Recensé : Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 292 p.
L’ouvrage de Didier Mineur prend place au sein d’une littérature déjà vaste consacrée à l’histoire du concept de représentation politique [1], dont il s’inspire d’ailleurs pour partie, mais s’en distingue par sa thématique plus précise, par sa démarche et par les champs disciplinaires qu’il balaie. Le propos de l’auteur est en effet autant axé sur les crises de la représentation que sur le concept de représentation lui-même. Plus exactement, il entend montrer que les critiques récurrentes, opposant le peuple réel à sa représentation infidèle, reposent sur l’illusion que le peuple aurait une réalité avant même d’être représenté. Or le concept de représentation politique signifie précisément le contraire : le peuple est constitué par sa représentation. Cela se fait cependant de telle façon que le peuple représenté reste distinct de celui ou de ceux qui le représentent, lui offrant par là l’occasion de s’imaginer antérieur à ceux-ci. Ces critiques sont donc à la fois inscrites dès l’origine de ce concept, inévitables et fondées sur un malentendu relatif au sens de la représentation.
La démarche du livre reflète les deux versants de son propos. Une première partie théorique (« Genèses de la représentation ») étudie la généalogie du concept d’abord de saint Thomas d’Aquin à Hobbes qui en élabore la théorie la plus accomplie, puis en suivant le développement du gouvernement représentatif à partir de la Constitution de 1791. Une seconde partie (« “Crises” de la représentation ») s’intéresse à quatre moments particuliers de l’histoire française – les années 1890, 1930, 1960 et 1990 – qui ont connu une montée critique contre la « mal représentation », au nom du peuple réel. Cette seconde partie de l’ouvrage illustre en quelque sorte par des études de cas les conclusions tirées dans la première.
Les conditions métaphysiques de la représentation politique
Une des originalités de ce livre est donc d’articuler la philosophie à la science politique, d’analyser autant la métaphysique de Duns Scot que les discours de de Gaulle, autant le nominalisme d’Ockham que le régime des partis politiques. Le pari est assez risqué mais il faut reconnaître que l’organisation de l’ouvrage est d’une très grande lisibilité et que les deux perspectives sont suffisamment distinguées pour ne pas se parasiter mutuellement. La genèse du concept rend compte de sa signification, tandis que les crises particulières de son application en révèlent les méprises consubstantielles. Les deux parties de l’ouvrage expriment donc la complémentarité étroite de ces deux lignes d’analyse.
Il est fort probable que la modernité politique se définisse par l’adoption du principe représentatif et qu’elle repose sur la théorie qui en a été élaborée par Hobbes dans le Léviathan : la multitude éparse n’accède à l’unité qu’en instituant des représentants et ceux-ci ne sont pas commis par un peuple antécédent mais sont au contraire sa condition d’existence. Aussi est-ce à juste titre que Didier Mineur en fait le socle théorique sur lequel repose le droit public moderne, en particulier dans le cas français, par l’intermédiaire de Sieyès et des Constituants. L’auteur va cependant plus loin : le concept hobbesien achèverait une évolution qui, partant de saint Thomas d’Aquin, serait passée par Duns Scot et Ockham. Dans la société naturellement ordonnée de saint Thomas, l’individu et la communauté s’actualisent conjointement. En se réalisant, l’individu réalise aussi sa nature commune d’être humain, de sorte que les hommes renforcent leur appartenance commune en accomplissant leur être singulier. Avec Duns Scot, au contraire, l’individuation – ce par quoi Pierre devient Pierre, distinct de Paul – est dissociée de l’existence des natures communes ; elle résulte d’un principe indépendant qu’il nomme l’hæcceité. L’essence commune des hommes précède ainsi l’existence des uns et des autres et peut donc être connue a priori. Individu et communauté commencent à se désintriquer. Par transposition dans le domaine politique, la raison pour laquelle un individu est un individu n’est plus liée à la raison pour laquelle il est membre d’une communauté. On trouve là, selon Didier Mineur, la première séparation entre l’individu et le citoyen. La seconde phase de l’évolution transite par Ockham. Le commun n’y est même plus logé à l’intérieur de l’individu ; il est le fait d’une représentation extérieure. Ce que certains ont appelé le « nominalisme politique » (Jeannine Quillet [2]) signifie que, comme le dit ici Didier Mineur, « la cité n’est pas une entité, la communauté n’est pas un ens » (p. 66), mais un agrégat d’individus. L’affaiblissement du commun a pour conséquence que l’individu pourra, exceptionnellement, s’opposer légitimement à une loi puisque celle-ci exprime la volonté d’une autorité plutôt qu’elle n’est dérivée du réel. Hobbes achève ce parcours en coupant l’ordre du savoir de l’ordre des choses. Le singulier, seul existant, n’est saisi que par sa représentation mentale. L’objectivité du monde s’en trouve définitivement inaccessible. L’éthique de Hobbes en tire les conclusions et devient strictement subjectiviste : ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que je la désire mais c’est parce que je la désire que je la nomme bonne. Il n’y a plus de bien commun objectif, la multitude atomisée requiert alors l’artifice d’un dispositif pour se doter d’une unité que la nature ne lui fournit pas. La théorie de la représentation politique s’entend alors comme un processus artificiel et abstrait par lequel chacun, en autorisant un représentant à vouloir et à agir à sa place et en son nom, accepte d’identifier sa volonté à celle du souverain.
