Étudiant la pensée des théoriciens allemands du sionisme, l’historien Olivier Baisez relève l’ampleur de tous ses emprunts. Il montre aussi que le sionisme n’a jamais été une utopie mais un projet dès ses débuts ancré dans le réel.
Étudiant la pensée des théoriciens allemands du sionisme, l’historien Olivier Baisez relève l’ampleur de tous ses emprunts. Il montre aussi que le sionisme n’a jamais été une utopie mais un projet dès ses débuts ancré dans le réel.
L’histoire du sionisme est écrite et, croit-on, bien connue : pour des raisons scientifiques, politiques, ou polémiques, le mouvement fondé par Theodor Herzl a depuis longtemps suscité des recherches et une historiographie qui suit de près les évolutions politiques et scientifiques. Ainsi, la « nouvelle histoire israélienne », ce mouvement de remise en cause des « mythes fondateurs d’Israël » dans les années 1980, n’a pas seulement porté sur les conditions de création de l’État juif, en 1947-1948, ce qui avait suscité le plus de débats et l’avait fait connaître. Elle est également revenue sur les fondements même du mouvement sioniste, en pointant du doigt ce qu’elle a perçu comme ses « péchés originels » : ignorance assumée de la présence de populations locales durablement installées – B. Kedar –, socialisme de façade, mais nationalisme colonialiste en réalité – Z. Sternhell, entre autres.
Avec son ouvrage issu de sa thèse de doctorat, étranger à toute polémique, Olivier Baisez apporte un complément fort utile aux ouvrages de référence et aux études plus récentes, en synthétisant, de façon magistrale, la « conception par les sionistes allemands de la colonisation juive en Palestine ». Alors que les aspects intellectuels, culturels et surtout politiques du sionisme sont largement connus, sa dimension économique reste peu étudiée selon Baisez, notamment les modèles dont le sionisme a voulu s’inspirer au cours de ses premières années et qui ont donné naissance aux projets sur lesquels porte l’ouvrage. Abordant des aspects très pragmatiques, et mettant en avant le très fort réalisme des sionistes allemands, Baisez montre, s’il en était encore besoin, que le projet sioniste n’est pas une utopie mais vise bel et bien à la concrétisation d’une utopie : seul un sionisme ancré dans le réel pourrait convaincre les Juifs de la diaspora et aboutir à la création de l’« État des Juifs » voulu par Herzl.
Baisez revient sur les racines allemandes du sionisme, ce qu’il appelle son « moment allemand » [1]. Il limite chronologiquement cet épisode aux années 1896/97-1919, années fondatrices du « sionisme moderne », où l’on passe des premières réflexions, des premiers projets, des esquisses de réalisations sur le terrain, à la concrétisation effective, accompagnée des premières vagues d’immigration, progressivement plus conséquentes. Tout en traitant de cette dimension économique du sionisme, il situe son étude dans le cadre plus large de l’histoire politique, intellectuelle et scientifique de l’Allemagne. Baisez s’inscrit ainsi dans une historiographie, notamment israélienne, qui redécouvre, depuis quelques décennies, les apports extérieurs à la création du mouvement sioniste, alors que l’historiographie israélienne classique avait jusque-là voulu en faire un mouvement inédit, comme né de la seule imagination de ses grands théoriciens. Il est désormais admis que le mouvement s’est fortement inspiré de modèles préexistants, dans ses diverses dimensions : nationalisme romantique allemand, projet colonial britannique, émancipation politique et personnelle française, socialisme, etc.
Dans une étude où la dimension spatiale est fondamentale, Olivier Baisez délimite quatre zones géographiques : un espace de référence (l’Allemagne dans ses frontières impériales) ; un espace de destination (la Palestine) ; un espace de provenance (l’Europe de l’Est et la Russie, réservoirs d’émigration des Juifs) ; et enfin, un espace d’inspiration, qui couvre les expériences de colonisation existantes auxquelles les sionistes peuvent emprunter. Pour mener à bien cette étude, Baisez n’a pas tant eu recours aux archives qu’aux nombreuses publications produites par les penseurs qu’il inclut dans son corpus, ou aux périodiques émanant du mouvement sioniste, spécialisés ou grand public. À partir des onze auteurs qu’il étudie, il met en évidence un véritable positivisme sioniste. Il se penche ainsi sur l’industriel et essayiste Adolf Böhm, l’essayiste Richard Lichtheim, l’essayiste et enseignant Ernst Müller, le publiciste et statisticien Alfred Nossig, le médecin et économiste Max Oppenheimer, le sociologue et démographe Arthur Ruppin, l’agronome Selig Soskin, le médecin Felix Theilhaber, le sociologue Yeoshuah Thon, l’économiste Davis Trietsch, le botaniste tropical Otto Warburg. Autant d’universitaires en poste, de diplômés de l’Allemagne impériale ou d’intellectuels qui, puisant leur inspiration dans l’univers germanique et incarnant une forme de réussite et d’excellence académiques proprement allemandes, sont désireux d’améliorer la condition du peuple juif par le biais du projet sioniste qu’ils souhaitent contribuer à façonner.
