Prendre le jeu au sérieux, telle fut l’ambition de François Zourabichvili dans sa philosophie de l’art. L’esthétique, à ses yeux, était en effet l’objet principal de la philosophie contemporaine.
À propos de : François Zourabichvili, L’art comme jeu, Presses de Nanterre.
Prendre le jeu au sérieux, telle fut l’ambition de François Zourabichvili dans sa philosophie de l’art. L’esthétique, à ses yeux, était en effet l’objet principal de la philosophie contemporaine.
Premier ouvrage de la série « Archive » de la collection « Collège international de philosophie » publiée aux Presses universitaires de Paris Nanterre, L’art comme jeu de François Zourabichvili (1965-2006) rassemble les notes de l’auteur conjointement à celles de plusieurs de ses étudiants à l’Université Paul-Valéry de Montpellier autour d’un séminaire d’esthétique délivré en Licence de philosophie, « L’art comme jeu », séminaire scrupuleusement restitué ici par le remarquable travail d’édition accompli par Joana Desplat-Roger.
Dispensé en 2005-2006, ce cours est aussi une leçon au sens le plus politique comme le plus pédagogique du terme, leçon que son interruption prématurée par le mouvement étudiant contre le CPE contribue à révéler plus encore, l’image de la dernière séance du séminaire tenue à l’extérieur des murs d’une Université alors bloquée par ses étudiants imposant l’idée qu’il ne s’agissait pas de jouer abstraitement (avec les concepts, avec la philosophie, avec l’enseignement), mais bien de prendre le jeu au sérieux, de l’aborder rigoureusement pour se porter à la hauteur d’un (en)jeu vital comme l’indique Joana Desplat-Roger dans son introduction, à l’exemple même de l’événement alors en cours, cette grève, cette occupation tentées pour ne pas risquer de déjouer sa vie. Ici liée à une pensée singulière en acte, la rigueur philosophique n’est ainsi exempte ni de pensée sensible ni même de désir, dimensions de réactivité évoquées par Jean-Luc Nancy dans sa préface à travers le portrait dressé d’un François Zourabichvili se laissant volontiers emporter « plus loin que ce dont il pouvait garder le contrôle » (p. 12). Importait alors, avec et pour les étudiants, de se mesurer implacablement en effet au risque d’une déroute de la pensée philosophique confrontée en l’espèce aux œuvres d’art, importait autrement dit de tenter de faire effectivement de l’esthétique, c’est-à-dire de s’interroger, au travers de l’art, sur les conditions de possibilité de la philosophie elle-même, sur ce que l’auteur de cette leçon vitale nommait précisément le « devenir esthétique » de la philosophie, ce moment où la philosophie découvre que son rapport à l’art est devenu nécessaire pour s’orienter elle-même.
Comme l’indique brièvement la présentation écrite du cours dont l’oralité sera ensuite restituée par le croisement d’archives tissées de plusieurs sources, il s’agissait bien, pour François Zourabichvili, d’« éprouver les chances, en esthétique, d’un paradigme bien compris du jeu : dans quelle mesure et jusqu’à quel point doit-on penser l’œuvre d’art comme jeu, ainsi que l’expérience, créatrice ou réceptrice, qui lui est attachée ? Dans quelle mesure et jusqu’à quel point, réciproquement, le concept de jeu s’accomplit-il dans la pensée de l’art ? » (p. 19), socle d’interrogations que le jeune enseignant hausse immédiatement à la hauteur d’un rapport sensible au monde : « Comment nous reconnaissons-nous dans l’art : sur le mode mimétique ou sur le mode ludique ? » (Ibid.) Il n’est pas indifférent à cet égard que la bibliographie fondamentale retranscrite dans cette édition mêle aux œuvres classiques de la philosophie ou de l’esthétique (Kant, Schiller ou encore Adorno, Derrida) des pièces musicales modernes ou contemporaines (de Debussy à Berio en passant par Xenakis), des films comme La Règle du jeu de Renoir ou Pickpocket de Bresson, des textes littéraires jusqu’à La Vie mode d’emploi de Georges Pérec ou des réflexions esthétiques et politiques sur le théâtre (Meyerhold, Brecht). Et l’invitation impérieusement adressée à l’étudiant novice n’apparaît dès lors pas sans exigences dûment considérées, celles de « réfléchir sur la base conjointe de ses lectures philosophiques et de sa fréquentation d’œuvres d’art » (p. 21), soit l’exigence plus fondamentale de mettre au service de sa pensée de l’art comme jeu des références effectivement traversées, ressenties.
