Essai International

Le souffle de la GenZ à Madagascar


De la mobilisation de la GenZ à l’effondrement d’une autocratie à Madagascar, la lecture en termes d’économie politique permet d’expliquer la chute du régime malgache.

À l’appel de la GenZ et dans le sillage des mobilisations au Népal, plusieurs milliers de personnes, principalement des jeunes diplômés, défilaient le 25 septembre dans la capitale malgache et d’autres grandes villes du pays pour dénoncer les coupures d’eau et d’électricité, mais aussi la corruption et les atteintes à la liberté d’expression. En dépit de leur caractère pacifique, ces manifestations furent violemment réprimées par les forces de l’ordre, faisant une vingtaine de morts. Dans les jours qui suivirent, le mouvement s’amplifia et les revendications se transformèrent : de plus en plus de manifestants exigèrent le départ du chef de l’État, Andry Rajoelina. Le 11 octobre 2025, ce dernier, qui, à la suite d’un coup d’État, avait occupé une première fois le pouvoir de 2009 à 2013, puis avait été élu président en 2018 et réélu en 2023, prit la fuite avec plusieurs membres de son régime, dont Mamy Ravatomanga, homme d’affaire et principal financier du régime. Quelques jours plus tard, Andry Rajoelina était destitué par l’Assemblée nationale pour vacance du pouvoir, et la Haute Cour Constitutionnelle investissait comme chef de l’État le colonel Michaël Randrianirina, qui avait appelé les forces de l’ordre à ne pas tirer sur les manifestants avant de rallier ces derniers sur la place de l’indépendance.

On est frappé par la soudaineté, la rapidité et la relative facilité avec laquelle s’est effondré un pouvoir qui semblait pourtant tout-puissant. Contrairement au Népal où la colère des manifestants s’était traduite par l’incendie de nombreux bâtiments publics et domiciles de personnalités politiques et par des affrontements violents avec la police (faisant en tout plus de 70 morts et 2 100 blessés), les manifestations à Madagascar sont restées dans l’ensemble pacifiques, malgré une répression féroce. Elles ont engendré peu de débordements, et la reprise du pouvoir par l’armée s’est produite sans aucun échange de tirs ni même réel déploiement de forces dans les rues. C’est ce que nous nous proposons d’expliquer ici, en mettant à l’épreuve un modèle d’économie politique développé au cours de nos précédents travaux sur Madagascar (Razafindrakoto et al., 2014 ; 2017 ; 2018 et 2020). Nous présentons pour cela les caractéristiques structurelles constituant le terreau de la colère, analysons les ressorts de la mobilisation de la jeunesse et expliquons comment la forteresse qui semblait imprenable a pu s’écrouler comme un château de sable.

I Le terreau : un contexte hautement inflammable

Économie politique de Madagascar : l’énigme et le paradoxe

Madagascar est un des pays les plus pauvres du monde et l’un des seuls à avoir connu une baisse tendancielle aussi prononcée du PIB par tête depuis le début des années 1960 (environ 50 %), sans avoir jamais connu de guerre (Figure 1). Or, cette tendance récessive ne s’explique ni par un manque de richesses internes, ni par la faible importance et qualité des facteurs productifs, ni par la place du pays dans la division internationale du travail ou son mode d’insertion dans les échanges économiques ni, non plus, par l’existence de guerres civiles ou externes. Cette énigme trouve en réalité principalement son explication dans le fait qu’une grande partie de l’économie est capturée, à son profit, par un petit groupe élitaire.

À y regarder de plus près, Madagascar n’a cependant pas connu qu’un long épisode continu de récession. À de nombreuses reprises, le pays a semblé enclencher un cycle de croissance. Le paradoxe est qu’à chaque fois, cette ébauche de décollage s’est soldée, au bout de quelques années, par une crise socio-politique remettant en cause la dynamique positive amorcée. L’issue de ces crises a été, jusqu’aujourd’hui, toujours la même : le clan gagnant, rallié derrière une personnalité charismatique, arrive à mettre la main sur la plus grande partie des ressources et des pouvoirs.

Source : Razafindrakoto, Roubaud, Wachsberger (2020), World Bank (2025)
Note : PIB/tête, Ariary constant de 1984.