Le postulat de départ est simple, et ne nous semble guère discutable. Dans la période considérée, l’Allemagne est en pointe dans les disciplines économique, sociologique et démographique, comme dans les sciences naturelles. Pour la mise en place de leurs projets de colonisation, les penseurs sionistes allemands peuvent puiser dans les théories élaborées au sein des universités allemandes de leur époque, mais aussi s’inspirer de modèles très concrets : ce sont les possessions allemandes dans le Sud-Ouest africain ; une concession allemande en Chine ; et dans une certaine mesure la fameuse ligne de chemin de fer Bagdad-Bahn.
Baisez insiste en particulier sur les cas de Franz Oppenheimer, médecin et économiste, promoteur de la coopérative de colonisation, et d’Arthur Ruppin, statisticien spécialisé dans la démographie du peuple juif. Ces penseurs sont représentatifs de l’academia de leur temps. Mais ils illustrent également l’état d’esprit européen et allemand de cette époque. Ils adoptent les termes, en usage à l’époque, de « race », de « colonisation » au sens colonial du terme (fondation de la Jüdische Orient Kolonisationsgesellschaft, 1903), de perspective « hygiéniste », de « régénération » du peuple juif par l’épanouissement national, dans un pays qui lui soit propre. Et, s’ils ont un souci constant de la question sociale pour la communauté juive à laquelle ils veulent donner forme, ils ont une vision organiciste et holistique de la collectivité et des rapports sociaux.
Leurs réflexions portent notamment sur le bon usage de la terre à coloniser : une terre dont la fonction est d’attirer, mais aussi de rédimer les Juifs qui se seront installés en Palestine (« rédemption par la terre »). La colonisation est à la fois un début, un moyen et un objectif. Les auteurs étudiés considèrent que la Palestine, à l’image de l’Empire ottoman, est assoupie, délaissée, stagnante, et qu’elle n’attend que le sionisme pour retrouver sa splendeur passée. Selon eux, et ils font là preuve d’une foi aveugle en leurs projets, la colonisation entraînera de façon mécanique le développement de l’agriculture, de l’industrie, des campagnes et des villes. Tout comme la Palestine, le peuple juif n’attendrait que le sionisme pour sortir du carcan de la diaspora et s’épanouir dans les lieux de ses origines.
Pour préparer cette colonisation, les sionistes allemands ont préalablement besoin d’établir des données démographiques indisponibles jusque-là. Il s’agit d’évaluer les capacités d’absorption du territoire : le passage de 600 000 habitants (estimation avant la Première Guerre mondiale) à plus de 2 millions leur semble ne poser aucun problème. Cet objectif d’installation de la population juive en Palestine se fondant sur des estimations remontant – prétendument – aux temps bibliques, il ne s’agirait donc d’après eux que d’un retour au statu quo ante. Certains vont pourtant jusqu’à évoquer très sérieusement l’objectif de 7 millions d’habitants juifs en Palestine, une fois que les réussites agricoles auront été accompagnées de succès industriels. Cette masse doit toutefois être coordonnée, voire contrôlée, d’où des réflexions précoces sur le « matériau humain » auquel il faudrait avoir recours pour assurer le succès de l’opération, intégrant notamment des techniciens et des femmes : « Il ne s’agit pas d’émanciper les femmes, mais de leur trouver une place dans le travail de colonisation afin d’en améliorer l’efficacité et d’en assurer le bon développement » (p. 115).
Soucieux de voir se réaliser leur ambitieux programme, les auteurs imaginent en détail ses multiples composantes. Il s’agit d’abord de réformer la propriété foncière, afin de permettre à un maximum de personnes d’y accéder et de sortir les masses de la pauvreté. Ils empruntent là tant au socialisme qu’à la tradition biblique, avec un Moïse présenté comme un penseur socialiste. Dieu a été le propriétaire originel de la terre ; le « propriétaire suprême » est désormais la nation juive, représentée par les institutions sionistes, qui mettent en valeur la terre par le biais du « travail juif ». À première vue, l’origine sioniste de cette idée est évidente ; mais, comme dans d’autres cas, Baisez montre avec force que l’inspiration est en fait allemande, puisée en l’occurrence dans le projet colonial allemand de Kiao Tchéou, en Chine.
