Recensé : Mathieu Trachman, Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, La Découverte, Genre et sexualité, 2013. 300 p., 22 €.
Avant d’entrer dans le corps du livre de Mathieu Trachman, il faut d’emblée souligner l’audace intellectuelle, l’imagination sociologique et l’implication distanciée dont il a dû faire preuve pour mener une enquête, dans le cadre d’une thèse, sur cet objet obscur et stigmatisé du travail pornographique. La production de films pornographiques est en effet, comme il le narre dans son premier chapitre historique, une activité condamnée par l’État et par le monde du cinéma à partir du milieu des années 1970. Pour rompre avec la censure, le gouvernement de Giscard et son ministre de la Culture, Michel Guy, ont mis en place, par un décret et des articles d’une loi de 1975, une commission du Centre national de la cinématographie, qui classe les films en X, en les renvoyant à un circuit fermé de distribution, en fonction de critères dont le plus important serait celui de l’usage masturbatoire considéré comme « une pratique perverse » (p. 35). Avec la création de ce ghetto, émerge le groupe professionnel des pornographes, qui revendique l’activité marchande de réponse à une demande : celle de fantasmes « efficaces », qui se limitent ici à ceux des hommes hétérosexuels. Les femmes sont largement exclues en tant que consommatrices et les fantasmes gays relèvent d’un marché spécifique.
Une méthode audacieuse
Pour contourner la difficulté d’accès à des statistiques officielles et précises, Mathieu Trachman a choisi de mettre l’accent sur les frontières internes et les trajectoires des hommes et des femmes évoluant dans cette industrie pornographique française. Un dépouillement des critiques de 1400 films dans le magazine Hot Vidéo, de 1989 à 2001, plus de soixante-dix entretiens, parfois réitérés, auprès de producteurs, réalisateurs, techniciens de production, critiques, acteurs et actrices ainsi que des observations de tournages, lui permettent de dessiner les contours d’un petit monde dominé par une élite de quelques « majors » ou professionnels intégrés (diffusés sur canal +) et d’un grand nombre de précaires, aux profits financiers faibles et au professionnalisme incertain (chapitre 2). Ces réalisateurs, le plus souvent autodidactes, parfois anciens acteurs, issus des classes moyennes diplômées et précarisées, recrutent et rémunèrent (mal) des acteurs et des actrices sur des contrats flexibles d’artistes-interprètes, imposent leurs scripts, produisent avec de petits budgets (moins de 10 000 euros) de nombreux films. Les trajectoires sociales, professionnelles, sexuelles et familiales des unes et des autres se hiérarchisent ou se croisent dans un certain flou des frontières, le monde de la pornographie étant décrit par plusieurs comme une « famille ». Le flou concerne tout particulièrement la frontière entre amateurs et professionnels, que l’on retrouve dans les mondes de l’art, de la musique, du théâtre ou des arts plastiques. La frontière avec le monde intime ou les pratiques privées, gratuites, de la sexualité, est aussi bousculée par le travail pornographique (chapitre 3).
En dépit de ce flou, l’auteur affirme — c’est sa thèse centrale — que le métier de réalisateur comme celui d’acteur ou d’actrice sont de vrais métiers qui supposent une expertise spécifique, acquise sur le tas, dans la maîtrise de la sexualité hétérosexuelle. Le pornographe se distingue d’autres professions concernées par la prise en charge des fantasmes, tels les sexologues et psychanalystes, car ils n’ont pas de visée thérapeutique et font du fantasme une notion purement sexuelle. Le travail des les acteurs et des actrices est de mettre en scène les désirs des spectateurs par une hyper-ritualisation de l’hétérosexualité. Ces derniers mobilisent aussi des savoirs faire spécifiques : maintien prolongé d’une érection pour les premiers, aisance dans le rapport à la caméra pour les secondes et pour tous, la production d’une « authenticité », valorisée par les clients et par eux-mêmes. Cette expression de soi répond à un courant du capitalisme contemporain de l’expression de soi dans le métier.
Les actrices parlent
Un autre point de vue central et très original, développé par Mathieu Trachman dans la deuxième partie de l’ouvrage, est celui de la position à la fois dominée et active des actrices dans ce monde masculin de la pornographie qui revendique, réaffirme une hétérosexualité triomphante. C’est sans doute dans ces chapitres (4 et 5) consacrés aux trajectoires comparées des actrices et des acteurs que Mathieu Trachman déploie l’analyse la plus nuancée, subtile, forte et parfois inattendue du travail pornographique.
