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Pour Martin Breaugh, la plèbe n’est ni une multitude sans direction, ni une simple force de résistance. Les révoltes plébéiennes produisent de la liberté en abolissant les hiérarchies. Elles s’emparent du pouvoir parce qu’elles jugent que les élections finissent toujours par être une trahison.

Recensé : Martin Breaugh, L’Expérience plébéienne, Payot, « Critique de la politique », Paris, 2007, 405 p., 25 euros.

Image : Portrait de Masaniello

Les conflits sociaux (sans même parler des émeutes) sont souvent condamnés au nom de leur inefficacité et de leur irrationalité. Notre époque célèbre les négociations apaisées, les compromis passés entre gens responsables et les consensus d’experts éclairés. A soutenir que les révoltes populaires accroissent la liberté politique, L’Expérience plébéienne pourrait donc passer pour une apologie populiste et irresponsable de la violence. Mais M. Breaugh tente de montrer, à travers l’histoire de révoltes éparses, l’analyse des formes d’organisation éphémères qui en sont nées et les théories sur le rôle du peuple, que la liberté politique mourrait en l’absence de conflits.

Dans le sillage de J. Rancière [1], M. Breaugh définit la politique comme la revendication d’une capacité égale de tous à la délibération et à l’action publiques, ordinairement monopolisées par une minorité que la naissance, l’argent, l’élection ou la compétence distinguent. Or si les réformateurs, souvent issus de cette oligarchie, daignent quelquefois accorder le titre de « peuple » et le droit d’exister politiquement au plus grand nombre, les pouvoirs constitués stigmatisent celui-ci du nom de « plèbe » quand il s’insurge afin d’exercer directement ce droit. L’expérience plébéienne est là, dans « le passage du statut infrapolitique à celui de sujet politique à part entière » [2] accompagnant la suspension très provisoire des hiérarchies et de la domination. Que la plèbe soit toujours finalement vaincue par l’oligarchie ou trahie par ses meneurs n’empêche pas que les révoltes laissent dans les esprits le souvenir et l’espoir de la possibilité ouverte à tous de participer à la vie de la cité.

Genèse historique et philosophique du principe plébéien

Le paradigme de l’expérience plébéienne est incarné dans la première sécession plébéienne de Rome, en 494 avant notre ère. Les plébéiens, privés du droit à la parole publique, peuvent encore être réduits en esclavage pour dette, bien qu’ils aient le devoir de défendre la liberté romaine des envahisseurs. Lassés de protéger Rome d’une servitude qui ne leur est pas toujours épargnée, les plébéiens se retirent pacifiquement sur le mont Aventin, laissant Rome s’abîmer dans le désordre, faute de main d’œuvre. Un ambassadeur du Sénat persuade les plébéiens de réintégrer Rome en échange d’une représentation politique. La victoire plébéienne est de courte durée. Mais cette révolte donne un principe d’intelligibilité pour d’autres événements similaires : révolte des Ciompi à Florence en 1378, carnaval de Romans en 1580, révolte napolitaine en 1647.

Couverture du livre

Le Discours sur la première décade de Tite-Live de Machiavel propose la première théorisation du rôle politique de la plèbe. Les deux « humeurs » antagonistes des patriciens et des plébéiens structurent l’espace social et politique. Si les Grands désirent dominer, le peuple désire ne pas être dominé. Ce désir de liberté et de dignité politique pousse la plèbe à se révolter contre les Grands. Mais, selon Machiavel, les conflits politiques bénéficient au progrès de la liberté. « La plèbe est cet acteur politique qui fait vivre le désir de la liberté au sein de la cité en assurant la présence du conflit grâce à son irréductible opposition aux Grands. » [3] A quelques variations près, liées au risque de voir la révolte accoucher d’une tyrannie, cette leçon est répétée dans les monographies consacrées à Montesquieu, à Vico, à Ballanche, à De Leon et à Rancière. A cet égard, l’ouvrage donne trop souvent le sentiment d’être une compilation inachevée de matériaux intéressants qui auraient mérité une synthèse plus forte, puisque M. Breaugh a l’ambition de caractériser, grâce à la plèbe, un acteur politique moderne.