Se pose aussi la question de l’extension du territoire concerné. Si nos auteurs s’accordent très majoritairement, et rapidement, sur la Palestine, les dimensions de celle-ci font débat. Là encore, le présent se confronte au passé : on souhaite atteindre les limites bibliques, mais aussi une densité de population proche de celle des pays industrialisés, or ces deux objectifs sont difficilement compatibles. Simultanément, afin d’élaborer un projet réaliste et viable, qui puisse prendre place dans une autre région que la Palestine si celle-ci n’était pas immédiatement acquise (avant 1914 l’Empire ottoman, soucieux de conserver son intégrité territoriale, se refuse à la céder aux sionistes), nos penseurs regardent du côté des « pays voisins » : Chypre et la frontière avec l’Egypte, pour David Trietsch ; la Mésopotamie pour le botaniste tropical Otto Warburg, qui imagine une colonisation juive le long de la Bagdad-Bahn, au moment où l’Allemagne, dont ce projet ferroviaire est emblématique de la conquête économique dans l’Empire ottoman, envisage également une telle installation de ressortissants allemands.
Les auteurs développent une préoccupation quasi encyclopédique dans leur quête d’informations, par le biais de bibliographies et de recensions. Les références qu’ils assemblent sont anglaises et américaines, mais surtout allemandes. Selon Warburg, une alliance doit se nouer entre science, sionisme et projets économiques allemands. Faisant suite aux études scientifiques, des missions sont envoyées, ponctuelles, prolongées, voire définitives (Arthur Ruppin s’installe en Palestine en 1908). Les expérimentations sur place, réalisées en préalable à une colonisation à grande échelle de la Palestine, s’inspirent encore de la colonisation allemande. C’est ainsi la Prusse qui offre les principaux modèles de colonisation. Il en va par exemple ainsi de la colonisation intérieure menée quelques décennies auparavant en Posnanie ou en Prusse occidentale, qui favorise le peuplement des territoires par de petits propriétaires, au détriment des grands propriétaires terriens polonais. Cette dépossession des nobles polonais peut certainement être rapprochée de celle des grands propriétaires arabes en Palestine, qui vendent les parcelles sur lesquelles ils ne résident pas. La Prusse est aussi un modèle car elle a réussi son projet de redressement national après l’effondrement de 1806 : les auteurs étudiés par Baisez dressent le parallèle avec l’année 70 et la destruction du Temple, moment d’abattement dont les Juifs sont en train de sortir. Enfin, les colonies d’une secte protestante établie en Palestine depuis les années 1860, les Templer, offrent l’exemple d’une réussite possible, dès lors que les personnes sont formées de façon adéquate (et avec lesquelles les colons sionistes pourraient à terme coopérer).
Dans la réflexion des auteurs étudiés par Baisez, d’autres modèles existent (références californienne, australienne, brésilienne). Les contre-exemples sont également très présents. Sionistes, volontaristes, adeptes d’une vision mécanique de l’économie, ces penseurs souhaitent rompre avec la philanthropie juive, qui donne certes naissance à des colonies (notamment en Argentine), mais dont la réussite ne tient qu’à la poursuite de flux financiers émanant des mécènes traditionnels. À l’inverse, pour les auteurs considérés ici, une colonisation réussie est pour eux régie par un self-government, à la différence d’expériences certes fructueuses mais dépendant d’une métropole, comme le montre l’exemple de la colonisation française en Algérie. Du point de vue de la gestion au quotidien, l’inspiration est, encore une fois, allemande : la coopérative semble constituer la forme idéale, promue par Oppenheimer, reprise par Herzl dans ses écrits fictionnels (son roman Altneuland, paru en 1902), et appliquée par Ruppin une fois sur place. La fonction première de cette coopérative est économique et démographique ; elle est aussi psychologique, en poussant chacun à être partie d’un tout. Solidarité et responsabilité sont ainsi les maîtres mots, avec un rôle important dévolu à l’épargne, dans le cadre d’un socialisme national d’inspiration lassalienne, rejetant à la fois le capitalisme et le communisme marxiste.