Cette nécessité de penser l’art, de s’adresser à lui pour continuer de philosopher — « faire de l’esthétique, c’est faire de la philosophie tout court » écrit François Zourabichvili (p. 29) — s’inscrit plus précisément, avec cette thématique et comme le relève Joana Desplat-Roger, sur fond d’une remise en cause, aux inspirations deleuziennes, de la lecture métaphorique d’un rapport entre art et jeu pour lui opposer une compréhension littérale de ce rapport : « l’art prend son sens dans sa relation au jeu, et il en va de même pour le jeu, qui se constitue comme jeu dans sa relation à l’art » (p. 16), soit l’expérience et le déploiement d’une littéralité même de ce rapport telle qu’elle apparaît notamment définie dans un autre ouvrage posthume de l’auteur fréquemment mentionné en notes, La Littéralité et autres essais sur l’art (Puf, 2011).
Prendre le jeu et son rapport à l’art au pied de la lettre c’est encore, comme l’indique François Zourabichvili au sujet du concept schillérien de jeu qu’il présente alors (la possibilité d’instaurer un rapport ludique et apaisé entre sensibilité et raison, lorsque l’intelligence travaille au service de la sensibilité et la sensibilité à celui de la raison), parvenir à le sentir palpiter en soi, en recevoir les effets présents, ceux d’une « vitalité intacte qui agit maintenant, dans le monde d’aujourd’hui » (p. 30). À cet effet, il faut aux étudiants s’armer : non pas persister à faire de la philosophie « un musée plein de choses éteintes » (p. 34) ou se cantonner à la seule histoire des idées classiquement enseignée, mais les penser — ces idées, ces concepts, ces œuvres — dans leur rapport effectif à la vie quitte, bien évidemment, « à marquer la différence entre la vie et l’art » (p. 35), à rendre ce faisant l’art intéressant par rapport à la vie « justement parce qu’il lui est distant » (p. 36) et l’on songe inévitablement à l’aphorisme de Robert Filliou, ce grand artiste absent de l’ouvrage mais si important pour penser le rapport des œuvres contemporaines au jeu : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Dans cette lutte sensible où se logent l’intime comme le subjectif, les positions ne restent dès lors jamais inchangées ni les règles figées comme dans les jeux de société si prodigues pour leur part en cases et autres assignations fixes supposément ludiques. Il faut au contraire savoir « se laisser changer par ce que nous offre l’art » (p. 41), lequel n’est vrai qu’à « interrompre la vie quotidienne » (p. 42) : « pour que le jeu ait un sens en esthétique, il faut le considérer non pas comme quelque chose qui nous détache de la vie, mais comme un jeu avec la vie » (p. 49), esquisse d’une relation où l’œuvre d’art a un rapport actif à la vie, où son jeu sur la vie, sur notre vie, n’est plus, comme jadis, tenu à distance par telle forme de maîtrise ou telle volonté de puissance le plus souvent désincarnée, mais bien au contraire pris une fois encore au sérieux, ressenti au plus profond de soi.
Venu en quelque sorte défier la rigidité des règles, les subvertir, cet espace de jeu ouvert par l’art à une époque donnée est le fruit d’une évolution radicale dont François Zourabichvili explore, en toute conséquence, les implications dans le domaine de la philosophie dès lors qu’à partir du XVIIIe siècle, cette dernière découvre que, pour se comprendre elle-même, « elle a besoin de réfléchir sur l’art » (p. 74). Donnant notamment en exemple les figures marquantes de philosophes-artistes qui opèrent et scandent ce tournant esthétique de la philosophie (Schiller, Kierkegaard, Nietzsche, Sartre), il montre comment l’invocation première par Baumgarten « d’une autre connaissance », comment l’invocation de la connaissance sensible donc a radicalement bouleversé la pratique même de la philosophie : comment il s’agit désormais de « nouer un rapport entre le concept et le sensible, de penser la résistance du sensible à l’intellectuel. D’où le nom d’esthétique, et l’appellation “tournant esthétique” par laquelle je désigne ce moment singulier de l’histoire de la philosophie qui n’est pas du tout l’apparition d’un nouveau pôle d’intérêt, d’un nouveau thème, qui appellerait des spécialistes : c’est toute la philosophie, dans son rapport à elle-même, qui est concernée dans cette affaire. » (p. 79) Seraient à restituer à cet égard les développements subtils sur Kant et ce qui le distingue de Baumgarten, les analyses détaillées sur l’esthétique de Hegel ou les interprétations personnelles d’œuvres contemporaines, mais toujours en gardant à l’esprit une exigence qui, pour être ici posée avec Schiller, se retrouve pour le coup rejoué au fil de ce riche et si stimulant ouvrage, l’exigence assurément vitale de reconnaître que « certes, le jeu est gratuit (contrairement aux besoins vitaux), et ainsi vous pouvez ne pas jouer. Mais l’homme n’accomplit sa destination d’homme qu’en jouant, mais pas à n’importe quel jeu : en jouant à ce jeu supérieur et nécessaire qu’est l’art » (p. 104).
