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Recension Histoire

Le théâtre est mort, vive le théâtre !

À propos de : Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires, France XVIIIe-XXIe siècles, CNRS éditions


par Fanny Arama , le 17 juin 2021


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À partir du XVIIIe siècle, les discours conservateurs cherchent à purger un secteur qui serait malade de ses excès : le théâtre. Ce qui inquiète, c’est sa modernité : un lieu où les discours et les gestes sont subversifs.

Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires, France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, CNRS éditions, 2020.

En s’appuyant sur un examen critique des fonds publics relatifs au théâtre et à la vie théâtrale en France du XVIIIe siècle à nos jours, Pascale Goestchel dresse le bilan des représentations médiatiques d’un des lieux culturels le plus touché par le discours de crise : l’art dramatique. Le discours médiatique sur le théâtre suscite une réflexion sur la réinvention de ses pratiques et une interrogation renouvelée sur sa place dans l’espace politique de la nation.

La « crise » perpétuelle du théâtre

L’art dramatique et ses pratiques constituent un véritable « abcès de fixation » en France, à tel point que le sujet a donné lieu à un espace littéraire consacré. Depuis le XVIIIe siècle, le théâtre « apparaît comme le conservatoire, voire le laboratoire de la langue française » (p. 9), d’où l’inquiétude ancestrale attachée à toute révolution théâtrale. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la multiplication des pratiques théâtrales entraîne leur incontrôlabilité : elle est une préoccupation constante du discours médiatique et social. N’importe quelle innovation est perçue comme une potentielle dégradation d’un art pendant longtemps destiné à un public restreint et cultivé.

Citons Rousseau, jugeant le théâtre corrupteur de mœurs. Contre lui, d’autres, comme Restif de la Bretonne, sont convaincus de la facette cathartique et progressiste du théâtre, et appellent à l’avènement de citoyens acteurs. La Révolution française amplifie le phénomène de dénonciation de la décadence du théâtre. Les pièces et les auteurs se multiplient et entraînent une pluie de discours vengeurs qui déplorent la disparition des grands classiques au détriment de pièces futiles, laïcisées et « sentimentalisées », rendues immorales par la grande liberté dont jouissent les auteurs.

La France connaît à ce moment une « obsession de l’anarchie théâtrale » (p. 34) et les discours conservateurs cherchent à purger une industrie qui serait « malade de ses excès », entraînant dans sa chute tout un peuple, victime d’une passion excessive. On voit alors se multiplier les réclamations envers le pouvoir afin de censurer ou de diminuer la parole démocratique qui s’exprime dans les nombreux établissements de l’art théâtral. Loin de se cantonner aux débats esthétiques, la crise du théâtre devient économique, sociale, morale et culturelle : « En ce sens, le théâtre constitue une bonne illustration de la crainte, réactionnaire ou révolutionnaire, exprimée face au déclin de la civilisation occidentale » (p. 147).

La haine du théâtre s’exprime de manière décuplée au XIXe siècle, bien que l’idée de « crise du théâtre » trouve sa genèse dans l’opposition entre, d’un côté, les détracteurs de la mimesis – du Platon de la République à Bossuet en passant par les Pères de l’Église – et, de l’autre, les défenseurs de l’art dramatique depuis Aristote jusqu’à Diderot autour des vertus de la catharsis : « La discussion sur les bénéfices et les méfaits du théâtre est ainsi sans cesse réactivée, mettant en scène la querelle entre les Anciens et les Modernes » (p. 27).

Mais c’est surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle que le Français devient un « bipède dramatique » (Paul Perret, cité p. 126). La multiplication des genres secondaires joués un peu partout et la vogue du romantisme préoccupent les tenants d’un art dramatique classique. Parmi les contempteurs les plus vigoureux d’un « théâtre du peuple », citons Barbey d’Aurevilly, se demandant s’il y a un Dieu pour les théâtres : « Ce que je ne crois point ! car, s’il y en avait un, il les ferait fermer » !

Le théâtre, un art politique

Tout au long de sa démonstration, Pascale Goestchel détaille la manière dont la scène française cristallise les débats politiques sur la société et son évolution. L’histoire du théâtre est celle d’un discours de crise interrogeant sa place et celle de ses acteurs (auteurs, comédiens, directeurs, pouvoirs publics) dans la société, le rôle de l’État à son égard, mais aussi, voire surtout, la place que cet art détient dans l’imaginaire des Français et leurs relais médiatiques. Comment évoluent les discours sur la crise du théâtre au fil des régimes politiques et des décennies en France ?

