Les produits numériques changent notre façon de vivre. Grandissant dans un monde hyperconnecté, la nouvelle « génération Z » a développé des comportements, des attitudes et des valeurs différents.
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Dossier / Faut-il avoir peur de la révolution numérique ?
Les produits numériques changent notre façon de vivre. Grandissant dans un monde hyperconnecté, la nouvelle « génération Z » a développé des comportements, des attitudes et des valeurs différents.
Roberta Katz, vice-présidente du conseil d’administration de l’ACSB et chercheuse principale à l’ACSB, coordonne un ensemble interdisciplinaire de chercheurs qui ont examiné les normes et valeurs culturelles des personnes nées au milieu des années 1990 et après, un groupe d’âge que l’on a appelé « génération Z ». Cette recherche, qui a examiné de près les traits qui définissent la culture de la génération Z au Royaume-Uni et aux États-Unis, ainsi que les tendances historiques qui ont influencé cette culture, fait l’objet d’un livre intitulé Gen Z, Explained : The Art of Living in a Digital Age. Titulaire d’un doctorat en anthropologie et d’un diplôme en droit, Mme Katz a été directrice juridique de McCaw Cellular Corporation (aujourd’hui AT&T Wireless), puis de Netscape Corporation. Pendant treize ans, elle a été vice-présidente associée chargée de la planification stratégique à Stanford. Elle s’est investie dans une variété d’initiatives de recherche interdisciplinaire à Stanford, et elle est actuellement membre du conseil d’administration de la CASBS. Elle est également présidente du conseil d’administration de l’Exploratorium, musée des sciences à San Francisco.
La Vie des idées : Le flux continu d’innovations technologiques dans le sillage de la révolution Internet a progressivement transformé la façon dont nous naviguons dans le monde d’aujourd’hui. De l’information circulant à grande vitesse à la surabondance de contenu, des cookies à la surveillance perpétuelle des comportements, de la banque en ligne aux bitcoins, du télétravail aux perspectives d’un monde de réalité virtuelle omniprésent, il semble que les cadres et les structures du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui subissent des transformations radicales. Comment caractériseriez-vous ce moment précis de l’histoire dans lequel nous nous trouvons ?
Roberta Katz : Je crois que nous traversons une période de profonde transition. Si vous viviez dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, probablement dans un environnement rural, peu de temps après que les moteurs avaient commencé à changer la façon de travailler, l’ampleur des changements à venir vous aurait sans doute laissé perplexe. Mais même dans vos rêves les plus fous, vous n’auriez pas pu prévoir tous les impacts sociaux de la révolution industrielle tels qu’ils se sont manifestés à la fin du XXe siècle. La vie dans un monde urbanisé où les voitures, les camions, les avions, les réfrigérateurs, l’éclairage électrique, les téléviseurs, les machines à laver et les sèche-linges, la téléphonie longue distance, l’école publique et même les humains dans l’espace étaient omniprésents, s’est inévitablement organisée de manière très différente de la vie dans la société préindustrielle.
Pensez maintenant à tous les changements que nous avons connus au cours des 25 dernières années seulement, alors que la révolution numérique a de plus en plus remodelé la façon dont nous menions nos vies de l’ère industrielle. Ces 25 années ont été une période remarquable d’innovations constantes et souvent spectaculaires, qui nous ont fait découvrir le génie génétique, l’intelligence artificielle, les robots, les cybermonnaies et l’accès en ligne à tout, de la banque à l’école en passant par le shopping et les loisirs. Dans ce milieu d’innovation perpétuelle, nous sommes troublés, déstabilisés et incapables d’imaginer, autrement que par la science-fiction, où toutes ces nouvelles technologies vont mener les humains. Certains futurologues vont même jusqu’à prévoir que l’avenir de l’humanité telle que nous la connaissons se transformera, avec l’évolution de l’intelligence artificielle, en quelque chose de plus comparable à la machine, ou bien de surhumain.