Genèse métaphysique et genèse politique de la représentation
Ce cheminement de saint Thomas à Hobbes est passionnant mais soulève aussi quelques questions. La genèse philosophique du concept de représentation que propose Didier Mineur est en effet essentiellement métaphysique, la philosophie politique étant systématiquement traitée de manière dérivée. C’est ainsi que le principe d’individuation rendrait compte, chez Thomas et Duns Scot, de leur pensée politique respective. Si on peut accorder que la métaphysique aristotélicienne de l’Aquinate détermine aussi sa pensée éthique et politique, il faut rappeler que Duns Scot, qui n’a jamais commenté les Politiques d’Aristote, est resté très discret sur la question civile. Lier aussi étroitement sa métaphysique à des conclusions politiques précises – suffisantes en tout cas pour prétendre l’inscrire dans une généalogie de la représentation politique – peut paraître délicat, d’autant que d’autres volets de sa pensée auraient pu être convoqués. Son concept de persona, en particulier, qui permet de penser la personne humaine comme entité close sur elle-même, incommunicable et sans relation (« ad personalitatem requiritur ultima solitudo », Ordinatio III, d. 1, q. 1, 17) exige en effet une nouvelle articulation de l’individu et de la communauté. Ockham pose un autre problème puisque le lien entre les écrits logiques (ante 1328) et les écrits politiques ou polémiques (post 1328) est discuté. Jürgen Miethke a contesté par exemple l’idée que la communauté civile se réduirait, pour Ockham, à des individus [3] et Brian Tierney a rejeté l’idée de nominalisme politique, que Michel Villey avait vigoureusement défendue [4]. Enfin, l’hypothèse d’un lien entre la métaphysique de la représentation et la théorie de la représentation politique, chez Hobbes, est à reconsidérer. Cette hypothèse, formulée par Yves Charles Zarka et inspirée de Leo Strauss, veut que le deuil de l’objectivité soit compensé par l’institution politique, que le monde naturel perdu soit remplacé par le monde artificiel et que les limites de la connaissance de l’homme soient surmontées par la force de sa volonté. Or l’épistémologie hobbesienne ne conduit sans doute pas à un tel scepticisme : dans la doctrine matérialiste de Hobbes, la représentation mentale reste un accident de la matière, de sorte que l’homogénéité de l’esprit et du monde extérieur n’est jamais totalement remise en question. Le physicien a affaire à des phénomènes mais non à des fantasmes et la physique reste une science hautement probable, même si elle n’accède pas à la certitude purement démonstrative de la géométrie. De même, Hobbes ne renonce qu’à l’ontologie aristotélicienne, puisqu’il la remplace par un système ontologique matérialiste qui repose sur le principe ens = corpus énoncé dans le De motu et dans le De corpore. Hobbes a d’ailleurs été conduit à soutenir la thèse de la corporéité de Dieu (qu’Yves Charles Zarka rejette comme purement polémique) pour valider sa théorie générale de l’être [5]. Indépendante de la philosophie première, la théorie de la représentation politique n’est en rien compensatrice mais répond plutôt à la réouverture des conditions d’existence de la communauté civile.
La perspective historique s’expose aussi à l’objection de sous-estimer la théologie politique et d’en déplacer la signification. Il est difficile d’admettre ainsi que l’incarnation – le fait pour le prince de contenir, en sa personne, l’ensemble du corps politque – soit la « première forme de représentation politique » (p. 100) au motif qu’elle introduit une médiation au sein de la communauté, alors que le naturalisme aristotélicien en serait dépourvu. En soutenant que la représentation se forme dès le moment où l’on quitte ce naturalisme, l’auteur peut mettre en parallèle sa genèse avec le développement du schème incarnationnel, et finalement faire de l’incarnation l’esquisse de la représentation. Or la représentation hobbesienne n’a pas de préhistoire et s’est au contraire imposée contre la théologie politique de l’incarnation. Preuve en est le rejet, par Hobbes, de la métaphore du corps politique, tolérée uniquement dans le cas où le souverain serait comparé – au contraire de ce qu’affirme l’auteur (p. 99) – à l’âme et non plus à la tête (De cive, VI, 19).