Tout bouge alors, pourrait-on dire, et ce qui était pensée en acte devient aussi un modèle de pensée en mouvement. Les pages que consacre François Zourabichvili aux règles de jeu (celles, passionnantes, sur Winnicott, sa distinction entre play et game : entre un jeu sans règles et un jeu avec des règles prescriptives, distinction transformée par l’auteur pour qui tout jeu procède cependant d’une règle, celles du game étant imposées de l’extérieur quand celles du play sont, elles, mouvantes, propres au jeu de l’enfant comme à celui de l’artiste) et qui ouvrent à la question de la liberté montrent cette plasticité notamment née de l’énergie qui vient au jour dans la rencontre sensible avec les œuvres. Contrairement au conservatisme du joueur qui, immuablement, « va de partie en partie sans faire bouger les règles du jeu » (p. 52), la figure de l’artiste esquissée dans ces pages est ainsi celle d’une figure changeante, une figure protéiforme même, mais qui ne serait pas le jouet d’un quelconque destin, fétu de paille emporté au gré des vents mauvais, plutôt une figure littérale de la plasticité, voleur de feu : « L’artiste joue à un jeu qu’il va modeler lui-même, jusqu’à ce que cela ne lui convienne plus. Et là, il peut changer les règles du jeu ! Alors que le joueur, lui, ne sort pas des règles de son jeu. » (p. 53) Autrement dit, l’art n’est ni le produit d’un pur hasard ni « un pur formalisme », il est moins encore limité à la seule virtuosité de l’instrumentiste ou du compositeur car « il doit, comme le jeu, rester gratuit, tout en étant nécessaire. » (p. 54) Cette nécessité est littéralement une liberté. Mettre en balance la question du jeu pour interroger les œuvres d’art et notre relation à elles, c’est envisager en effet ce paradoxe d’« une activité libre pourvu qu’elle se plie à une règle. Et cette règle, à laquelle se plie l’activité de jeu, n’annule pas la liberté du jeu. La règle est [par exemple] le poème lui-même : celle-ci est spécifique car elle nous permet de penser à la fois la liberté et la nécessité. Un texte est poétique lorsqu’il ouvre un espace de jeu, sinon c’est un discours ! » (p. 60)
Le regard porté sur les œuvres ou la création même de ces œuvres supposent donc un certain nombre de règles, mais importe surtout ici l’espace de liberté ouvert par-devers elles et pour lequel ces règles agissent comme autant de révélateurs ou de contrepoints discrets, nullement comme des freins. Ainsi, la règle de jeu obéit à une double spécificité : « elle ne s’oppose pas à la liberté de mouvement, contrairement aux lois de la nature, et elle définit un espace géographique et sémantique (un espace de sens) dans lequel la liberté de mouvement va pouvoir s’épanouir. » (p. 63) Cette étrangeté dont François Zourabichvili ne cesse de suivre les différentes configurations par l’analyse de plusieurs œuvres comme, évoqué plus haut, le poème d’Arthur Rimbaud L’Éternité, concentre à ses yeux le sel de notre relation active à l’art, lorsque l’art en vient précisément à renverser « l’ordre du jeu et du travail tel que la vie sociale nous l’impose (c’est là son côté subversif). Dans la vie de tous les jours, le jeu apparaît comme une récréation, un intervalle dans le travail. Or dans l’art, cette hiérarchie est inversée : on travaille au contraire pour se donner à jouer, on travaille à créer des jeux, on travaille pour jouer » (p. 65). Et l’art ne cesse dès lors de jouer activement sur nous comme de nous rejouer dans ses méandres toujours changeants ; il ne se restreint plus à ce que le terme d’expression peut banalement recouvrir, il s’épuise moins encore dans un quelconque message communicationnel, il est cette vivante énigme qui se joue de nous en ne cessant de nous désirer — dérobade, il est l’insistance même de cette dérobade qui nous perd de plaisir et nous abandonne libres aux jouissances déréglées, passions.
par , le 10 juillet 2019
Florent Perrier, « Le tournant esthétique de la philosophie », La Vie des idées , 10 juillet 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-tournant-esthetique-de-la-philosophie
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