Tim Heinkelmann-Wild est chercheur post-doctoral et maître de conférences en à l’Université Ludwig Maximilians de Munich et Visiting Scholar à l’Université de Cambridge. Sa thèse de doctorat intitulée After Exit : Alternative Leadership and Institutional Resilience after Hegemonic Withdrawal a reçu la mention « summa cum laude » à la LMU de Munich et le John McCain Dissertation Award de la Conférence sur la sécurité de Munich en 2025. Il est également coauteur de l’ouvrage European Blame Games : Where does the Buck stop ?, publié chez Oxford University Press en 2024, avec Berthold Rittberger, Bernhard Zangl et Lisa Kriegmair. Il est membre du German Council on Foreign Relations (DGAP).
La Vie des Idées : Les États-Unis ont toujours eu une relation ambivalente avec le multilatéralisme, se retirant par le passé d’un certain nombre d’organisations internationales pour en contester les dysfonctionnements (OIT, UNESCO, ONUDI, etc.) avant de les réintégrer. Sommes-nous en présence d’une continuité ou d’une rupture à cet égard ?
Tim Heinkelmann-Wild : Il s’agit en tout cas d’une tendance générale de la politique étrangère américaine. Une évaluation systématique du (dés)engagement des États-Unis dans les institutions internationales montre qu’ils ont fréquemment remis en cause leur soutien aux organisations et accords internationaux par le passé, et ce même avant Trump. Les États-Unis ont ainsi quitté l’Organisation internationale du travail (OIT) sous Jimmy Carter, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) sous Ronald Reagan, et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) sous Bill Clinton. En outre, George W. Bush a refusé de ratifier le protocole de Kyoto et le statut de Rome qui instaurait la Cour pénale internationale (CPI).
Cette tendance s’explique par le pouvoir prééminent des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui les rend plus libres de poursuivre leur politique étrangère au sein des institutions multilatérales, et de choisir de le faire en se coordonnant ou non avec d’autres États. A l’inverse, plus les États sont faibles, moins ils peuvent se permettre d’agir ainsi et doivent donc se regrouper et se coordonner pour faire la différence sur la scène internationale.
Les variations de l’engagement des États-Unis dans les institutions internationales sont alors déterminées par différents facteurs, parmi lesquels on trouve notamment un certain scepticisme national à l’égard de la coopération internationale, une dénonciation du caractère intrusif des institutions internationales et l’ascension de puissances rivales. À l’heure actuelle, ces trois facteurs vont dans le sens d’un désengagement des États-Unis. Premièrement, les institutions internationales n’ont jamais été aussi nombreuses et ont des possibilités d’interférer dans le jeu politique, ce qui limite la marge de manœuvre même des États-Unis et transforme alors les organisations internationales en cibles de contestation. Deuxièmement, la polarisation politique intérieure aux États-Unis se répercute voire s’accentue également en matière de politique internationale, ce qui rend les décisions de politique étrangère plus difficiles à prendre au Congrès. Enfin, les États-Unis sont en déclin par rapport à l’ascension de puissances comme la Chine, et sont confrontés à des blocs de plus en plus influents d’États révisionnistes et illibéraux, tels que la Russie.
Il est frappant de constater que Joe Biden a lui aussi été soumis à ces forces internes et externes et qu’il n’a pu que partiellement tenir la promesse du « America is back » (« l’Amérique est de retour »). Sous la présidence de Joe Biden, les États-Unis ont en effet reconduit leur soutien à certaines institutions multilatérales. Cela a été le cas de l’Accord de Paris, de l’UNESCO, du Conseil des droits de l’homme des Nations unies et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Néanmoins, Biden n’est jamais revenu sur d’autres engagement comme l’accord sur le nucléaire iranien, l’accord de partenariat transpacifique (Transpacific Partnership Agreement ou TPP) ou le traité Ciel Ouvert (Open Skies Treaty). Les manques en matière de financement de la lutte contre le changement climatique n’ont pas non plus été complètement comblés durant la période Biden, qui a également vu émerger de nouvelles politiques protectionnistes contraires aux règles du libre-échange mises en place par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), telles que la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act). Au lieu de s’engager ou même de créer de nouvelles institutions multilatérales, les États-Unis de Biden ont préféré conduire leur politique étrangère par le biais de clubs minilatéraux sélectifs qui leur permettaient de choisir leurs partenaires.