Le paroxysme de la présidence d’Andry Rajoelina

Les évolutions du pays sous la présidence d’Andry Rajoelina illustrent de façon paroxystique ces tendances. Le PIB par habitant a chuté de 2,3 % sur la période 2012-2022, tandis que la pauvreté rurale est restée à un niveau très élevé (80 % des ruraux vivant avec moins de 2 $ par jour) et la pauvreté urbaine s’est envolée, passant de 42 % à 56 % (Word Bank, 2024). Si beaucoup de promesses ont été faites, plus mirifiques les unes que les autres, aucune politique publique digne de ce nom n’a été mise en œuvre, en dehors de quelques « éléphants blancs », comme la construction d’un téléphérique dans la capitale, qualifié ironiquement par la population de « manège pour riches » ou encore l’aménagement sous le nom de Miami (Miray hina ary mifankatia) du bord de mer de la ville de Toamasina (figure 2). En revanche, la capture de l’État par des intérêts privés et la mainmise sur les principaux secteurs productifs et stratégiques par un cercle restreint d’hommes d’affaires, au premier chef le tout puissant Mamy Ravatomanga, s’est amplifiée (Transparency International, 2021), limitant tant les investissements privés que publics (IEG, 2022).

Source 2424.mg et JMW

Sur cette même période, le président et son clan ont accentué leurs pressions sur les libertés d’expression et d’entreprise, en recourant notamment à l’arme des contrôles fiscaux sur les concurrents économiques, à la surveillance des communications des opposants avec le logiciel Predator (Le Monde, 2024) et à l’emprisonnement de journalistes et hommes politiques sous prétexte de diffusion de fausses nouvelles ou d’incitation à la haine (Freedom House, 2023).

Depuis la fin de la crise du COVID-19, une certaine croissance du PIB par tête s’était fait jour, comme en atteste la Figure 1. Si les éléments de diagnostic restent fragiles, tant les données macroéconomiques sont peu fiables à Madagascar, cette croissance se traduisait de façon visible par la reprise d’activité dans certains secteurs urbains comme la construction ou l’hôtellerie. Cette circulation monétaire, largement ostentatoire et réservée aux élites, contrastait avec la dégradation accélérée des principaux services publics de base : coupures d’eau et d’électricité, effondrement du réseau routier, etc. Dans ce contexte et conformément au mécanisme décrit plus haut, les conditions étaient réunies pour le déclenchement d’une nouvelle crise socio-politique.

II Le détonateur : émergence d’une mobilisation

Le mécontentement de la jeunesse éduquée

La mobilisation de la jeunesse urbaine éduquée, mais prolétarisée, trouve ses racines dans ce terreau hautement inflammable. Ses aspirations liées à son niveau d’éducation sont contrariées par le sous-investissement et les dysfonctionnements du monde universitaire ainsi que l’étroitesse des débouchés qui la maintient longtemps en marge du marché du travail. Cet écart entre ses aspirations et les moyens de les satisfaire nourrit une frustration relative (Runciman, 1966 ; Gurr, 1970) d’autant plus importante que le monde des élites dirigeantes exhibe ses richesses en ville et sur les réseaux. Dans ce contexte, les défaillances du système énergétique (Diapason, 2025) ont agi comme un détonateur dont la mise en route a été provoquée par l’arrestation le 19 septembre de deux conseillers municipaux d’Antananarivo venus déposer une demande d’autorisation de manifester contre les coupures incessantes d’eau et d’électricité. Le déclenchement des événements et leur enchaînement relèvent plus d’un concours de circonstances que d’une action minutieusement planifiée.

Le rôle des réseaux sociaux

Mais ce sont les réseaux sociaux qui ont permis la mobilisation massive de la jeunesse (Lollia et Rayko, 2025 ; Lollia et al, 2025), et une nouvelle possibilité d’organisation horizontale sans leader et à distance de tout groupement politique préexistant. Inspirée fortement par l’expérience népalaise, la page Facebook GenZ Madagascar a ainsi rapidement rallié plus de 100 000 membres suscitant une identité collective générationnelle se retrouvant autour des valeurs de liberté, de justice, de lutte contre l’oppression et de loyauté, portées par le manga One Piece et que symbolise le drapeau pirate de Luffy (avec un chapeau de paille malgachisé) (Figure 3). Les réseaux ont permis d’organiser les rassemblements en fixant les rendez-vous, en signalant les points de passage pour accéder aux manifestations ou encore en indiquant l’emplacement des safe place pour le soin aux blessés ou l’entreposage de matériel. Ils ont aussi permis de relayer le mécontentement avec l’utilisation de hashtags tels que #TsyManaikyLembenana (Nous n’acceptons pas qu’on nous berne, qu’on nous écrase) ou#AvelaoIzahayHiaina (laissez-nous vivre), et la diffusion de vidéos témoignant des mobilisations et de la répression policière.

