de votes. À gauche, les petits partis ne sont pas mieux lotis, puisque le Parti Vert et celui du Centre se situent juste au-dessus du seuil nécessaire pour entrer au Riksdag, avec un peu plus de 4% des intentions de vote, très loin derrière les 35 % des sociaux-démocrates qui restent stables depuis les élections de 2022. La coopération des Démocrates de Suède avec le gouvernement semble ainsi profiter à ces derniers au détriment des Modérés, mais surtout des Libéraux. Si cette tendance se poursuit, il est difficile d’imaginer comment Kristersson parviendra à maintenir l’extrême droite à l’écart d’un gouvernement en cas de victoire électorale de la droite en 2026.
De nouvelles lignes de fracture
Pris entre les Démocrates de Suède et les sociaux-démocrates sur la question migratoire, il est devenu compliqué pour les Modérés de faire entendre une voix audible. L’occasion s’est toutefois présentée en avril dernier, quand Kristersson s’est opposé à sa majorité pour faire voter une nouvelle loi sur les personnes LGBTQ avec l’aide des partis de gauche. La volonté du Premier ministre de faire passer cette loi témoigne très certainement d’une conviction personnelle profonde, puisqu’en 1994 Kristersson, alors jeune député, et Fredrik Reinfeldt, devenu par la suite Premier ministre (2006-2014), sont allés à l’encontre de la ligne du parti des Modérés en votant en faveur du mariage homosexuel. Mais on peut également y voir un calcul politique pour les Modérés qui peuvent ainsi se distinguer de leur encombrant soutien d’extrême droite.
En soutenant cette loi, ils peuvent tenter de regagner les faveurs des électeurs des grandes villes, notamment des électrices de Stockholm qui se sont massivement détournées des Modérés du fait de leur coopération avec le parti nationaliste. Cette reconquête s’annonce toutefois compliquée et incertaine. Selon une étude, plus de 70 % des électeurs de Stockholm n’aiment pas les Démocrates de Suède. Pour réussir à regagner le vote des électeurs perdus, les Modérés doivent trouver les moyens de prendre leurs distances avec ces derniers ; ce qui a tout du casse-tête dans la mesure où le gouvernement ne peut pas se maintenir sans leur soutien.
La majorité des députés du parti de droite, Tidöväljare, est en outre opposée à la loi. Du reste, il existe un risque pour Kristersson d’être perçu comme insistant sur ces questions de société.
Pour le parti Social-démocrate, la situation n’est pas plus simple. Il a approuvé en grande majorité la quinzaine de projets de loi sur la migration discutés depuis les élections de 2022 au Parlement. Dans un entretien, Magdalena Andersson, ancienne Première ministre (2022) et cheffe du parti (2021-), a d’ailleurs affirmé que l’application d’une politique migratoire stricte sera poursuivie en cas de victoire de son parti aux prochaines élections : « Nous, sociaux-démocrates, défendrons une politique migratoire stricte, dans laquelle les Suédois peuvent se sentir en sécurité. […] il est évident que nous devons veiller à ce que les personnes qui sont en Suède et qui ont le droit d’y être aient une réelle opportunité de faire partie de notre société ».
Elle continue en disant que la Suède mène depuis 30 ans une politique d’immigration trop généreuse et reconnaît que les socio-démocrates y ont leur part de responsabilité. Mais selon elle, la plus grosse responsabilité incombe aux Modérés : « Les années où il y en a eu beaucoup [d’immigration], c’est après la restructuration de la politique migratoire d’Ulf Kristersson et Fredrik Reinfeldt pendant leurs années au gouvernement. Ils ont fait adopter l’une des lois sur l’immigration les plus libérales d’Europe, dont nous nous sommes éloignés ». Et d’ajouter que le « changement de paradigme que les Démocrates de Suède et le gouvernement prétendent désormais mettre en œuvre est en fait celui que les sociaux-démocrates avaient initié dès 2015 ». Cette relecture de l’histoire vise avant tout à contrer le discours de l’extrême droite qui cherche à faire des sociaux-démocrates un parti laxiste, seul responsable de la crise migratoire.
