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Recension

Le rêve des sans-papiers aux États-Unis

À propos de : Walter J. Nicholls, The DREAMers : How the Undocumented Youth Movement Transformed the Immigrant Rights Debate, Stanford University Press.


par Adrien Jouan , le 27 mars 2014


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Aux États-Unis, ces dernières décennies ont vu l’émergence de mouvements de jeunes sans-papiers d’origine latino-américaine. Ces nouveaux acteurs rassemblés au sein du mouvement des DREAMers sont-ils en route vers le rêve américain ?

Recensé : Walter J. Nicholls, The DREAMers : How the Undocumented Youth Movement Transformed the Immigrant Rights Debate, Palo Alto, Stanford University Press, 2013, 240 p.

Au printemps 2006, plusieurs millions de personnes descendent dans les rues des grandes villes étatsuniennes pour défendre les droits des immigrants sans-papiers. Ces manifestations massives, interprétées comme le signe du réveil du « géant endormi » hispanique, reflètent la capacité de mobilisation dans l’espace public du mouvement pour les droits des immigrants [1]. Six ans plus tard, pourtant, les mêmes appels à manifester ne suscitent ni l’ampleur ni l’unité du mouvement précédent. Si la comparaison entre les deux événements pourrait inviter à s’interroger sur la vigueur du mouvement actuel, la lecture de l’ouvrage de Walter J. Nicholls, professeur de sociologie à l’Université d’Amsterdam, ne permet pas d’en douter. The DREAMers invite, en effet, à prendre la mesure des fluctuations mais aussi du dynamisme et des reconfigurations récentes de la lutte pour les droits des immigrants sans-papiers aux États-Unis. L’auteur y retrace l’histoire de l’émergence de nouveaux acteurs, invisibles avant les années 2000 et aujourd’hui incontournables dans le débat sur l’immigration : les jeunes sans-papiers ou, comme ils se nomment en référence au projet de loi qu’ils soutiennent pour le « Development, Relief and Education for Alien Minors » (DREAM Act), les DREAMers [2].

L’enquête de Nicholls prend comme point de départ cette montée en puissance des jeunes sans-papiers dans l’espace public pour poser une question désormais classique dans l’étude des mobilisations des groupes dominés : comment comprendre l’émergence « improbable », pour reprendre le terme d’usage dans la littérature francophone [3], du mouvement des DREAMers dans un contexte hostile aux immigrants, tout particulièrement à l’égard de ceux qui sont qualifiés d’« illégaux » ? La thèse de l’auteur tient en quelques propositions que l’on peut résumer comme suit : si l’environnement politique hostile auquel font face les immigrants sans-papiers se caractérise par la fermeture de la plupart des opportunités politiques, il persiste néanmoins des failles et des contradictions, qui constituent des « niches discursives » (« niche openings ») comme autant d’ouvertures à partir desquelles certains groupes possédant certaines caractéristiques peuvent engager la contestation. Toute la question étant alors de savoir comment, à partir de ces ouvertures discursives, ces groupes parviennent à se constituer comme une voix légitime dans l’espace public. Comment et à quel coût parviennent-ils à produire un discours et une image publique qui contrecarre les stigmatisations, trouve écho dans l’espace public, incite à rallier la cause et, ainsi, transforme une ouverture discursive en une opportunité politique de changement ?

Le DREAM Act, une opportunité discursive

Les contestations des jeunes sans-papiers ne surgissent pas du néant. Elles sont le produit des orientations stratégiques du mouvement pour les droits des immigrants qui émerge dans un contexte d’hostilité grandissante dès la fin des années 1980.

Nicholls revient sur cette période afin de montrer comment, de la construction sociale de la « menace latino » [4] à sa traduction en politiques de renforcement des frontières [5], ce mouvement contestataire s’est caractérisé par le rétrécissement de son champ d’action. Face à ce qui est perçu comme la fermeture des perspectives de régularisations massives, les organisations nationales de ce mouvement vont réduire leurs revendications et adopter une stratégie centrée sur la conquête d’avancées spécifiques. En 2001, suivant cette logique, elles lancent une campagne nationale appuyant le passage au Congrès du DREAM Act, un projet de loi dont l’objectif est de reconnaître aux jeunes sans-papiers arrivés enfants aux États-Unis le droit d’y vivre normalement et d’accéder à un statut de résident permanent ou de citoyen. Le DREAM Act, parce qu’il permet de mettre un terme à la situation, qualifiée d’absurde, de près de 1,5 millions d’enfants venus avec leurs parents et ayant grandi aux États-Unis sans-papiers, est alors présenté comme une avancée vers la rationalisation du système d’immigration [6].