Source : The Guardian, 17 octobre. Photograph : Zo Andrianjafy/Reuters “Mitsangàna ry tanora » : « Debout les jeunes »
Notes : la première image est publiée en réponse à ceux qui disent que la GenZ est devant leur écran (25 septembre). La deuxième image (26 septembre) met en garde contre les manipulations et tentatives de récupération des partis politiques. La troisième image (29 septembre) est publiée en réponse à l’appel au dialogue du président Andry Rajoelina. Traduction : « Nous avons déjà parlé, vous ne nous avez pas écoutés ! » .
Source : publication de GenZ Madagascar sur leur page instagram.

Notes : la première image est publiée en réponse à ceux qui disent que la GenZ est devant leur écran (25 septembre). La deuxième image (26 septembre) met en garde contre les manipulations et tentatives de récupération des partis politiques. La troisième image (29 septembre) est publiée en réponse à l’appel au dialogue du président Andry Rajoelina. Traduction : « Nous avons déjà parlé, vous ne nous avez pas écoutés ! » [1].

Bravant les interdictions de manifester, les premières mobilisations avaient défendu leur légitimité au nom de la souffrance et de la nécessité, comme en témoigne la vidéo virale d’un étudiant implorant le président d’intervenir de toute urgence. Elles revendiquaient aussi fortement le non-usage de la violence. Ce n’est qu’en réaction à la répression disproportionnée du gouvernement (utilisant des bombes assourdissantes, recourant massivement aux bombes lacrymogènes, dont certaines à shrapnel, tirant sur la foule avec des balles en caoutchouc) que les slogans ont évolué vers un registre plus radical prônant le dégagisme des gouvernants, au premier rang desquels le chef de l’État. En dépit du limogeage de son ministre de l’Énergie puis de tout son gouvernement, de l’annonce d’un plan de réformes économiques puis de la réception de représentants de la jeunesse, pour la plupart stipendiés, au palais présidentiel, les manifestations se sont maintenues jusqu’à l’intervention décisive des militaires.

III La chute : comment la forteresse imprenable s’est effondrée comme un château de cartes

La relative facilité avec laquelle s’est effondré un pouvoir qui semblait pourtant tout-puissant oblige à en analyser ses fondements. Ses piliers, en apparence solides, reposaient sur un socle gangréné de l’intérieur.

Les piliers du pouvoir : fragmentation sociale et capacité de contrôle symbolique

À chaque période, la capacité du clan présidentiel arrivé à la tête de l’État à capter pour lui-même la plus grande partie des rentes économiques tient en bonne partie à la faiblesse des contre-pouvoirs. Les élites malgaches (individus occupant les positions les plus élevées dans les différentes sphères de pouvoir), bien qu’appartenant à un petit monde étroitement connecté et relativement fermé sur lui-même (Razafindrakoto et al., 2021 ; 2023), ont toujours été historiquement fragmentées (en familles, en clans, en groupes statutaires, en groupes d’origine) ce qui les empêche de constituer des coalitions durables.

La population est, elle aussi, peu en mesure d’exercer un contre-pouvoir. On l’a rappelé plus haut, une immense partie d’entre elles est avant tout occupée à assurer sa survie. De plus, les zones rurales, où se concentrent 80 % des habitants, sont souvent enclavées, du fait de la dégradation voire de l’inexistence de voies d’accès carrossables et de la quasi absence d’une couverture médiatique. Enfin, il n’existe que peu de canaux reliant la population au monde des élites. Les corps intermédiaires (associations, groupements politiques, …) sont très faiblement développés et il ne s’est pas constitué à Madagascar, comme dans de nombreux autres pays africains, un clientélisme de masse (Van de Walle, 2007), reposant par exemple sur une base ethnique. Le clientélisme y est au contraire de type notabiliaire (Razafindrakoto et al., 2024), consistant en une distribution de prébendes à des individus particuliers et en une tolérance à la corruption permettant aux fonctionnaires de s’assurer une rémunération supplémentaire. La faible intégration verticale de la population (caractérisée par son éloignement d’avec le monde des élites) et son absence de structuration horizontale (liée à son atomisation) pèsent ainsi sur sa capacité à protester autrement que par des mouvements éruptifs et sporadiques (Oberschall, 1971).