Toutefois, si la politique de Trump s’inscrit dans des tendances plus profondes, elle n’en est pas moins spécifique, et ce à plusieurs égards. En termes de retrait et de désengagement des institutions internationales, Trump 1.0 a atteint l’un des scores les plus élevés depuis 1945. Trump 2.0 pourrait battre son propre record puisqu’il a déjà ordonné un réexamen complet des contributions et de la participation des États-Unis à toutes les organisations et à tous les traités internationaux [1]. Mais c’est surtout par la nature de ses attaques que Trump se distingue. Alors que les autres présidents américains cherchaient généralement à maintenir - au moins dans leur rhétorique - leur engagement envers l’ordre international libéral d’après-guerre que les États-Unis ont contribué à créer, Trump rejette ouvertement le libéralisme politique et économique ainsi que les procédures multilatérales et inclusives qui sous-tendent cet ordre.
La Vie des Idées : Pourquoi les organisations internationales sont-elles des cibles faciles pour les gouvernements ? Pourriez-vous développer les différentes stratégies de mise en accusation (« blaming strategies ») que vous identifiez dans votre travail ? En quoi la stratégie de Trump est-elle spécifique ?
Tim Heinkelmann-Wild : Les institutions internationales, et en particulier les grandes organisations internationales, sont souvent des boucs émissaires idéaux pour les gouvernements des États qui les composent. Leurs politiques et procédures sont souvent très complexes et le grand public ne dispose pas d’informations suffisantes à leur sujet. Si cela incite la plupart des gouvernements à utiliser des institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Union européenne (UE) comme boucs émissaires, surtout en période de crise économique, les organisations internationales sont, d’une manière générale, des cibles particulièrement attrayantes pour les gouvernements populistes. Il y a plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, les organisations internationales s’inscrivent parfaitement dans le narratif anti-élites des leaders populistes concernant les bureaucrates technocrates et les puissances étrangères qui profiteraient des et s’opposeraient aux citoyens ordinaires. De plus, leur nature cosmopolite et leurs valeurs libérales contrastent nettement avec les récits nationalistes. Critiquer les organisations internationales promet donc aux populistes de mobiliser leurs électeurs. Par exemple, le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) constituait une cible parfaite pour une stratégie proactive de mise en accusation des organisations internationales par l’administration Trump. En accusant fallacieusement l’organisation de soutenir l’avortement forcé en Chine, l’administration Trump pouvait combiner le thème de l’avortement et de la Chine à une attaque contre la bureaucratie onusienne.
En outre, blâmer les organisations internationales s’avère également utile lorsque les populistes une fois au gouvernement réalisent qu’ils ne pourront pas tenir leurs promesses. Dans ce cas de figure, les organisations internationales deviennent des boucs émissaires, mais de manière réactive et non plus proactive. Cela afin d’éviter de blâmer le gouvernement face aux pressions intérieures en reportant la critique sur les organisations internationales. Par exemple, les attaques publiques de Trump contre l’OMS étaient clairement motivées par son incapacité à répondre efficacement à la pandémie de COVID-19 aux États-Unis et ce en pleine année électorale. Il a donc présenté l’organisation onusienne comme inefficace et surtout de connivence avec la Chine afin de détourner l’attention des échecs de son gouvernement.
La Vie des Idées : Votre recherche porte sur les effets du leadership dans les organisations internationales : les États-Unis en ont-ils le monopole ? Est-il possible d’envisager une alternative à leur leadership ? Sous quelle forme ?
Tim Heinkelmann-Wild : Les États-Unis n’ont pas le monopole du leadership international, mais ils sont en tête en raison de la prédominance de leurs ressources de puissance. Les États-Unis jouissent toujours de la primauté de leur puissance militaire, de leur puissance financière et de leur puissance commerciale. En outre, les États-Unis jouissent d’un vaste « soft power » (ou puissance « douce » dans le sens de non contraignante) - même s’il s’érode rapidement aujourd’hui - grâce à l’attrait exercé par leur société et leur culture. Par le passé, les États-Unis ont mis cette prédominance au service de la mise en place et du maintien des institutions internationales en lien avec leurs partenaires occidentaux. Le revers de la médaille étant que lorsqu’ils retirent leur soutien aux institutions internationales, celles-ci sont confrontées à de graves difficultés. Quand l’État membre le plus puissant leur tourne le dos, c’est toute la validité des institutions internationales et de leurs règles qui se voit remise en question. En outre, le retrait des États-Unis prive les institutions de contributions majeures et sape ainsi leur capacité à traiter efficacement les problèmes mondiaux.