Les bits et les octets qui constituent l’épine dorsale des technologies numériques peuvent être combinés et manipulés de tant de manières que les perspectives de découvertes et de créations futures semblent presque illimitées ; cette extrême adaptabilité est l’une des raisons pour lesquelles nous avons vu tant de nouveaux outils numériques apparaître sur le marché en si peu de temps. Parmi les plus puissants de ces outils, on trouve bien sûr l’internet et le Web, qui permettent d’interconnecter jusqu’à des milliards de personnes à un moment donné. Un réseau aussi puissant a donné naissance à son tour à des millions d’autres outils de communication en réseau – les nombreuses « applications » que nous utilisons pour travailler, jouer, socialiser et apprendre. Il est essentiel de reconnaître que tous ces outils numériques ont créé un environnement quotidien d’une vitesse, d’une échelle et d’une portée sans précédent pour nous, les humains, ce qui contribue largement à notre sentiment collectif d’être dépassés par nos propres expériences en plein cœur de cette révolution technologique et sociale.
À l’instar des grandes révolutions technologiques du passé, cette révolution numérique stimule une révolution sociale tout aussi profonde, qui accentue notre désarroi face à l’avenir. Les institutions et les valeurs sociales que beaucoup de gens considéraient comme acquises au XXe siècle ne semblent plus aussi solides. Aux États-Unis, du moins, la famille nucléaire peut désormais être très différente de la « norme » antérieure composée d’une mère, d’un père et d’enfants ; la « gig economy » a remplacé la journée de travail « de 9 à 5 » et la sécurité de l’emploi à vie pour de nombreux travailleurs ; le sexe et la sexualité sont de plus en plus considérés comme des questions de choix personnel plutôt que de convention sociétale ; et des valeurs de longue date, telles que la liberté d’expression, la vie privée et la sécurité, sont remises en question dans le monde du Big Data où une grande partie de ce que nous faisons ou disons peut être enregistrée, suivie, analysée et rendue publique par d’autres. Si l’histoire est un guide, la société finira par s’habituer aux nouvelles technologies et par être mieux à même de faire face aux conséquences indésirables de leur utilisation et se donnera, à son tour, des structures et des conventions sociales à nouveau stables (dont certaines seront très différentes de celles d’aujourd’hui), mais en attendant, nous nous efforçons de nous adapter à tous ces changements.
La vie des idées : L’anthropologie structurelle a classiquement formulé l’hypothèse d’une homologie ou d’une correspondance entre, d’un côté, le monde physique construit dans lequel nous vivons et, de l’autre, la disposition des groupes sociaux et les « formes de classification » à travers lesquelles nous nous percevons et percevons le monde. Iriez-vous jusqu’à étendre cette analogie à la conception architecturale de nos structures numériques ? Dans quelle mesure diriez-vous que les systèmes informatiques, l’internet, les médias sociaux, les smartphones, etc. transforment la manière dont nous donnons un sens au monde dans lequel nous vivons et la manière dont nous essayons d’agir dans ce monde ?
Roberta Katz : Il y a un dicton sur l’architecture qui m’a toujours frappée : « Vous faites d’abord le bâtiment, puis c’est le bâtiment qui vous fait. » Une maison légère et aérée peut susciter un certain type de réaction émotionnelle et comportementale chez ses habitants et, de même, une maison sombre et lourde peut créer un environnement tout à fait différent pour ceux qui y vivent. Il n’est pas surprenant que les technologues parlent de « l’architecture » des produits numériques qu’ils créent et, tout comme pour les bâtiments physiques, ces architectures ont un impact significatif sur les personnes qui utilisent ensuite ces produits.
Tous les produits logiciels contiennent des « règles » pour leur utilisation, que ces règles soient explicites (c’est l’exception) ou implicites (c’est plus courant). Cela est particulièrement évident lorsque la mise à jour d’un logiciel, ou d’une application, est si importante que vous devez réapprendre à l’utiliser – ce qui peut sembler assez pénible au début. Dans chaque cas, vous devez adapter votre comportement aux changements que le créateur du logiciel vous impose. Les créateurs peuvent vous dire que les changements sont dans votre intérêt, et c’est parfois le cas (par exemple, pour une mise à jour de sécurité), mais souvent ces changements sont dans l’intérêt du créateur, qui ajoute de nouvelles options pour ses propres besoins commerciaux. Les logiciels de « personnalisation » en sont un bon exemple : ils permettent à leur créateur de déterminer le ou les groupes d’utilisateurs qui se ressemblent le plus afin de diriger les annonceurs vers les groupes les plus susceptibles d’acheter ce qu’ils vendent et de diriger les fournisseurs d’informations vers les groupes les plus favorables à leurs messages. Cette « personnalisation » influence les attitudes et les comportements ultérieurs des utilisateurs.
