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Recension Société International

Le médicament au-delà du soin

À propos de : Alice Desclaux, Marc Egrot, Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges, L’Harmattan


par Dolorès Pourette , le 12 juin 2015


La circulation des médicaments déborde de leurs objectifs thérapeutiques premiers et des réglementations qui les encadrent. Un ouvrage collectif analyse ces usages détournés et montre que ceux-ci révèlent, au-delà des insuffisances des systèmes de santé, les représentations variables de la santé et de la vie.

Alice Desclaux, Marc Egrot, Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges, Paris, L’Harmattan, Collection Anthropologies et Médecines, 2015. 282 p., 29 €.

Le médicament est un objet complexe et « bon à penser ». Ses définitions relèvent de différents registres – médical, pharmacologique, juridique, commercial – et ses usages et significations sont multiples et varient en fonction des contextes sociaux. L’anthropologie du médicament s’est notamment intéressée aux perceptions et constructions culturelles de l’efficacité et des effets indésirables du médicament, aux usages des médicaments détournés de leurs indications médicales initiales, aux processus de circulation et de transaction des médicaments, etc.

Cet ouvrage dirigé par A. Desclaux et M. Egrot, tous deux anthropologues et médecins, poursuit ces riches réflexions en se centrant sur l’analyse du processus de « pharmaceuticalisation » dans les pays du Sud, la pharmaceuticalisation désignant le phénomène de diffusion et de profusion des médicaments échappant en partie au contrôle médical – d’où l’usage de ce terme plutôt que celui de « médicalisation ». Dans des pays où l’accès aux soins est restreint, où les inégalités de santé sont marquées et où les médicaments essentiels sont insuffisants ou absents, on observe une augmentation des volumes de médicaments en circulation. Comment se développent les usages de ces médicaments ? Quelles sont les valeurs et les significations qui leur sont attribuées ? Qu’est-ce que l’étude de la pharmaceuticalisation révèle des enjeux politiques et économiques liés à la santé ?

Les chapitres réunis dans cet ouvrage mettent en évidence, à partir d’études empiriques, la variété des représentations, usages et significations donnés aux médicaments selon les contextes sociaux et culturels, les logiques individuelles et sociales qui président au recours au médicament et à ses modalités d’usages et de circulation, et les multiples enjeux commerciaux, financiers, politiques qui interagissent avec les législations relatives aux médicaments et à leur circulation au niveau local et global.

L’ouvrage aborde la pharmaceuticalisation au Sud par ses marges, la marge du paiement, celle de l’approvisionnement formel, la marge du thérapeutique, et celle du médical.

À la marge du paiement

La première partie de l’ouvrage traite d’une question fondamentale en anthropologie : la question du don. Le don de médicament est appréhendé à partir des politiques de gratuité des traitements et à partir du don interpersonnel.

Dans le domaine du VIH, le Sénégal est le premier pays d’Afrique à s’être engagé dans une politique de gratuité des traitements antirétroviraux (ARV). B. Taverne montre comment cette initiative a pu aboutir grâce à une « convergence circonstancielle de rationalités et d’opportunités » (p. 57) articulant niveau local et global. Si cette décision a rencontré des réticences au niveau local, elle est devenue définitive lorsqu’elle est entrée en résonnance avec les politiques internationales, qu’elle a elle-même influencées. L’application locale des politiques de gratuité des soins repose en grande partie sur les agents de santé et notamment sur les idées qu’ils se font de ces politiques. V. Ridde et O. Mallé Samb montrent qu’en Afrique de l’Ouest, les agents de santé non partisans de la gratuité ont tendance à ne rien faire pour que la politique soit mise en œuvre convenablement, voire à tout faire pour qu’elle soit un échec.