Les organisations et les liens politiques plébéiens

En effet, l’expérience plébéienne nous concerne. La configuration politique dominante de la modernité, embryonnaire à la fin du XVIIIe siècle, repose sur « une conception qui congédie toute participation effective des citoyens à la vie politique » [4]. Le gouvernement représentatif, le système des partis et la bureaucratie, qui composent cette configuration, limitent l’accès au pouvoir aux nouveaux patriciens que sont le notable vertueux, le militant efficace ou le technocrate compétent. Au contraire, les formes d’organisation politique plébéiennes manifestent la volonté d’exercer le pouvoir avec le plus grand nombre, plutôt que de l’exercer sans lui et sur lui sitôt les élections terminées. Or l’organisation du pouvoir, si elle est fondée non plus sur la domination mais sur l’action concertée des hommes, forge entre eux un lien politique différent du lien social habituel. Trois expériences plébéiennes se détachent sur le fond de l’histoire européenne moderne.

Organisés dans les sociétés sectionnaires de Paris, les sans-culottes, en quête d’égalité politique réelle, luttent contre les vestiges de la domination ancienne des aristocrates, mais aussi contre la domination bourgeoise naissante. Dans cette lutte, l’insurrection est le dernier recours, légitimé par la constitution de 1793, contre les dérives autoritaires des pouvoirs constitués, visibles dans la volonté de centraliser les décisions et de s’en remettre à des spécialistes qui prétendent imposer des solutions techniques hors de tout débat politique. L’objectif de ces insurrections est « de démocratiser la sphère politique et non d’engendrer une nouvelle forme de domination de l’homme sur l’homme » [5]. A la même époque, la Société de Correspondance Londonienne (SCL) des Jacobins anglais milite pour obtenir le droit de vote pour tous les sujets britanniques. Les nouveaux espaces de débats politiques (dans les cabarets ou les manufactures) ouverts par la SCL aux couches populaires, représentent le modèle d’une société où tout le monde a le droit et le devoir de parler librement, sans qu’il soit souhaitable pour la démocratie de vouloir contrôler ou prévoir les forces ainsi mises en œuvre. C’est dans la même logique plébéienne d’une citoyenneté active que les communards parisiens désirent détruire l’État oligarchique afin de le remplacer par des formes associatives, ouvertes à tous, de participation aux politiques publiques, qui doivent réduire à terme le gouvernement à une simple agence administrative.

Le point aveugle de la pensée plébéienne ?

M. Breaugh remarque cependant que le désir plébéien de liberté se transforme parfois en désir de servitude. Certaines révoltes étudiées en témoignent. Si le meneur de l’insurrection de Naples en 1647, Masaniello, un misérable pêcheur, gouverne d’abord de façon modérée, il sombre dans la mégalomanie et la tyrannie paranoïaque, après une tentative d’assassinat commanditée par des patriciens napolitains exaspérés par cet opposant intraitable. La recherche intense d’unanimité politique conduit les sans-culottes, d’épurations en divisions et de divisions en discordes, à s’isoler progressivement du grand nombre. Les communards eux-mêmes, aveuglés par le mythe révolutionnaire, retombent dans une forme classique d’exercice du pouvoir, avec la mise en place d’un Comité de Salut Public restreint, habilité à prendre les décisions urgentes.

M. Breaugh esquive ici un problème essentiel. Comment écarter l’idée foucaldienne que la plèbe est un acteur politique indéterminé, une pure force de résistance ou d’oppression, tout en acceptant la possibilité d’un désir plébéien de servitude [6] ? Le parti pris favorable à la plèbe, placée in fine du bon côté de la barrière politique, avec les défenseurs de la liberté, handicape la réflexion de M. Breaugh : l’idée du potentiel fasciste de la plèbe n’est pas à prendre à la légère. D’une part, elle peut légitimer le monopole des élites habituelles sur le pouvoir politique. Mais elle justifie d’autre part un élitisme révolutionnaire avec lequel M. Breaugh veut aussi prendre ses distances. En effet, Marx comptait davantage sur le prolétariat qualifié et instruit pour faire la révolution que sur la plèbe de son temps, le lumpenproletariat : classe sociale sans conscience d’elle-même, mercenaire rêvée de la bourgeoisie. Il aurait été certes difficile, mais peut-être très fécond pour mettre en valeur la portée politique des émeutes, de mieux naviguer entre les écueils de ces élitismes antagonistes.

par Michel Baudouin, le 23 avril 2008

Aller plus loin

 La page personnelle de Martin Breaugh

 Un article de M. Breaugh consacré à la pensée de J. Rancière

 Les ouvrages de Machiavel sont disponibles sur Gallica

 Un dossier sur Machiavel, sur le site du Cerphi

Pour citer cet article :

Michel Baudouin, « Le pouvoir au peuple », La Vie des idées , 23 avril 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-pouvoir-au-peuple

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Notes

[1La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995

[2L’Expérience plébéienne, p. 11.

[3Ibid., p. 99.

[4Ibid., p. 175.

[5Ibid., p. 226.

[6Ibid. p. 153-155.

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