Mais le pouvoir à Madagascar repose aussi sur sa capacité à exercer un contrôle par l’assujettissement symbolique de la population (Wachsberger 2024), même si les formes de contrôle physiques (surveillance, menaces, intimidation, répression) sont devenues de plus en plus prégnantes au cours des dernières années, bridant par la peur toutes formes de contestation.

L’assujettissement repose, lui, sur une série de traits culturels profondément ancrés, tendant à maintenir l’ordre établi, parmi lesquels le respect a priori des dirigeants politiques, la valorisation du fihavanana et le tabou de la violence. Le premier, hérité du mode de constitution de l’État malgache, est lié au fait que les dirigeants sont considérés comme des raiamandreny (père et mère), c’est-à-dire des parents œuvrant pour le bien de leurs enfants et à qui on s’en remet. Le fihavanana, terme réputé intraduisible tant il inclut de facettes différentes, pourrait être un ethos commun aux Malgaches, idéal d’harmonie et d’entente sociales. Initialement réservé aux relations familiales, il a progressivement été promu au rang de contrat de citoyenneté, entretenant la fiction d’une société où prévaudrait l’égalité des conditions. Pesant sur les comportements et représentations politiques des individus (Rajoanah, 2014), il se traduit par le consentement des faibles à la soumission (Raison-Jourde & Roy, 2010). Enfin, la société malgache est marquée par un profond tabou de la violence condamnant fortement son usage et réduisant la légitimité des mobilisations protestataires.

Un géant aux pieds d’argile

L’histoire politique de Madagascar a montré que ces piliers du pouvoir ont toujours été fragiles, le pouvoir pouvant être renversé lorsqu’un homme providentiel, concurrent du clan présidentiel, ou une coalition temporaire de concurrents, arrivent à mobiliser une partie des mécontentements populaires. En ce sens, la crise de 2025 ressemble en partie à celles qui l’ont précédée.

Un premier trait commun aux autres crises, quoique de plus grande ampleur, est l’étroitesse et la faiblesse du soutien dont disposait Andry Rajoelina. Ayant réussi à capter pour son compte une grande partie des ressources, le pouvoir d’Andry Rajoelina ne pouvait avoir le soutien que d’une fraction très limitée du monde des élites, celle constituant son réseau clientéliste et à qui il distribuait des prébendes. C’est la raison pour laquelle, au pied du mur, quelques jours avant sa fuite du pays, il a tenté désespérément d’en augmenter la base, en nommant un nouveau gouvernement donnant une place aux principaux « corps habillés » (police, armée, gendarmerie) et en libérant une dizaine d’opposants politiques. Par ailleurs, l’absence de clientélisme de masse l’a empêché de mobiliser des foules dans la rue, même si les distributions de riz ou d’aides alimentaires dans les quartiers défavorisés d’Antananarivo (La Vérité, 2020 ; Newsmada, 2025) sporadiques mais médiatisées, ont pu lui apporter quelques soutiens. Et, en tant que Merina, l’ethnie majoritaire et historiquement dominante de l’île, il ne pouvait pas espérer mobiliser un soutien sur une base ethnique, comme cela avait été tenté, certes sans succès, par le président Tsiranana lors de la crise de 1972 et par le président Ratsiraka en 1991 et en 2002. Ce ressort souvent manipulé à l’occasion de conflits par les politiques en Afrique est largement inopérant à Madagascar. Les enquêtes montrent qu’il s’agit du pays africain où l’on a le moins tendance à s’identifier en tant que membre d’un groupe ethnique plutôt que de la communauté nationale (Roubaud, 2000 ; Razafindrakoto et al., 2017).

Un deuxième trait expliquant la chute du régime tient à la rupture du tabou de la violence (Razafindrakoto et al., 2024). La société malgache est en effet marquée par une forte aversion à la violence, tout particulièrement dans le jeu politique. Tout se passe comme si la violence n’était pas ou ne pouvait pas être une ressource stratégique. C’est d’ailleurs souvent l’usage même de la violence par le pouvoir en place qui précipite son remplacement (P. Tsiranana en 1972, D. Ratsiraka en 1991, M. Ravalomanana en 2009) et les changements de régime, même lors des crises, se font toujours de façon très peu violente. En recourant à une répression brutale et en faisant tirer sur les jeunes manifestants, Andry Rajoelina a perdu, comme ses prédécesseurs, toute légitimité, y compris aux yeux même des forces de l’ordre.