Ceci étant, d’autres gouvernements tout comme les bureaucraties des organisations internationales peuvent se poser en leaders alternatifs et aider les États membres restants à surmonter les défis posés par le retrait des États-Unis. Ils peuvent défendre la valeur persistante des institutions et combler le vide laissé par les États-Unis. Toutefois, le succès des leaders alternatifs est conditionné à la force de persuasion et à la mobilisation de contributions suffisantes de la part des autres États membres. Aucun acteur ne peut à lui seul compenser la perte des États-Unis en tant que puissance hégémonique. Les leaders alternatifs ont donc besoin de « soft power » pour convaincre les autres de la nécessité de soutenir l’institution dans la durée. Ils doivent également s’appuyer sur une puissance suffisamment contraignante (« hard power ») pour faire face aux problèmes mondiaux sans les États-Unis.
L’Union européenne est très bien placée pour fournir un leadership alternatif tant en raison de son soft power que de son hard power. Déjà pendant le premier mandat de Trump, l’UE et ses membres sont intervenus. Dans le cas de l’accord de Paris, l’UE a joué un rôle de premier plan. Elle a non seulement défendu l’accord, mais elle a également servi de modèle en intensifiant ses propres efforts pour lutter contre le changement climatique. Elle a également inclus la Chine, au titre de plus gros émetteur, dans sa stratégie de réponse au retrait des États-Unis. L’UE a également utilisé sa position de puissance économique comme levier pour lier le Brésil à l’accord, et ce sous la présidence Jair Bolsonaro, qui menaçait de suivre l’exemple de Trump. Par conséquent, l’accord de Paris a pu résister, car d’autres États membres ont respecté leurs engagements et ont même augmenté leurs objectifs en matière de réduction de leurs émissions. Dans le cas de l’OMS, les États membres européens, en étroite collaboration avec le secrétariat de l’OMS, ont également réussi à défendre l’organisation contre les critiques de Trump et à combattre la pandémie de COVID-19 sans les États-Unis.
Pour répondre à Trump 2.0 et maintenir l’ordre international libéral, l’Europe doit donc être prête à prendre les devants pour combler le vide créé par le retrait des États-Unis. L’UE et notamment les États européens les plus puissants tels que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni devraient tout d’abord continuer à défendre les institutions multilatérales et à respecter leurs règles afin de maintenir leur réputation d’États membres défenseurs des principes libéraux. Cela afin de renforcer leur pouvoir de persuasion, indispensable pour rallier des partenaires pour leurs coalitions. A cet égard, les gouvernements européens devront s’appuyer davantage sur des partenaires non occidentaux en mesure de soutenir le multilatéralisme.
Deuxièmement, pour accroître de manière efficace et efficiente leurs capacités d’autonomie, les Européens devraient mettre en commun leurs ressources en matière de hard power, du domaine de la défense à celui des finances. Ce n’est qu’ensemble que les Européens peuvent disposer de capacités suffisantes pour faire la différence sur la scène internationale lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes allant de l’environnement et de l’aide au développement au libre-échange et aux politiques de sécurité. Cela peut se faire au niveau de l’UE ou dans le cadre de nouveaux accords de coopération avec le Royaume-Uni. Il est également important de prendre conscience de nos propres dépendances et d’œuvrer à les réduire.
Enfin, les gouvernements européens et l’UE devraient renforcer les capacités bureaucratiques des organisations internationales. Les bureaucraties internationales sont très motivées pour lutter pour la survie de leurs organisations et très attachées aux valeurs qui les sous-tendent. A cet égard, les gouvernements européens et l’UE devraient leur fournir des ressources financières plus importantes afin d’accroître leur indépendance par rapport aux États membres.
La Vie des Idées : Vous semblez plutôt optimiste quant à la possibilité pour les puissances européennes d’incarner un leadership alternatif, mais l’Union européenne est assez divisée aujourd’hui : voyez-vous des signes d’une volonté d’assumer un rôle renouvelé dans les institutions multilatérales ?
Tim Heinkelmann-Wild : L’Europe est en effet confrontée aujourd’hui à de multiples défis qui attisent les tensions internes et sont susceptibles d’entraver une réponse efficace au retrait des États-Unis. Premièrement, la réélection de Trump et le soutien ouvert de son gouvernement aux populistes autoritaires enhardissent les forces qui, en Europe, contestent de l’intérieur son engagement en faveur d’un ordre multilatéral fondé sur des règles. Deuxièmement, la menace militaire de la Russie a accru la dépendance de l’Europe à l’égard des garanties de sécurité américaines. Cela rend les Européens, en particulier ceux qui se trouvent sur son flanc est, particulièrement vulnérables aux représailles des États-Unis s’ils agissent contre la volonté de Trump. Troisièmement, et de manière connexe, les Européens sont donc confrontés à de forts impératifs de renforcement de leurs propres capacités de défense. Ce changement général d’orientation risque de saper leur engagement envers les institutions multilatérales et l’aide au développement. Enfin, même si les gouvernements européens et l’UE sont généralement d’accord pour soutenir le multilatéralisme, la rapidité et le caractère simultané des attaques de Trump 2.0 contre de nombreuses institutions multilatérales risquent de provoquer un sentiment d’asphyxie et de provoquer des conflits sur les priorités à donner.