Dans le même registre, le financement de cette colonisation est collectif. Appel est fait à la constitution d’un capital par de multiples cotisations, en rupture avec le mécénat juif traditionnel : cotisations libres, ou fléchées (Ölbaumspende, pour la plantation et la culture d’oliviers), avec par exemple des fonds dédiés au boisement de la Palestine, rappelant l’attachement romantique allemand à la forêt. Mais le financement doit être durable : des établissements bancaires sont au programme pour s’émanciper de la bienfaisance, pour agir à la manière des consortiums et des États qui investissent dans l’Empire ottoman du moment (Jewish Colonial Trust, 1899 ; Anglo Palestine Company, 1903), fondés sur le modèle allemand. L’approche est de ce point de vue « orientaliste » au sens saïdien du terme, avec une perception très dépréciative de l’état de la Palestine en général, et de ses structures bancaires en particulier [2]. Il s’agit en effet de contribuer à la modernisation du système bancaire réputé désuet et corrompu : développer l’assurance-vie, le crédit agricole hypothécaire comme levier de la colonisation foncière. Bref, il s’agit d’apporter la civilisation en Palestine et de la sortir de l’immobilisme et de la tradition.
Last, but not least, la pensée des auteurs est illustrée par leur foi intense en l’importance des transports, pour faciliter l’accès à la Palestine et y accroître la colonisation et le développement. Une fois encore, leur modèle est allemand, avec alors au sein du Reich wilhelmien une promotion sans frein du chemin de fer. Celui-ci a fortement contribué au développement de l’Allemagne et s’étend alors dans l’Empire ottoman. En un nouveau retournement de l’histoire, développer les infrastructures de transport, faire de la Palestine un centre géographique dans le système international des transports, signifie pour eux revenir à la modernité qui avait prévalu deux millénaires auparavant. Miroirs de la foi européenne, ici allemande, en la science et le progrès, en la science théorique et la science appliquée, les « architectes de Sion » sont également des hommes de leur temps, et naturellement, des sionistes convaincus. Agir dans le sens de ce qu’ils préconisent, c’est selon eux donner une chance à la Palestine d’être reprise en mains par son ancien peuple de résidence, fermer la parenthèse d’assoupissement, faire se rejoindre le passé et l’avenir en faisant oublier le présent.
C’est un paradoxe essentiel de leur discours de faire cohabiter constamment la description du vide en population et en équipement, au présent, et le plein de symboles et en promesses, au passé et au futur. (p. 387)
Comme le concède Olivier Baisez, son étude d’une des facettes du « moment allemand » du sionisme, qui fait cohabiter rationalité scientifique (économique) et rêves orientalistes, porte sur des conceptions, non des réalisations. Si l’analyse de la concrétisation de ces plans est volontairement omise, on aurait toutefois pu attendre quelques pistes permettant de savoir si ces projets, ancrés dans la civilisation allemande, ont pu avoir des prolongements dans les années 1920, moment d’essor du projet national juif sous l’égide du mandat britannique. De fait, certains des penseurs ont trouvé leur place dans de grandes institutions sionistes, certes imaginées auparavant, mais fondées durant le mandat britannique, à l’instar de Warburg et de Ruppin, associés aux débuts de l’Université hébraïque [3]. Certains des projets envisagés ont également été réalisés dans le cadre de la mise en place de l’administration pré-étatique sioniste à ce même moment. Cette filiation existe, quoique les leaders sionistes et israéliens aient après coup eu à cœur de rejeter toute inspiration allemande, devenue insupportable après la Shoah et la création d’un État dont l’identité, en devenir, s’est dans tous les cas voulue autonome de toute influence extérieure. Enfin, certaines notions introduites par ces penseurs auront la vie longue : on retrouve l’Ölbaumspende sioniste dans les années 1950, désignant cette fois une action caritative protestante ouest-allemande destinée à marquer la solidarité de la société civile de la RFA envers le jeune État qui abrite justement tant de survivants de la Shoah.
Remarquablement écrit – en dépit d’un sujet somme toute aride – et édité, doté d’une iconographie très appropriée et bien reproduite, l’ouvrage aurait pu s’enrichir de quelques ressources bibliographiques supplémentaires. Mais ces quelques lacunes sont minimes au regard des apports de ce livre et du sens de la synthèse qui le caractérise de bout en bout. Ces qualités en font d’ores et déjà un volume de référence.
par , le 21 septembre 2016
Dominique Trimbur, « Le sionisme à sa source », La Vie des idées , 21 septembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-sionisme-a-sa-source
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] L’historien allemand du judaïsme Michael Brenner a récemment repris cette filiation dans son ouvrage Israel – Traum und Wirklichkeit des jüdischen Staates, von Theodor Herzl bis heute, Munich, CH Beck, 2016.
[2] Edward Said, L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.
[3] Voir leurs notices dans le répertoire des cadres de l’Université hébraïque dans ses premières décennies : Assaf Selzer, The History of the Hebrew University of Jerusalem – Who’s Who Prior to Statehood : Founders, Designers, Pioneers, Jérusalem, Magnes Press, 2015.