Dans ce même entretien, Andersson entend également mettre la pression sur les autres partis de gauche, à savoir le parti du Centre et celui de Gauche, qui ne partagent pas l’ambition de mener une politique stricte en matière de migration. Elle signale qu’il s’agit là, désormais, d’une ligne rouge pour toute coalition future avec son parti : « Je n’ai pas l’intention de m’asseoir et de négocier avec le gouvernement dans les médias trois ans avant les élections. Mais je doute que la politique des blocs soit le seul moyen de former des gouvernements ». Elle poursuit son raisonnement en faisant référence au gouvernement danois dirigé par des sociaux-démocrates qui coopèrent avec des partis de centre-droit. Elle laisse ainsi entendre qu’elle pourrait chercher des appuis ailleurs si les autres partis de gauche n’étaient pas prêts à appliquer une politique migratoire stricte.Dans un tel climat, les sujets politiques qui distinguent encore la gauche et la droite se font plus rares, mais n’en restent pas moins clivants.
L’Islam, cheval de bataille du populisme nordique d’extrême droite
Si les sociaux-démocrates soutiennent une politique migratoire plus stricte, les Démocrates de Suède sont toujours prêts à aller plus loin. À mesure qu’ils ont vu le gouvernement appliquer la politique migratoire qu’ils souhaitaient, le parti, dominé par une idéologie ethno-nationaliste, insiste de plus en plus sur la question du rapatriement des migrants réfugiés en Suède. Ce qu’on a vu également en Grande-Bretagne avec un projet de loi visant à expulser les réfugiés du Rwanda. Cette proposition de loi a été critiquée par les partis de gauche et les sociaux-démocrates, et le gouvernement de droite ne semble, quant à lui, pas encore décidé à le mettre dans son agenda politique pour ménager son électorat de centre. C’est également le cas d’une autre proposition sur les dénonciations défendue par l’extrême droite et critiquée par tous les partis de gauche.
En plus de ces points de désaccord, il existe des lignes de fracture plus idéologiques entre le parti Social-démocrate et les Démocrates de Suède à propos de la politique d’intégration et plus spécifiquement des musulmans. Les sociaux-démocrates se sont ainsi clairement opposés à une proposition de Jimmie Åkesson de démolir les mosquées qui ont tenu des discours antidémocratiques, proposition également rejetée par les partis du gouvernement par peur des effets qu’aurait une telle loi sur l’image de la Suède à l’internationale. Åkesson a également attaqué les sociaux-démocrates pour leur prétendue collusion avec les islamistes après qu’un de leur membre, Jamal El-Haj, a participé à une conférence soupçonnée d’avoir des liens avec le Hamas.
Si on retrouve ce genre de discours stigmatisant, voire clairement islamophobe, dans d’autres pays européens, il s’agit là d’un point de convergence fort entre les partis nordiques d’extrême droite, à savoir le Parti populaire danois, le Parti des Vrais Finlandais, le Parti du Progrès norvégien et les Démocrates de Suède. Au fil du temps, les programmes de ces partis ont convergé de manière importante : ils combinent désormais un nationalisme ethnique couplé à une critique populiste de l’élite, et s’inscrivent parfaitement dans la définition standard des partis populistes d’extrême droite [4]. Signe de ce tournant, la théorie du « grand remplacement » que Anders Breivik a utilisée dans son manifeste pour justifier ses attentats [5], est devenue un argument repris dans les pays nordiques sur les réseaux sociaux d’extrême droite, voire dans la bouche d’hommes politiques. Ces partis font aujourd’hui de la lutte contre l’immigration, associée à un discours antimusulman, leur cheval de bataille. Ils sont les acteurs clés d’un récit nationaliste devenu de plus en plus audible depuis 2015 dans le monde occidental : celui d’un « choc de civilisations », récit qui a trouvé un nouvel essor après les attaques sanglantes du Hamas survenues le 7 octobre 2023.