En 2001, dès le lancement de la campagne auprès du Congrès, qui leur résiste, les organisations impliquées dans la campagne du DREAM Act vont mettre leurs ressources au service de la formation du groupe des jeunes sans-papiers qui ne dispose alors d’aucune visibilité politique. À travers des réunions, des sessions d’informations puis de formations, ces organisations de soutien vont assurer la socialisation politique de ceux qui deviendront les DREAMers. S’appuyant sur le récit que font plusieurs jeunes de leur « coming out », Nicholls montre comment se constitue un réseau au sein duquel l’absence de statut migratoire, souvent cachée et source de honte, devient un vecteur de politisation et de solidarité entre des individus qui partagent une même expérience sociale.

En même temps, parce qu’il est placé sous la tutelle des organisations de soutien, ce processus de constitution du groupe se révèle être un moyen de mettre les jeunes sans-papiers au service de la cause telle qu’elle est définie par les organisations phares du mouvement. Il ne s’agit pas seulement de produire une génération de jeunes militants mais aussi de contrôler, tant le message que les messagers. Les DREAMers apprennent ainsi à raconter « leur » histoire, en la configurant de manière à ce qu’elle corresponde au récit attendu par les organisateurs qui les forment et qui, selon ces derniers, correspond aux attentes des médias et aux valeurs du public américain. Au-delà de la singularité d’expériences qu’ils sont dès lors invités à laisser en coulisse, les DREAMers se présentent comme de jeunes américains normaux et attachés aux valeurs du pays dans lequel ils ont grandi, des étudiants exceptionnels injustement exclus du système de bourses d’étude et des individus innocents puisqu’ils n’ont jamais choisi de vivre dans l’illégalité.

« Undocumented, unafraid and unapologetic »

Si ce processus de création et de contrôle des DREAMers [7] génère indéniablement de l’ordre et produit effectivement, et en très peu de temps, une génération de jeunes militants disciplinés et dévoués à la cause, Nicholls montre qu’il a pour effet de révéler des tensions et des clivages autour de la définition des enjeux de la lutte et du contrôle de celle-ci. Plusieurs militants du DREAM Act dénoncent ainsi leur subordination aux organisations nationales. Celles-ci sont accusées, au mieux, d’avoir une attitude paternaliste à l’égard des sans-papiers, au pire, d’avoir instrumentalisé les jeunes dans un jeu politique et médiatique visant, non pas à émanciper ceux qu’ils prétendent aider, mais à capitaliser sur eux en vue d’augmenter leur légitimité dans le champ des politiques d’immigration. Dans la foulée des manifestations du printemps 2006, des DREAMers dissidents se détournent des organisations nationales et, reprenant à leur compte la posture radicale du grassroots organizing [8], développent une critique de ce qu’ils nomment le « non-profit industrial complex », la « social justice élite », voire même le « poverty pimps » [9] (p. 95).

En rompant avec les leaders du mouvement, les DREAMers engagent une lutte dans la lutte pour leur reconnaissance comme des égaux politiques capables de peser sur les orientations stratégiques du mouvement. Ils opèrent ainsi le passage d’une lutte où la représentation des intérêts par des tiers doit permettre d’atteindre une fin, à une lutte où la représentation et la définition des intérêts est une fin en elle-même. Avec le soutien d’un réseau d’organismes locaux qui se constitue alors, ils multiplient les actions – marche symbolique de Miami à Washington, occupations du bureau de Sénateurs et des bureaux de campagne de Barack Obama, grèves de la faim, blocages de routes, manifestations –, captent l’attention médiatique et parviennent, en 2010, à faire revenir le DREAM Act sur le devant de la scène politique et sur l’agenda des acteurs du mouvement.

Initialement conçus par les organismes nationaux qui contrôlent le mouvement pour le droit des immigrants comme un moyen de faire avancer la lutte dans un contexte où la perspective d’un programme de régularisation semble inaccessible, les DREAMers sont parvenus, au fil des années, à conquérir leur autonomie et à porter leur cause dans l’espace public, marquant ainsi un tournant tant dans le mouvement que dans le débat public. Pour reprendre les mots de Nicholls, « for the first time in the immigrant rights movement, undocumented immigrants had developed their own leaders, assembled their own network for supportive allies, and developed their own messaging campaign. » [10] (p. 91). En ce sens, l’histoire des DREAMers dépasse la cause des jeunes sans-papiers : elle est celle d’une reconfiguration nationale du mouvement pour les droits des immigrants aux États-Unis, celle, pour le dire rapidement, du passage d’une organisation top-down à une organisation bottom-up d’une lutte qui semble dès lors acquérir une seconde jeunesse.