L’impossible identification au représentant
Si nous ne partageons pas entièrement l’explication historique de la genèse du concept de représentation, l’interprétation théorique que Didier Mineur donne du concept lui-même conserve tout son intérêt. Son projet, d’ailleurs, est moins de retracer l’histoire de la représentation politique que d’en éclairer la facture conceptuelle. Ainsi, les mutations attribuées à Duns Scot ou à Ockham doivent, en tout état de cause, être considérées comme des prérequis de la théorie hobbesienne. Entendu de cette façon, le propos de l’auteur nous paraît singulièrement instructif quand il rend compte du caractère abstrait et purement juridique de l’identification des sujets à la volonté souveraine. Cette abstraction est une faiblesse que la politique a cherché à surmonter en introduisant le principe de l’élection et de la reddition de comptes. Comme l’éclaire très bien Didier Mineur, une similitude entre le représenté et le représentant est attendue pour satisfaire le besoin d’identification réelle. Elle a existé aussi longtemps que l’électeur et l’élu se ressemblaient socialement, c’est-à-dire durant la période du vote censitaire. Cette similitude a disparu avec le suffrage universel, révélant l’écart structurel entre le représenté et le représentant. C’est pourquoi le suffrage universel marque le commencement véritable des crises de la représentation, sans en être l’origine. Le peuple réel, qui n’est pourtant que le résultat de la représentation, se juge alors « mal représenté ». L’illusion d’une communauté antécédente à sa représentation surgit à des moments critiques pour se dresser contre des représentants qui la figureraient insuffisamment.
Didier Mineur distingue trois types de discours critiques possibles, à la fois déduits théoriquement et confirmés empiriquement : soit que l’on déplore l’incapacité des représentants à refléter l’unité profonde et spontanée du peuple, soit que l’on fustige au contraire l’unité factice des représentants qui ne figure pas la diversité réelle, soit enfin qu’on ne reconnaisse pas dans les représentants les rapports de forces partisanes et la majorité réelle du pays. Cette grille de lecture permet à l’auteur d’interpréter les discours critiques des années 1890, 1930, 1960 et 1990 comme autant de versions contextualisées des reproches que le principe de représentation – et non sa « mauvaise » application – ne peut éviter de susciter. À chaque fois, on commet l’erreur d’opposer le peuple réel à ses représentants, comme s’il n’en était pas le résultat. Mais cette erreur n’est pas accidentelle ; elle est au contraire consubstantielle à la représentation et l’accompagne historiquement. La place manque pour rendre justice aux analyses des crises de la représentation au XXe siècle. Mais la confrontation entre la théorie et le terrain montre combien il est fécond, pour la science politique, de s’adosser à des investigations philosophiques.
Si la genèse du concept de représentation qu’expose Didier Mineur peut faire débat, cet ouvrage stimulant contribue, par son ambition et sa clarté, à relativiser sainement certaines des crises politiques que nous éprouvons – elles n’annoncent pas la fin d’un régime comme on le dit parfois – et par conséquent à mieux orienter les propositions pour y remédier.
Le projet d’une « archéologie » de la représentation moderne : mettre au jour ses structures transcendantales
Didier MINEUR
Le projet qui préside à cet ouvrage n’est pas celui d’une histoire philosophique de la représentation politique ; l’objet en est à la fois plus ambitieux et plus modeste : plus ambitieux parce que c’est le fonctionnement de la représentation politique moderne qu’il s’agit d’expliquer, plus modeste parce qu’il n’est pas nécessaire pour cela de recenser toutes les théories de la représentation. Son seul but est l’explicitation du présent. Il s’agit donc de dégager, à partir du présent et de ses lignes de fracture, les structures transcendantales de la représentation, qui sont aussi, pour une large part, celles de la Modernité politique.