La question du don de médicament est également abordée du point de vue interpersonnel. M. Egrot, dans un beau chapitre sur le don d’antirétroviraux (ARV) au Sénégal, montre que la finalité du don n’est pas toujours thérapeutique. Lorsqu’un homme vivant en Europe envoie des ARV à son épouse restée au Sénégal sans évoquer le VIH et en lui disant simplement de se rendre au centre de santé, ou lorsqu’un homme partage son traitement avec son épouse, dont le statut sérologique est inconnu mais supposé positif, la finalité première du don est bien thérapeutique, mais d’autres finalités se révèlent : il peut s’agir d’un « don-message » à finalité informative (informer son épouse de sa séropositivité), d’un « don-partage » relevant d’obligations sociales qui régissent l’échange au sein du mariage. Le don peut également avoir une finalité déculpabilisante en relation avec la contamination supposée de l’épouse. Toujours au Sénégal, A. Ouvrier met au jour les logiques différentes qui président au don de médicaments dans un dispensaire catholique, selon le statut des professionnels de santé. Les dons des employés de la structure répondent à une logique d’obligations sociales (don à un proche) ou de compassion, alors que les dons de la directrice sont faits par « charité chrétienne ». Elle procède alors à une stricte sélection des personnes auxquelles elle donne, refusant le don à celles qui demandent de l’aide et aux femmes bien vêtue ou utilisant un produit décolorant la peau. Le don s’accompagne alors de commentaires insultants et dévalorisants, conditions implicites du don ou du faible tarif des médicaments et révélateurs d’une relation de soin fortement inégalitaire.

À la marge de l’approvisionnement formel

La production, la circulation et l’approvisionnement des médicaments font l’objet de strictes réglementations nationales et internationales. L’analyse des discours sur les « trafics » et les « contrefaçons » montre comment le médicament est au cœur d’enjeux politiques, économiques, moraux, idéologiques. B. Taverne et M. Egrot analysent l’histoire d’un trafic d’ARV entre le Sénégal et plusieurs pays européens, portée sur la scène publique en octobre 2002. Il s’agissait d’acheter des médicaments à tarif réduit à une firme pharmaceutique en Grande-Bretagne, puis de les réexpédier dès leur arrivée en Afrique vers l’Europe où ils étaient revendus aux prix de vente européens. Localement, l’affaire a principalement été interprétée comme un règlement de compte entre l’acteur clé de ce trafic, président d’une ONG, et ses opposants politiques. Au niveau international, l’affaire a été instrumentalisée par les industries pharmaceutiques, conduisant l’Union européenne à adopter en mai 2003 une réglementation visant à éviter le détournement vers l’Union européenne de certains médicaments essentiels. La ré-importation des ARV à partir du Sénégal demeure pourtant le seul exemple de ce type de détournement.

En Afrique de l’Ouest, le « marché informel du médicament » (pratiques de vente et achat de médicament hors du cadre formel imposé par l’État et par le système de santé biomédical) est systématiquement décrié par les acteurs institutionnels et associé à l’idée de contrefaçon, de mauvaise qualité voire de toxicité des médicaments. En étudiant le marché informel du médicament au Bénin, C. Baxerres montre pourtant que la majorité des médicaments vendus provient de circuits formels de pays anglophones voisins. À la différence des pays francophones, les pays anglophones d’Afrique de l’Ouest se sont ouverts au pays émergents (Inde, Chine, Indonésie). Le recours à la notion de contrefaçon pour désigner les médicaments circulant sur le marché informel et notamment ceux originaires des pays émergents apparaît comme une stratégie des acteurs étatiques et des firmes pour le maintien de l’approvisionnement pharmaceutique via des structures occidentales, principalement françaises, les intérêts commerciaux, économiques et politiques, primant sur la santé.

Le recours à un médicament illégal peut aussi révéler les insuffisances des politiques de santé. Par exemple, P. Hancart-Petitet analyse le succès de la pilule chinoise [1] auprès des Cambodgiennes. Si cette pilule abortive, mise au point en France sous le nom de RU 489, a rencontré de vives réactions d’hostilités en Europe et aux États-Unis de la part des autorités religieuses notamment, sa copie chinoise rencontre un franc succès au Cambodge, où elle est importée illégalement. Les femmes de différents milieux sociaux utilisent couramment la pilule chinoise pour ses effets contraceptif et abortif, moyennant des dosages différents. Le succès de la pilule chinoise révèle qu’en dépit de la légalisation de l’avortement en 1997, les autorités sanitaires cambodgiennes peinent à mettre en place des services d’avortement accessibles et sans risque, préférant fermer les yeux et tacitement autoriser le recours à la pilule chinoise.