Les auteurs et les acteurs tentent régulièrement de régénérer le débat sur la « crise du théâtre » à l’aide de théories esthétiques (partagées entre classiques et romantiques) censées revitaliser le théâtre et son avenir. Mais rien n’y fait. Ce qui inquiète, c’est la modernité du théâtre ; celle d’un lieu où les discours et les gestes sont d’un soir à l’autre potentiellement subversifs et nouveaux, et où la parole officielle, celle du pouvoir et du « bon goût national », est dédramatisée. Accusé de flatter les bas instincts d’un public à la recherche de divertissement spectaculaire et de sensationnel, le théâtre serait devenu « le plus bas de tous les genres littéraires » (p. 132). Les mauvais spectacles entraîneraient l’ensemble du secteur qui s’éloignerait du théâtre comme art.

L’inflation des pièces, jugées médiocres, l’intérêt qu’y trouvent des directeurs de théâtre devenus de simples «  producers » à l’américaine, sans préoccupation artistique, et la multiplication abusive du nombre de salles identifient le monde du théâtre comme secteur économique prospère, tandis que « l’art dramatique, comme genre littéraire, agonise, et la responsabilité en incombe à la foule ». La dénonciation d’une certaine dégénérescence de l’art dramatique s’articule à l’obsession d’une foule inculte et sans goût : « C’est un très beau public. […] Il ne lui manque que du goût et de la culture » (Maurice Colrat, cité p. 272).

Le théâtre comme baromètre culturel de la France

Le théâtre a toujours été appréhendé comme le baromètre culturel de la France : s’il se porte bien, le pays peut se prévaloir de ce prestige à l’étranger, prétendre concurrencer ses voisins anglais et allemands sur le plan de la vie culturelle, se réjouir de bien se tenir dans les rangs des puissances culturelles internationales. Dans les années 1920, des ouvrages comme Le Déclin de l’Europe (du géographe Albert Demangeon, 1920) ou Le Déclin de l’Occident (d’Oswald Spengler, 1922) considèrent que le théâtre contribue à la perte de « foi collective » ou de spiritualité consécutive à l’individualisme bourgeois qui prévaut au théâtre, aux valeurs prétendument féminisées : « Un théâtre pour la jeunesse, un théâtre pour l’action, un théâtre revirilisé : voilà ce qu’il convient de mettre en place » (p. 183).

Des appels au renouveau apparaissent, qui cherchent à édifier un théâtre populaire devant redynamiser la scène française. Enfin, on donne la parole au public dans des enquêtes visant à comprendre comment se perpétue et se transforme le discours de crise. Les spectateurs, matériellement maltraités – files interminables, inconfort des salles, artifice du tomber du rideau pour la claque, prix des places –, deviennent à leurs dépens la source d’un nouveau motif littéraire qui les érige en martyrs d’un système de torture, venant ainsi ajouter une nouvelle cause de crise.

Souvent, les propositions de renouvellement arrivent de l’étranger – on joue Ibsen à Mogador, Pirandello à l’Atelier – et suscitent une « xénophobie intellectuelle » qui lance le débat sur la circulation artistique en temps de replis nationalistes. Les pourvoyeurs du discours de crise restent dans leur majorité des hommes et l’appel au renouveau adopte des tonalités martiales. Les thèses décadentistes entrent en écho avec le nationalisme intégral de Maurras ou les diatribes de l’Action française.

Le cinéma et le théâtre populaire

Pascale Goestchel esquisse les différentes formes prises par la compétition médiatique. Les hommes ayant forgé toute leur carrière artistique et littéraire autour de l’art dramatique trouvent dans le cinéma « un bouc émissaire, un pelé, un galeux d’où venait tout le mal » (Camille de Morlhon, 1913) : ils en font un concurrent et un sous-produit incapable de restituer la vie comme on peut l’admirer au théâtre.

Le cinéma, surtout quand il devient parlant, est comparé à un « art total ». Il affole par sa capacité à hypnotiser les foules. Il change les attentes visuelles du spectateur et exige du théâtre un renouvellement dans ses formes. Pour se distinguer du cinéma, on met en avant le primat du texte au théâtre. Peu à peu s’installe en France une hiérarchie des genres dans le monde artistique.