Si les principaux porte-parole des institutions européennes et les gouvernements européens ont condamné le désengagement des États-Unis des institutions multilatérales, il reste à voir si ces déclarations seront suivies d’effets. Malgré les défis que comporte un soutien renouvelé au multilatéralisme, il y a également de bonnes raisons de s’attendre à ce que l’Europe suive le mouvement. Les économies européennes continuent de tirer d’immenses bénéfices de cet ordre international libéral. Les décideurs européens devraient donc être plutôt disposés à sécuriser ces avantages en s’engageant en faveur des institutions multilatérales. En outre, la réponse aux attaques de Trump peut généralement s’appuyer sur un consensus antérieur entre les dirigeants européens. Par exemple, l’accord précédent entre les membres de l’UE a aidé la Commission et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) à défendre des institutions telles que l’Accord de Paris ou le FNUAP malgré le scepticisme des gouvernements des États membres. La centralisation du pouvoir de décision au sein de l’UE facilite également une réponse unie. A titre d’exemple, Commission européenne a pu définir et mettre en œuvre une réponse rapide au blocage par les États-Unis de l’organe d’appel de l’OMC, en raison de ses prérogatives exclusives sur le marché commun. Dans le domaine de l’aide au développement, la Commission dispose également d’une marge de manœuvre considérable en ce qui concerne l’exécution du budget. La capacité de l’UE à promouvoir son leadership sur la scène internationale peut donc être facilitée par l’extension du vote à la majorité ou la délégation de tâches à la Commission. Enfin, la dépendance de l’Europe à l’égard de partenaires non occidentaux dans le traitement des problèmes mondiaux s’est également accrue au cours des dernières décennies, d’autant plus que les États-Unis sont devenus moins fiables sous la présidence de Donald Trump. L’UE et les gouvernements européens sont donc également confrontés à de lourds impératifs pour soutenir les institutions multilatérales afin d’alimenter leur soft power et de rallier des partenaires non occidentaux.
La Vie des Idées : Qu’en est-il de la Chine, qui n’a cessé d’augmenter ses contributions au budget ? La Chine pourrait-elle être en mesure d’assurer ce leadership alternatif ?
Tim Heinkelmann-Wild : Il y a en effet souvent une attente que des puissances révisionnistes, telles que la Chine ou la Russie, comblent le vide laissé par les États-Unis dans les institutions multilatérales. On imagine qu’elles y voient là une opportunité de reprendre le contrôle des institutions afin de les restructurer à leur image. Et il est clair que des puissances opportunistes et révisionnistes peuvent profiter du désengagement des États-Unis des institutions multilatérales. Trump, par exemple, a permis à la Chine de se présenter, par contraste, sur la scène internationale comme un champion du libre-échange et même de la protection du climat. En outre, les États-Unis ont fourni aux États révisionnistes le prétexte tout trouvé pour se détourner d’accords impopulaires. La Russie s’est ainsi appuyé sur le retrait des États-Unis du Traité Ciel ouvert (Open Skies Treaty) sous Trump 1.0 pour justifier sa propre sortie de l’accord, la Chine a rejeté les critiques émises au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en soulignant le double standard avec l’Occident, le Brésil de Jair Bolsonaro a menacé d’abandonner l’Accord de Paris et, plus récemment, l’Argentine de Milei a suivi Trump en se retirant de l’OMS.
Mais il y a eu peu de tentatives de la part des puissances révisionnistes non occidentales pour jouer un rôle de premier plan dans les institutions abandonnées par les États-Unis et pour les restructurer à des fins non libérales. Par le passé, ce sont surtout les puissances occidentales qui ont comblé le vide laissé par les États-Unis. Cela s’explique par le fait que le succès d’autres puissances dirigeantes nécessite une force de persuasion et la mobilisation de contributions suffisantes de la part d’autres États membres pour compenser l’absence des États-Unis. Par rapport à de nombreux États non occidentaux, illibéraux, voire révisionnistes, les puissances occidentales jouissent généralement d’une crédibilité nettement plus grande lorsqu’il s’agit de maintenir un engagement multilatéral. Les puissances européennes, et en particulier l’UE, peuvent utiliser leur supplément de soft power pour défendre les institutions multilatérales contre les critiques des États-Unis, forger de nouveaux partenariats avec d’autres États concernés et mobiliser le hard power nécessaire pour pallier aux lacunes laissées par les États-Unis. L’exemple du blocage de l’OMC par les États-Unis est révélateur à cet égard. En réponse au blocage de l’Organe d’appel par la première administration Trump, la Chine s’est délibérément mise en retrait et a laissé l’UE prendre les devants, entérinant ainsi que l’Europe disposait d’un soft power supérieur en la matière et qu’elle aurait donc plus de succès.