Il ne fait aucun doute que les produits numériques modifient considérablement notre mode de vie. Comme je l’ai dit, la révolution numérique consiste en ce que nous utilisons de nouveaux types d’outils, extrêmement puissants. On a dit que les outils de l’ère industrielle étaient essentiellement des outils musculaires – les moteurs remplaçant les chevaux et améliorant la puissance musculaire humaine – et que les outils de l’ère numérique sont essentiellement des outils cérébraux – les algorithmes améliorant la vitesse, l’échelle et la portée de ce que nous pouvons traiter avec notre esprit. Nos ordinateurs et nos téléphones intelligents sont des outils remarquablement polyvalents ; ils sont à la fois téléphone, appareil photo, machine à écrire, console de jeu, calculatrice et bien plus encore, le tout dans un seul appareil portable que vous pouvez emporter partout avec vous. D’un côté, le fait d’avoir tous ces outils à portée de main peut rendre une personne plus efficace et plus productive, mais d’un autre côté, cela peut rendre une personne moins réfléchie, moins patiente et, pour faire court, peu sensible aux nuances.
L’internet et tous les produits de communication en réseau qu’il a engendrés, des applications d’achat en ligne aux médias sociaux en passant par Zoom, ont aussi radicalement changé notre compréhension du monde qui nous entoure, y compris notre perception du temps et de l’espace. En 1980, un appel téléphonique international était une entreprise importante et coûteuse, mais aujourd’hui, nous sommes nombreux à avoir des interactions en ligne avec notre famille, nos collègues et les fournisseurs de biens et de services du monde entier. Grâce aux médias numériques, nous pouvons donner l’impression d’être réellement présents dans des lieux très éloignés de ceux où nous nous trouvons physiquement.
Quant au temps, nous sommes affectés non seulement par la vitesse des outils numériques, mais aussi par la confusion qui ne cesse d’augmenter des activités en ligne, surtout lorsque nous avons plusieurs « fenêtres » ouvertes sur nos écrans. Contrairement au monde physique, où le travail et les loisirs ont généralement lieu à des moments et dans des lieux différents, en ligne, nous pouvons intégrer de manière fluide le travail et les loisirs au cours d’une journée, en nous engageant dans des activités simultanées avec des personnes situées dans plusieurs fuseaux horaires. Il peut être 8 heures du matin pour un participant à un jeu en ligne et 8 heures du soir pour un autre, mais ce qui compte pour les deux joueurs, c’est qu’ils partagent le même moment dans le cyberespace. Comme autre exemple de la façon dont ces outils numériques nous changent, on peut citer les applications logicielles qui encouragent et facilitent la collaboration. Wikipédia, GoFundMe et tant d’autres sites qui permettent de vastes collaborations, souvent anonymes, modifient notre compréhension de la façon dont les gens peuvent travailler et accomplir ensemble.
La Vie des idées : La matérialité du « vieux » monde devient-elle obsolète en raison de nos nouvelles façons de vivre le monde ? Comment abordez-vous les craintes de ceux qui voient un danger dans le fait de passer au tout virtuel et de devenir étranger à la réalité ?
Roberta Katz : Je ne m’inquiète pas de voir les humains perdre le contact avec le monde matériel du fait que nous passons de plus en plus de temps en ligne. Je sais que certaines personnes qui ont vu le film Ready Player One, ou qui écoutent Marc Zuckerberg parler de sa vision du métavers, redoutent de plus en plus un tel avenir, mais je sais aussi que les hommes, tant que nous serons des êtres humains, continueront à avoir des besoins de subsistance de base qui ne peuvent être satisfaits que dans le monde matériel. La RV (réalité virtuelle) et la RA (réalité augmentée) peuvent certainement amener nos sens et nos émotions à faire l’expérience du monde en ligne de la même manière que nous faisons l’expérience du monde physique, mais on aurait pu dire la même chose des humains dans une ère pré-numérique – se laisser absorber par un livre, une émission de télévision ou un film peut également simuler une situation de « vie réelle ».