En prenant au sérieux ce que disent les actrices du plaisir à exercer ce métier qui offre des rémunérations et une ambiance de travail souvent plus gratifiantes que celles des métiers de services qu’elles ont pu exercer auparavant, de serveuses de Mac Do ou employées de centres d’appels, l’auteur rompt avec une vision misérabiliste du travail des actrices de la pornographie sans adhérer pour autant à celle d’une émancipation par la transgression. S’appuyant sur la thèse de l’anthropologue féministe Paola Tabet [1], qui dénonce l’extorsion de services sexuels gratuits aux femmes dans le contrat de mariage, il souligne que ces services sont rémunérés dans le contrat de travail pornographique. Il évoque la puissance que les actrices peuvent acquérir et dont elles doivent faire preuve dans leur métier : « puissance d’investir dans une activité stigmatisée, puissance d’agir dans un contexte de subordination sexuelle, puissance d’être affectée dans le cadre du script pornographique » (p. 139).
Un résultat inattendu de son enquête est celui des salaires supérieurs des actrices par rapport à ceux des acteurs. Il l’explique par un renversement de la naturalisation des compétences. Alors que les salaires inférieurs des femmes, notamment dans les services, sont expliqués, dans la littérature sur le genre, par un mécanisme de naturalisation de leurs compétences conduisant à leur non-reconnaissance — elles seraient par nature plus altruistes et douées pour le « relationnel » —, en matière de jouissance sexuelle, la naturalisation est du côté des hommes. Ils seraient « naturellement » animés par un désir puissant et aptes à jouir sans fin, alors que les femmes se trouvant dans ce cas sont considérées comme « anormales » et doivent, pour réaliser de façon convaincante ces rapports sexuels répétés devant la caméra, prendre des initiatives, rompre avec la présumée nature passive de leur féminité.
L’ordre des sexes est pourtant loin d’être aboli et Mathieu Trachman le relève de façon implacable et documentée. Les actrices ont des carrières plus courtes, les débutantes sont constamment renouvelées même s’il a pu recueillir des récits de carrières plus longues et réussies (chapitre 5). Leurs conditions de travail sont difficiles, elles n’ont pas de suivi médical. Elles se heurtent au plafond de verre et ne représentent que 12% des réalisateurs dans le recensement de films établi dans Hot Video. Enfin et surtout, le silence des actrices ayant quitté la pornographie et que l’auteur n’a pas pu retrouver pose la question de la violence de ce travail ou d’une impossible reconversion du fait du regard réprobateur que jette la société sur les actrices.
Un féminisme renouvelé
Dans cet ouvrage, Mathieu Trachman croise ainsi de façon très novatrice et maîtrisée les approches de la sociologie de la sexualité, du travail et du genre. Il déplace l’attention des travaux sur la sexualité de la sphère privée vers la sphère professionnelle. Il applique les concepts de la sociologie du travail et des groupes professionnels à un monde qu’elle a laissé dans l’ombre, pour partie parce qu’elle le redoute. Il est temps pourtant de parvenir à penser la sexualité et le corps dans le travail, dans les interactions les plus quotidiennes et ordinaires. Il examine enfin, de façon rigoureuse et distanciée, les thèses féministes qui ont adopté une posture dénonciatrice à l’égard du « travail du sexe » et autres productions du marché de la sexualité, telles celles de la pornographie. Il témoigne avec brio de la fécondité des approches de cette jeune et brillante génération de féministes, qui a su s’approprier et diffuser en France la littérature anglo-saxonne sur le genre et les sexualités, loin des querelles d’écoles [2]. La force du livre réside dans le maintien au fil des chapitres d’une posture exigeante, sur le fil du rasoir entre dévoilement des rapports de domination et attention aux relations de complicité, d’amitié, de plaisirs partagés, notamment dans les moments de tournages où la vie ordinaire est suspendue.
L’auteur se refuse à porter un jugement sur la qualité des films pornographiques et l’enquête n’a pas porté sur leur réception. On peut se demander toutefois si le caractère peu florissant de cette activité et le discrédit symbolique dont elle souffre, ne sont pas liés à la pauvreté des scripts sexuels et à leur décalage par rapport aux évolutions non pas du capitalisme mais des rapports sociaux de sexe. Les caractéristiques des films rappelées par Mathieu Trachman — enchainement codifié des pratiques sexuelles, gros plans sur les organes sexuels, peu d’importance attribuée à l’apparence physique du partenaire masculin, mise en scène de fantasmes peu novateurs, tels ceux de la « bourgeoise salope » qui se donne à des hommes de classe populaire ou du jeune Noir et la femme mûre, semblent en effet éloignés des attentes des femmes et des hommes en matière de sexualité et de leurs pratiques effectives. Les enquêtes sur les comportements sexuels montrent en effet que ces dernières se sont élargies, diversifiées, notamment du côté des femmes, même si l’asymétrie demeure entre hommes et femmes du fait de l’opposition normative, sans cesse reformulée, entre un désir sexuel impérieux pour les premiers, une sexualité affective pour les secondes [3].
Servi par une belle écriture, ce livre donne envie de poursuivre l’enquête, du côté de la réception et au delà des frontières.