En 1936, la volonté du Front Populaire de placer la culture et le travail intellectuel au centre de sa politique éducative et sociale permet de célébrer le théâtre comme un des acteurs essentiels de l’univers culturel. Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, commande de nombreux rapports : la « centralisation » et la « production » y sont majoritairement critiquées. Les projets proposés dessinent les prémices de ce que seront à la Libération les Centres dramatiques nationaux institués entre 1946 et 1952. Ils participent à une nouvelle conception de la culture dans l’idée nationale et visent à irriguer le territoire avec des œuvres de qualité, à privilégier une esthétique du dépouillement et à contribuer à l’éducation populaire des citoyens pour diffuser la culture dans toute la France.

Pascale Goestchel parle d’une « repolitisation du théâtre » (p. 350) pendant les événements de Mai 68 devant permettre l’émancipation politique :

Entre luttes sociales concrètes, messages politiques sur scène, poursuite de l’idéal d’éducation populaire ou nouveaux modes de production, entre extrême gauche radicale et recherches artistiques multiples, le moment est surtout à l’expérimentation. (p. 352)

Dans les années 1960-1980, les dramaturges tiennent à créer dans des espaces qui n’ont pas été pensés pour la scène. Les créations collectives se multiplient et ont lieu dans les champs, sous des chapiteaux, dans des usines ou des prisons. Plusieurs initiatives illustrent une volonté de rompre avec les codes dramatiques traditionnels. Ainsi le Théâtre du Soleil d’Ariane Mouchkine, créé en 1964, ou le théâtre de la Tempête de Jean-Marie Serreau, créé en 1971.

D’une fin de siècle l’autre

À l’aube du XXIe siècle, la notion de « crise » envahit une partie de la réflexion sur le monde contemporain. On l’emploie pour décrire les évolutions de l’autorité, de l’école, des finances, ou des normes amoureuses. Dans le domaine du théâtre, un autre phénomène a remplacé la crise du secteur théâtral : celle des intermittents. Ce qui reste énigmatique, c’est que le discours de « crise du théâtre » atteint son paroxysme à des moments où le théâtre se porte bien : le procès qu’on lui fait semble se transformer en mystification, « tant, parfois, l’établissement de prétendues preuves des attentats commis envers le théâtre résiste mal à l’épreuve des faits » (p. 365).

Finalement, entretenir la polémique autour du théâtre ne signifierait-il pas, pour l’ensemble des auteurs de ces discours, « tenir une position sociale » et, par conséquent, perpétuer le monde du théâtre en espace autonome moins enclin à la disparition ? Les pensées déclinistes entretiennent paradoxalement les mondes qu’ils assurent en voie d’extinction.

L’ouvrage de Pascale Goestchel se structure en trois parties : « Genèses. La lente construction d’une obsession » ; « Intrigues. La mise en système du discours de crise » et « Clefs de lecture. Sens et contresens » qui devraient permettre d’éviter de répéter les mêmes constats, puisqu’au fil des décennies, du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, le discours accusant la « crise » d’un milieu entraînant avec lui toute la culture nationale ne faiblit pas. Hélas, des répétitions alourdissent parfois la lecture, comme dans des chapitres tels que « Un fil continu de récriminations », « Le débat continue » ou « La persistance des discours de déploration ».

En revanche, l’ouvrage demeure irremplaçable dans l’examen des éléments façonnant l’histoire du théâtre en France (contenu des répertoires, répartition spatiale des établissements et réformes publiques visant à l’optimiser, fréquentation des publics et leur fluctuation ; pratiques médiatiques visant à promouvoir un art dramatique de plus de plus « spectacularisé », etc.). Pascale Goestchel s’intéresse également en détail aux profils des auteurs du discours de crise, qu’elle situe dans leur rapport avec les gouvernements qui se succèdent pour venir à bout de ce cri d’alarme permanent. Elle restitue également les comportements relatifs à la « sortie au théâtre » de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, continuant à cet égard le fil des analyses de l’ouvrage collectif qu’elle a codirigé avec Jean-Claude Yon .

par Fanny Arama, le 17 juin 2021

Aller plus loin

• Le projet « Haine du théâtre », sur un site coordonné par l’Observatoire de la vie littéraire, démontre l’impressionnante quantité de discours d’opposition au théâtre qui investissent la critique culturelle au XIXe siècle.

Pour citer cet article :

Fanny Arama, « Le théâtre est mort, vive le théâtre ! », La Vie des idées , 17 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-theatre-est-mort-vive-le-theatre

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