Si je m’inquiète de la RV, de la RA et d’autres produits numériques qui nous permettent de manipuler la réalité de la même manière, c’est à cause des conséquences involontaires de leur utilisation. Parce qu’ils peuvent donner l’impression d’être si proches de la réalité et d’englober tout, ils peuvent modifier la compréhension qu’ont les gens de ce qui est en fait réel. Les fabricants de produits de RV affirment à juste titre que c’est une bonne chose : par exemple, ils peuvent aider les gens à prendre conscience des impacts du changement climatique ou de leurs préjugés inconscients. Mais le contraire est également vrai : les produits de RV peuvent être utilisés pour manipuler les gens afin qu’ils deviennent plus partiaux et plus enclins à la violence. D’autres logiciels qui peuvent déformer la réalité ou promouvoir la désinformation sont également inquiétants. Par exemple, les logiciels permettent désormais de coller la tête d’une personne sur le corps d’une autre et les mots d’une personne dans la bouche d’une autre dans des médias où il est presque impossible de détecter la manipulation. Nous avons un long chemin à parcourir pour élaborer des règles et des normes qui nous aideront à nous défendre et à contrôler ce type de comportement abusif et potentiellement très nuisible, tant au niveau individuel que sociétal.
La Vie des idées : Comment vos recherches aident-elles à comprendre ou à gérer les conséquences de ces transformations ? Que nous apprennent-elles des effets que ces changements causent à notre vie quotidienne ?
Roberta Katz : Il y a plusieurs années, trois collègues universitaires et moi-même avons commencé à étudier la cohorte de la génération Z (généralement définie comme les personnes nées entre le milieu des années 1990 et la première décennie des années 2000) (les membres de la génération Z sont également appelés « post-millénaires » et « zooms »). Nous étions déconcertés et, parfois, frustrés par les comportements que nous observions – par exemple, des étudiants qui déclaraient ne pas terminer un devoir à la date prévue parce qu’ils avaient besoin de temps pour « se soigner ». Ces élèves ne s’inquiétaient pas de l’impact sur leurs notes ; ils acceptaient une note plus basse, ce que les générations précédentes auraient essayé d’éviter en restant éveillées toute la nuit si nécessaire pour terminer un devoir à temps. Les quatre chercheurs que nous étions avons pu mettre à profit nos diverses méthodologies disciplinaires dans le cadre de ce projet. Nous avons réalisé des entretiens ethnographiques avec plus de 100 étudiants, des enquêtes à grande échelle auprès de groupes aléatoires de jeunes de la génération Z vivant aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’une analyse linguistique basée sur un corpus de 70 millions de mots extraits des sites en ligne préférés de cette tranche d’âge, puis nous avons appliqué un regard historique à nos conclusions. Les résultats de nos recherches sont décrits dans un livre intitulé Gen Z, Explained : The Art of Living in a Digital Age, publié par l’University of Chicago Press en 2020.
Ce que nous avons appris de nos recherches a changé notre attitude à l’égard de la génération Z. Au lieu de considérer ces jeunes comme problématiques et malavisés, nous avons commencé à comprendre qu’ils avaient développé des comportements, des attitudes et des valeurs différents des nôtres, précisément parce qu’ils avaient grandi dans un monde hyperconnecté par l’Internet et le Web, massivement puissants et rapides. Le monde en réseau qui était « l’eau dans laquelle ils apprenaient à nager » était un monde en évolution rapide et continue, tant sur le plan technologique que social. Dès la naissance, leurs cerveaux en développement ont appris à gérer la vitesse, l’échelle et la portée sans précédent associées à tous ces nouveaux outils numériques de production et de communication. Nos entretiens nous ont beaucoup appris sur la façon dont les membres de la génération Z s’adaptaient à la vie à l’ère numérique, ce qui nous a amenés à reconnaître le besoin impérieux d’un dialogue intergénérationnel sur les transitions sociétales que nous vivons tous. Il nous a paru encourageant de constater que ces jeunes, si habiles à utiliser les outils numériques, n’en sont pas moins de fervents défenseurs des valeurs humaines par excellence, comme le respect et le souci des autres. Lorsque nous avons demandé aux personnes interrogées de nous parler de leur mode de communication préféré, nous nous attendions à les entendre parler d’e-mail, de SMS, de messagerie directe et de chats vidéo, mais, à notre grande surprise, presque toutes les personnes interrogées ont répondu que leur mode de communication préféré était la conversation en face à face.