Cependant, la crise politique de 2025, catalysée par la GenZ, a aussi deux caractéristiques très différentes de celles qui l’ont précédée.

La première est le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux. Utilisés massivement par la jeunesse urbaine qualifiée, ils ont permis de dépasser la peur de s’exprimer et réduit la fragmentation horizontale en constituant progressivement une identité de groupe, sous l’appellation GenZ, laquelle s’est renforcée au fil des jours avec l’expérience partagée des mobilisations (Tilly, 1976). Ce faisant, et même si elle a été en partie marginalisée lors de la constitution du gouvernement dit de refondation, elle a réussi l’exploit de renverser un pouvoir jugé imprenable et d’arriver à peser sur les orientations politiques affichées.

La deuxième caractéristique tient au mode d’organisation résolument horizontal de cette jeunesse, refusant toute forme de hiérarchie et de représentation et défiant les élites politiques plutôt que, comme souvent dans les crises précédentes, étant mobilisé par, ou suivant certaines d’entre elles.

Le monde politique malgache apparaît aujourd’hui en effet profondément discrédité. L’enquête Afrobaromètre de 2024 révèle par exemple que près de 80 % des Malgaches n’accordent que peu ou pas de confiance aux partis politiques de l’opposition, avec une proportion encore plus forte pour le parti au pouvoir (63 %). Les jeunes de la GenZ ont ainsi explicitement refusé toute allégeance et toute récupération. Ils ont également plusieurs fois appelé à mettre fin au « raiamandrenisme » dans leur programme. Il s’agit donc là pour la première fois d’une mobilisation de la jeunesse par et pour elle-même, mais aussi pour Madagascar. C’est ce positionnement qui a permis de fédérer le mouvement, comme en atteste son manifeste. La GenZ s’est dressée avant tout contre un système, et pas seulement un individu : un régime corrompu, de prédation et défaillant dans ses fonctions régaliennes. De plus, en érigeant le collectif, au sein duquel chacun a son rôle, au rang de principe, elle s’est affranchie du besoin de trouver un leader, une figure politique qui puisse inspirer confiance et rassembler, une mission impossible dans le contexte en vigueur.

Conclusion : tout changer pour que tout reste pareil ?

La crise socio-politique de septembre-octobre 2025 et son dénouement avec l’effondrement du régime d’Andry Rajoelina, présentent des caractéristiques communes avec les crises récurrentes précédentes. En amont et sur le front économique, elles résultent toutes de la montée de frustrations engendrées par l’accaparement exclusif des bénéfices de la croissance par le clan présidentiel, qui exacerbe en retour les inégalités, jugées alors insupportables. Ce sentiment d’injustice est partagé à tous les niveaux de la société, des fractions des élites écartées du pouvoir aux citoyens ordinaires. Sur le front politique, le sentiment d’impunité du clan présidentiel et la dérive autoritaire qui en découle se heurtent à une très forte demande de démocratie de la part de la population, en dépit de conditions d’existence proche de la survie, pour la majorité. En aval, le renversement rapide et inattendu du régime en place traduit la fragilité intrinsèque du pouvoir à Madagascar dont nous avons montré les ressorts : fragmentation des élites, faiblesse du soutien clientéliste et rupture du tabou de la violence.

Ce sont ces derniers points qui distinguent le mouvement à Madagascar de ceux observés dans d’autres pays, par exemple au Népal où le gouvernement a été renversé, mais avec un niveau de violence beaucoup plus fort, ou encore au Maroc où la capacité de contrôle des institutions a permis le maintien du pouvoir en place. Quant à l’origine de ces mouvements, ce n’est pas leur nature qui les différencie, mais l’intensité des problèmes qui en sont le ferment, laquelle atteint à Madagascar des niveaux inégalés.

En revanche, la crise récente se distingue des précédentes sur plusieurs points. D’une part, elle a été lancée par une partie de la jeunesse, dont les revendications jouissaient d’un large soutien populaire. Si c’était également en partie le cas lors de la révolte de 1972, cette dernière s’appuyait sur des partis politiques d’opposition très structurés, alors que cette fois la classe politique dans son ensemble a été maintenue à l’écart et l’appel à un homme providentiel unanimement rejeté.