On doit néanmoins nuancer le propos en rappelant qu’en cas d’échec à s’imposer comme leaders alternatifs après le retrait des États-Unis, les États occidentaux ont aussi donné l’occasion aux puissances révisionnistes d’accroître leur influence et, finalement, de prendre le contrôle de certaines institutions. L’ONUDI en est un bon exemple. Après le retrait des États-Unis de l’organisation, de nombreux autres États occidentaux ont également suspendu leurs contributions, voire mis fin à leur participation dans les années 1990. En augmentant considérablement ses contributions au fil du temps, la Chine a progressivement gagné du terrain au sein de l’organisation onusienne, qu’elle a ensuite utilisée pour légitimer, avec le « sceau » onusien, le projet des Nouvelles routes de la Soie (Belt and Road Initiative). Ce n’est que récemment que l’influence chinoise a été repoussée par la nouvelle direction allemande de l’organisation. La menace d’une prise de contrôle par la Chine est également très présente dans le domaine de l’aide multilatérale au développement, surtout après la suspension des contributions de l’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international) sous Trump 2.0. Si l’Europe donne plutôt la priorité aux dépenses de défense au détriment de l’aide au développement, il est très probable que la Chine gagnera du terrain dans ce domaine.
Cela me ramène à l’importance de la continuité de l’engagement européen dans l’ordre international libéral, afin d’empêcher que d’autres puissances, potentiellement illibérales et révisionnistes, ne saisissent l’occasion de transformer les institutions multilatérales. Maintenir cet engagement en faveur de l’ordre international libéral permet également aux Européens, et en particulier à l’UE, de conserver leur force de persuasion à une époque où celle des États-Unis se détériore, et où d’autres puissances s’efforcent de le renforcer. S’il est important d’investir dans le hard power, ne doit pas oublier cette force unique qu’elle peut exploiter dans la politique internationale pour relever les défis mondiaux !
La Vie des Idées : Vous suggérez que le renforcement de la bureaucratie internationale permettrait de résister aux attaques de l’administration Trump et de rendre les organisations internationales plus résilientes. Cela ne risque-t-il pas de renforcer la critique, également mobilisée par Trump, selon laquelle les OI sont technocratiques ?
Tim Heinkelmann-Wild : Renforcer le pouvoir des organisations internationales en ce moment peut sembler contre-intuitif. Bien sûr que des bureaucraties internationales plus puissantes attireront les critiques des gouvernements populistes, comme le fait déjà l’administration Trump. Mais les bureaucraties des organisations internationales ont aussi un grand potentiel : celui de mobiliser les États membres autour d’objectifs communs, de trouver des compromis en coulisse avec les États membres insatisfaits, et d’agir en tant qu’intermédiaires neutres entre grandes puissances en période de rivalité géopolitique. Lorsqu’il s’agit de protéger leurs institutions contre des attaques, les bureaucraties internationales ont non seulement un intérêt concret à défendre leurs organisations, mais également un avantage en termes de soft power par rapport aux puissances occidentales, puisque leur position institutionnelle fait d’elles des intermédiaires neutres et gardiennes de l’intérêt général.
Le renforcement de l’autonomie bureaucratique des organisations internationales pourrait même contribuer à limiter les possibilités de désignation de ces dernières comme boucs émissaires. Des capacités de communication indépendantes plus fortes peuvent aider les bureaucraties internationales à combler le déficit d’information des citoyens sur leurs organisations. De plus, en renforçant leur capacité à décider de manière indépendante des politiques ou de la manière d’allouer les budgets, le partage des responsabilités pourrait devenir plus claires, contrairement à la situation actuelle où les responsabilités sont diluées entre les multiples organes interétatiques des organisations internationales. Cela signifie que les gouvernements (et les bureaucraties internationales) ne pourraient plus se réfugier derrière des configurations complexes où la responsabilité est diffuse et donc peu claire. Le renforcement de l’indépendance des bureaucraties pourrait donc non seulement accroître leur résilience, mais aussi le principe de responsabilité des organisations internationales en matière de politique internationale.