Le rejet de l’Europe n’est plus autant mis en avant dans la rhétorique des partis populistes nordiques d’extrême droite pour des raisons contextuelles plutôt qu’idéologiques. D’une part, la dégradation économique de la Grande-Bretagne après le Brexit agit comme un épouvantail ; d’autre part et surtout, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et l’avenir incertain de l’OTAN en cas de réélection de Donald Trump, rendent les pays nordiques plus que jamais dépendants d’une politique sécuritaire européenne. Comme la position des Démocrates de Suède vis-à-vis de l’UE reste globalement critique, et que le « vote sanction » n’existe pas de la même manière dans les démocraties représentatives qu’en France, ce dernier devrait, selon les sondages, obtenir un score en dessous du soutien dont le parti bénéficie dans l’opinion publique suédoise (plus de 20%).
Ajoutons à cela les effets potentiellement négatifs d’un scandale politico-médiatique qui vient de toucher les Démocrates de Suède et le gouvernement de droite juste avant les élections européennes, à savoir la découverte que le parti d’extrême droite avait mis en place une « ferme à trolls » pour salir l’image de ses alliés au gouvernement, et plus spécifiquement celle des Libéraux et des Chrétiens-démocrates, sans doute dans le but de renforcer sa place de premier parti de droite. S’il est encore difficile d’évaluer les effets d’un tel scandale, on peut imaginer que celui-ci pourrait peser dans les futures coalitions en vue des élections de 2026.
Conclusion
Bien que les partis populistes nordiques d’extrême droite semblent avoir trouvé une formule gagnante, portés notamment par un mode de scrutin proportionnel, des signes d’instabilité apparaissent dans les cas danois et finlandais. En sera-t-il de même pour la Suède ? Il est trop tôt pour l’affirmer et cela ne devrait pas être le cas lors des élections européennes de 2024. Il faut cependant s’attendre à ce que ces partis et leurs idées s’ancrent durablement dans le paysage politique des démocraties nordiques et européennes, et redessinent les équilibres politiques. En Suède, on l’a vu, les Sociaux-démocrates ont désigné les Démocrates de Suède comme leurs principaux opposants et cela pourrait s’avérer être un pari risqué comme le montre l’évolution de l’opinion publique de plus en plus favorable à l’extrême droite, avec pour conséquences directes que le parti peut aller de plus en plus loin dans ses propositions de loi.
Il existe un risque pour que se normalisent des idées et des discours dont il sera bien difficile de sortir et qui peuvent laisser des traces profondes : rejet de l’autre, stigmatisation, recherche de bouc émissaire, des violences verbales, mais aussi institutionnelles qui font le lit d’un communautarisme contre lequel ces mêmes partis entendent lutter. Ce cercle vicieux a des conséquences incertaines. Le changement rapide qu’a connu la Suède a été spectaculaire et cela en fait une sorte de modèle d’un phénomène européen. Ce tournant est d’autant plus marquant qu’il tranche avec l’image même de la Suède qui, peut-être plus qu’un autre pays dans le monde, a incarné un idéal démocratique dont les idéaux sont aujourd’hui mis à mal. Fort heureusement, l’égalité, la tolérance et l’inclusion demeurent des valeurs chères à une grande partie de la population suédoise.
Ugo Ruiz, « Le virage nationaliste en Suède »,
La Vie des idées
, 28 mai 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-virage-nationaliste-en-Suede
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[1] Jens Rydgren et Ryan Switzer « La montée des populistes de droite radicale dans les pays nordiques », U. Ruiz, O. Vigsö (dir.), Les Pays nordiques si proches si lointains, dans Revue Hermès, no 93, 2024.
[2] Le parti n’a aucun ministre dans le gouvernement.