À ce jour, The DREAMers est sans aucun doute le livre le plus complet sur le mouvement des jeunes sans-papiers aux États-Unis. Nicholls est parvenu à capturer et à synthétiser plus d’une décennie de construction de ce mouvement de façon a priori convaincante. L’une des forces de l’ouvrage est d’avoir su replacer le mouvement à l’intersection de plusieurs histoires : celles de ces jeunes sans-papiers américains qui se constituent en activistes ; celles des organismes de défense des immigrants grâce et contre lesquels les DREAMers se sont construits ; celle de ces groupes locaux qui, se détournant de la tutelle des organismes nationaux, incarnent aujourd’hui, avec les jeunes sans-papiers, le fer de lance de la lutte contre la mise en œuvre de politiques hostiles aux immigrants.

En revanche, l’une des faiblesses de l’analyse tient à la faible exploitation des outils conceptuels de la sociologie des mouvements sociaux. En effet, si l’intérêt marqué de Nicholls pour la question du discours, de sa production et de sa légitimation se reflète dans la problématique de l’ouvrage et se confirme par quelques références aux promoteurs de l’analyse des cadres de l’action collective (David Snow, Robert Benford, etc.) et de l’analyse du Storytelling dans les mobilisations (Francesca Polleta), l’ouvrage n’entre jamais en dialogue avec ces références. Mais cette remarque, bien sûr, n’invalide pas la qualité de cette recherche qui fait avancer la compréhension des dynamiques en cours dans l’espace américain des mobilisations des sans-papiers et de leurs soutiens.

par Adrien Jouan, le 27 mars 2014

Pour citer cet article :

Adrien Jouan, « Le rêve des sans-papiers aux États-Unis », La Vie des idées , 27 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-reve-des-sans-papiers-aux-Etats

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Bonzom, Mathieu et Sébastien, Chauvin, « Les sans-papiers dans la rue. Retour sur le mouvement immigré du printemps 2006¬¬ », La Vie des idées, 2007. Voss, Kim and Irene, Bloemraad, Rallying for immigrant rights. The fight for inclusion in 21st century America, Berkeley, University of California Press, 2011.

[2La question de l’origine nationale des Dreamers n’est (quasiment) pas abordée dans l’ouvrage, ce qui reflète aussi la volonté du mouvement de mettre de l’avant l’appartenance des Dreamers à la communauté nationale étatsunienne. Cela dit, compte tenu des données disponibles, on peut raisonnablement dire que les Dreamers sont majoritairement d’origine latino-américaine.

[3Mathieu, Lilian, « Une mobilisation improbable : l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées lyonnaises », Revue française de sociologie, 1999, p. 475-499. Siméant, Johanna, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1998.

[4Sur ce point, l’auteur se réfère aux travaux de Leo Chavez. Chavez, Leo, The Latino Threat : Constructing Immigrants, Citizens, and the Nation, Stanford University Press, 2013.

[5L’évolution restrictive des politiques d’immigration aux États-Unis ces vingt dernières années est l’objet du premier chapitre de The DREAMers. Pour un survol en Français, on pourra se reporter à la thèse de Mathieu Bonzom, disponible en ligne. Bonzom, Mathieu, Mobilisations et politisation d’immigrés latinos à Chicago et aux États-Unis, à la lumière du mouvement du printemps 2006, Thèse de doctorat, Sociologie, Université Paris-Est, 2012.

[6Aux États-Unis, la population d’immigrants sans statut est estimée à plus de 11 millions d’individus depuis 2006, dont plus de 6 millions originaires du Mexique (environ 58%). Au total, 81% sont originaires d’Amérique Latine. Passel, Jeffrey S., and D’Vera, Cohn, « Unauthorized Immigrant Population : National and State Trends, 2010 » Pew Hispanic Center, February 1, 2011. Si, de fait, la majorité des DREAMers sont d’origine latino-américaine, la question de l’origine nationale des acteurs n’est (quasiment) pas abordée dans l’ouvrage, ce qui reflète aussi la volonté du mouvement de mettre de l’avant l’appartenance des DREAMers à la communauté nationale étatsunienne.

[7« Undocumented, unafraid and unapologetic » se traduit littéralement par « Sans-papiers, sans peur et sans s’excuser ».

[8Sur le « grassroots organizing » ou le « community organizing », voir l’article de Julien Talpin, « Mobiliser les quartiers populaires », 26 novembre 2013, La Vie des Idées.

[9Ces expressions, que l’on pourrait traduire, respectivement, par « secteur industriel des ONG », « justice sociale élitiste » et « proxénètes de la misère », dénoncent l’accaparement et de l’exploitation politique et économique de la cause des immigrants sans statut migratoire.

[10« Pour la première fois dans l’histoire du mouvement pour les droits des immigrants, les sans-papiers ont élu leurs propres leaders, constitué leurs propres réseaux d’alliés et développé leur propre discours. » (p. 91)

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