Nous espérons que ce livre favorisera la compréhension et le respect entre les générations, car en cette période de profonde transition, nous devons tous, jeunes et moins jeunes, réfléchir ensemble à la manière de préserver le meilleur du passé tout en allant vers l’avenir. Comme nous l’avons expliqué dans notre livre :
Le changement social est rarement facile, et les membres de la génération Z connaissent déjà des conflits entre leurs valeurs, leurs attentes profondes, et la réalité de ce qu’ils vivent. Ils s’interrogent sur la manière de provoquer le changement, et sur l’opportunité et la manière de le faire au sein ou en dehors des institutions dont ils ont hérité. Ces questions ne leur sont pas propres ; toutes les générations s’interrogent sur l’avenir de la démocratie représentative, de la vie privée, du capitalisme et de la liberté d’expression à l’ère numérique.
Savoir quand et comment donner la priorité à certaines de leurs propres valeurs par rapport à d’autres est encore un sujet d’expérimentation pour les membres de la génération Z. Il en va de même pour le processus de réponse aux questions profondes sur la question de savoir si – ou comment – les idées et les valeurs plus anciennes restent significatives à l’ère numérique. Le développement de nouvelles structures sociales pour l’ère numérique nécessitera un processus de recherche de compromis, qui reste à déterminer et à tester, entre des valeurs concurrentes, et en tant que sociétés, nous n’en sommes qu’au début de ce processus complexe.
Les membres de la génération Z sont plus avancés dans le processus d’adaptation à l’ère numérique que ceux qui les ont précédés et sont donc prêts à ouvrir la voie sur un grand nombre des questions que nous avons abordées. Tout comme les jeunes ont remodelé les institutions et les normes sociales lorsqu’ils ont quitté les zones rurales pour s’installer dans les villes au cours de la révolution industrielle, les citoyens de la génération Z d’aujourd’hui s’efforcent de trouver la meilleure façon de relever les défis de l’ère numérique. Ils tentent de déterminer ce qu’il faut reporter du passé, ce qu’il faut laisser derrière soi, et comment construire des structures et des conventions sociales entièrement nouvelles.
La Vie des Idées : Le fait que les grandes entreprises technologiques et les États aient accès à une sorte de panopticon crée-t-il une réelle menace pour la démocratie ? Voyez-vous des moyens par lesquels ces nouvelles technologies pourraient plutôt donner du pouvoir aux citoyens et consolider la démocratie ?
Roberta Katz : Vaste question ! Comme je l’ai dit, il est difficile pour nous de savoir, à ce stade relativement précoce de la transition vers l’ère numérique, quels changements socio-économiques se produiront au fil du temps, y compris en matière de gouvernance. Ce qui compte avant tout, cependant, c’est que nous nous concentrions sur les valeurs sociétales qui fondent la démocratie afin de mieux observer et comprendre comment ces valeurs sont mises à mal ou favorisées non seulement par les fonctionnalités numériques, mais aussi par les entités privées et publiques qui contrôlent l’utilisation des nouveaux outils numériques de communication et de production.
Je suis heureuse de constater que de nombreux spécialistes des sciences sociales s’intéressent enfin à ces questions, en examinant en profondeur à la fois les technologies et les créateurs/propriétaires de ces technologies afin de déterminer leurs répercussions sur les valeurs fondatrices de nos sociétés. Pendant trop longtemps, les technologues nous ont assurés de leur innocuité, et les spécialistes des sciences sociales se sentaient trop ignorants en matière de numérique pour remettre en question cette assurance, mais cette ère de « techno-optimisme » est révolue, et nous pouvons maintenant nous atteler à la tâche sérieuse d’examiner de manière critique les impacts socio-économiques (y compris gouvernementaux) actuels et futurs de nos nouveaux outils numériques et de notre infrastructure en réseau.
par , le 8 juin 2022
Jules Naudet, « Le numérique restructure le social. Entretien avec Roberta R. Katz », La Vie des idées , 8 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-numerique-restructure-le-social
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