L’attention portée à la métaphysique médiévale procède dès lors d’une option philosophique : la philosophie politique n’est pas originellement séparable de la métaphysique ; soutenir que celle-ci ne doit rien à celle-là est une conception moderne, c’est-à-dire, dans le cadre d’une recherche sur les structures transcendantales d’un concept politique moderne, précisément ce qu’il s’agit d’expliquer. Si la philosophie politique des Modernes ne présuppose plus de métaphysique, c’est, me semble-t-il, parce que la métaphysique n’a plus de fondement à lui apporter, ou, ce qui revient au même, parce qu’elle se fonde sur une métaphysique de la liberté, qui, en tant qu’elle évacue la notion de nature et la question de l’essence de l’homme, permet à l’ordre politique de s’affranchir de toute présupposition. C’est précisément le divorce de la pensée politique moderne d’avec la métaphysique qui rend raison de ses contours ; c’est donc le processus de cette dissociation qu’il s’agit de comprendre. Dès lors, s’agissant de penseurs médiévaux qui sont métaphysiciens autant que philosophes du politique, les interprétations qui se soucient de la cohérence interne de ces deux versants de leurs œuvres me semblent devoir être préférées à celles qui les dissocient. Il y va, à mon sens, de la possibilité même de l’accès à des modes de penser le politique singulièrement éloignés du nôtre.
Penser la communauté sous l’espèce de sa représentation est l’un des gestes accomplis par la philosophie politique moderne qui procède de cet évidement de l’essence. Ce qui est en question dans le procès de la représentation (au double sens du terme, l’opération de la représentation et la critique qui l’affecte) est en effet la question du caractère naturel de la communauté. L’attention particulière portée à la métaphysique médiévale est donc solidaire d’une thèse sur la « crise de la représentation ». Il s’agit de l’idée, proche de la pensée de Claude Lefort, que la représentation, malgré les tentatives qui ont été faites pour rendre une réalité concrète à la communauté représentée (les partis politiques, notamment, accréditent l’idée, à l’époque de leur formation, d’une transmission directe, et par conséquent d’une antériorité de la volonté populaire), ne peut être satisfaisante, parce que les fins, en Modernité, sont indéfinies et qu’une société d’individus, dès lors, ne se retrouve jamais durablement dans l’image qui est donnée d’elle. Cette « thèse » présuppose l’interprétation du nominalisme, et l’accentuation de la métaphysique médiévale comme soubassement de la théorie moderne de la représentation.
L’indéfinition des fins propre à une société d’individus a ses origines, en effet, dans la désintrication de l’individu et du collectif qui s’opère au déclin du Moyen-Age. Non qu’il y aurait institution de l’autorité par les individus sur le mode du contrat dès le XIIIe et le XIVe siècle (même si l’on en trouve des préfigurations) mais en ce sens que la communauté y devient progressivement une réalité distincte de l’individu, et par conséquent l’objet d’une représentation mentale qui lui est exactement coextensive, ce que le naturalisme thomiste interdisait encore en tant que la communauté était indissociable de son advenir dans l’être singulier, toujours en surcroît par rapport aux prénotions que l’on pouvait en avoir. C’est là ce qui rend raison du parcours proposé : il n’y a pas, à proprement parler, de représentation politique chez Duns Scot et Guillaume d’Occam, mais leur métaphysique de la communauté concourt directement à son invention : Scot, en faisant de la communauté, c’est-à-dire de l’être communautaire, un donné parallèle à l’individualité, et l’objet d’une représentation mentale qui n’est plus, comme chez Thomas d’Aquin, en attente de son advenir existentiel parce qu’il n’y a plus de finalités naturelles, prépare sa réduction par Occam à un simple fait du langage, et sa réinvention, chez Hobbes, sous les espèces du droit au détriment de l’ontologie. De même, le schème incarnatif de la pensée médiévale est profondément différent du mécanisme de la représentation, mais il le rend possible : il concentre en un seul point focal (la personne du prince), l’unité du corps politique – même si celle-ci est toujours pensée sur le mode de l’immédiateté – au lieu que dans le naturalisme aristotélicien, qui imprègne la pensée de saint Thomas, l’unité de la communauté est un patrimoine commun qui n’a nul besoin de se soutenir d’une théorie de l’incarnation. De ce point de vue, ce schème de l’incarnation rend pensable l’idée contractualiste d’une constitution de l’unité par le Représentant.
Il est vrai que les notions communes de Scot ou le nominalisme d’Occam, sur le plan de la métaphysique, le schème incarnatif, sur celui des représentations de l’autorité, ne peuvent être considérés comme des étapes menant, les unes à une métaphysique individualiste, les autres à la représentation, malgré les différences profondes entre les secondes et les premières, qu’à l’aide d’une lecture téléologique de l’histoire de la philosophie ; mais une telle lecture est consubstantielle au projet d’élucider les structures symboliques du présent : le point d’arrivée étant par définition connu, il faut nécessairement choisir les moments de l’histoire de la pensée qui permettent d’en rendre raison. C’est là, me semble-t-il, le prix d’une théorie politique bien comprise : faire de l’histoire de la philosophie politique, non une fin en soi, mais un moyen au service de l’intelligence du présent.