L’apparition des réseaux sociaux et leur mobilisation constituent aussi une nouveauté décisive (diffusion instantanée et sans frontière de l’information, coordination décentralisée des actions, moindre capacité de contrôle par les autorités). Mais dans le même temps, les réseaux sociaux sont aussi un handicap. Au-delà de la propagation de fake news, l’usurpation de comptes et l’infiltration de groupes, leur dimension horizontale rend plus complexe la mise en place d’une organisation collective et pérenne des mouvements susceptible de se transformer en débouché politique.

La constitution d’un gouvernement de « refondation » place aujourd’hui Madagascar à la croisée des chemins. Elle pourrait se traduire par une confiscation de la révolte de la GenZ et de ses revendications, avec la mise en place d’un régime prédateur, comme ce fut le cas à l’occasion des crises passées ; en un mot, tout changer pour que tout reste pareil. Mais elle pourrait aussi amorcer un tournant décisif à même d’enrayer le cycle mortifère de délitement institutionnel et d’appauvrissement de masse. En ce domaine, on ne peut se livrer qu’à des conjectures, mais deux points permettent d’exprimer un certain optimisme. D’une part, la crainte de voir l’armée se maintenir au pouvoir pour longtemps, à l’instar d’autres pays ayant connu des coups d’État, par exemple récemment au Sahel, paraît peu probable, à l’aune des expériences passées. D’autre part, si un changement radical de mode de gouvernance du pays ne peut qu’être une œuvre immense et de longue haleine, la GenZ a montré qu’il était possible de faire sauter le verrou inhibant de la peur, de s’organiser grâce aux réseaux sociaux pour revendiquer ses droits, et de venir à bout d’un régime considéré inexpugnable. Gageons que cette expérience aura un impact durable sur la capacité de mobilisation citoyenne à l’avenir.

par & & , le 24 décembre

Aller plus loin

Bibliographie
Gurr, T. (1970). Why Men rebel. Princeton University Press.
Oberschall A., (1971). « Une théorie sociologie de la mobilisation », in Pierre Birbaum, F. Chazel, Sociologie politique, Paris, Armand Colin.
Raison-Jourde F., Roy G. (2010), Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar : de Monja Jaona à Ratsimandrava, 1960-1975, Karthala, Paris, 490 p.
Rajaonah F. (2014), « Indépendances et identité : Le Fihavanana comme ressource pour les Malgaches au XXe siècle, d’après Paul Ramasindraibe », in Kenitz P. (dir.), Fihavanana-La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, Halle and der saale, p. 74-100.
Razafindrakoto, M., Roubaud, F. & Wachsberger, J.-M., (2014), Madagascar : anatomie d’un état de crise. Afrique Contemporaine, numéro spécial, no. 251.
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Razafindrakoto, M., Roubaud, F., & Rua, L. (2023). Hyper-elite network building in Madagascar  : Amplification or compensatory strategy ? Socio-Economic Review, 21(1), 183 212. https://doi.org/10.1093/ser/mwac045
Razafindrakoto, M., Roubaud, F., & Wachsberger, J.-M. (2017). L’énigme et le paradoxe  : Économie politique de Madagascar. IRD éditions.
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Razafindrakoto, M., Roubaud, F., & Wachsberger, J.-M. (2024). In the shadow of violence  : The Madagascan nexus. Canadian Journal of Development Studies / Revue Canadienne d’études du Développement, 45(1), 112 135. https://doi.org/10.1080/02255189.2023.2212896
Razafindrakoto, M., Roubaud, F., & Wachsberger, J.-M. (Éds.) (2018). Madagascar, d’une crise l’autre  : Ruptures et continuité. Karthala-IRD.
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Pour citer cet article :

Mireille Razafindrakoto & François Roubaud & Jean-Michel Wachsberger, « Le souffle de la GenZ à Madagascar », La Vie des idées , 24 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-souffle-de-la-GenZ-a-Madagascar

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Les représentants de la GenZ Madagascar ont refusé par la suite de répondre à l’invitation du président le 7/10 à une rencontre au palais d’Etat de Iavoloha, invitation adressée aux jeunes et «  forces vives de la nation  ». Lors de focus group organisé avec des étudiants à l’université, certains ont déclaré qu’on a proposé de les payer pour qu’ils assistent à cette rencontre.

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