À la marge du thérapeutique

Les effets indésirables des médicaments font l’objet de représentations individuelles et collectives qui dictent les recours médicamenteux. Dans les pays du Nord, les effets indésirables des traitements ARV, notamment les lipodystrophies (anomalies de la répartition des graisses), font l’objet d’une information au patient, d’une prévention et d’une prise en charge par le système de soins. Les lipodystrophies sont visibles, signent l’infection à VIH et sont difficilement acceptées par les personnes concernées. Il en va autrement dans d’autres contextes médicaux. À partir d’une étude menée au Sénégal auprès de personnes sous traitement ARV dont le médecin a repéré des lipodystrophies, A. Desclaux montre que ces modifications ne sont pas toujours perçues ou sont perçues comme non significatives, et elles sont rarement imputées à la prise des médicaments. Au Sénégal, les effets indésirables des ARV ne font pas l’objet d’une information médicale auprès des patients et ne sont pas connus du public. Un tel contexte ne permet pas l’émergence d’une représentation collective des lipodystrophies, qui donnent lieu à une multitude d’expériences et d’interprétations individuelles.

Toujours en Afrique de l’Ouest, M. Teixeira et ses collaboratrices montrent comment l’appréhension des effets secondaires des contraceptifs hormonaux dicte les recours à la contraception. Si les effets secondaires de la pilule (prise de poids, modification des règles, dysménorrhée faisant craindre une stérilité) constituent des motifs d’arrêt ou de non-utilisation de la contraception, pour certaines femmes, ces effets secondaires sont au contraire recherchés en référence aux représentations locales de la féminité (avoir des « formes », avoir un flux menstruel modéré).

À la marge du médical

En marge du médicament, l’étude du recours à des produits qui en ont certains attributs permet de mettre au jour les logiques des acteurs sociaux. A. Hardon compare ainsi les choix contraceptifs dans trois pays. Au Pays-Bas, la pilule est prise par les jeunes femmes avant leurs premiers rapports sexuels afin de lutter contre l’acné et l’irrégularité des cycles menstruels, et pour faciliter le début de leur vie sexuelle, sans avoir à négocier la contraception avec leurs parents. Aux Philippines, les jeunes femmes pauvres de Manille ne recourent pas à la pilule en usage contraceptif en raison de ses effets indésirables, mais l’utilisent pour ses effets abortifs en prenant une plaquette complète. En Afrique du Sud, la méthode contraceptive la plus utilisée par les femmes est l’injection bi ou trimestrielle car elle passe inaperçue aux yeux du conjoint et libère les femmes de la pression maritale.

Dans le domaine de la sexualité, l’étude de la diffusion et de la multiplicité de produits utilisés comme stimulants sexuels à Ouagadougou permet à B. Bila de souligner l’évolution des représentations du plaisir sexuel. Si les stimulants masculins doivent servir à augmenter la capacité sexuelle de l’homme, renvoyant à une exigence sociale de prouesse sexuelle, les stimulants féminins sont utilisés pour augmenter le plaisir, révélant une modification des relations sexuelles, davantage axées sur le plaisir à deux, et des relations de genre.

A. Desclaux analyse enfin le succès d’un complément alimentaire à base d’Aloe vera au Sénégal. S’il ne s’agit pas d’un médicament, son succès et sa diffusion sont cependant liés au fait qu’il en porte les attributs sociaux (présentation, présence d’une notice indiquant des indications précises, séances de formation organisées par la firme pharmaceutique…) et qu’il est localement perçu comme un médicament. Cet exemple souligne le rôle que pourraient jouer les firmes de compléments alimentaires sur la diffusion d’un modèle de pratiques consistant à recourir au médicament pour des besoins autres que médicaux.

La qualité des textes réunis dans cet ouvrage et la richesse des analyses produites par les auteurs sont à souligner. Le livre s’ouvre par une introduction solide d’A. Desclaux et de M. Egrot qui contextualise la problématique de l’ouvrage dans le champ de l’anthropologie du médicament et problématise la pharmaceuticalisation au Sud. Les chapitres n’épuisent pas la thématique et ouvrent au contraire sur un champ prometteur en termes d’études empiriques (notamment dans les pays du Sud où cette thématique n’a pas encore fait l’objet d’investigation) et d’analyses d’un phénomène global en cours. Parmi les aspects à explorer, on peut notamment citer : les pratiques populaires de réappropriation des médicaments et de détournement de leurs usages, et les voies de diffusion de ces recours alternatifs ; l’analyse des discours des professionnels de la santé au sujet de la pharmaceuticalisation ; son impact sur l’activité des agents en charge de la distribution des médicaments (pharmaciens, agents de santé, etc.) ; l’analyse de la notion de iatrogénicité (les effets négatifs des médicaments) et ses représentations au Sud.

par Dolorès Pourette, le 12 juin 2015

Pour citer cet article :

Dolorès Pourette, « Le médicament au-delà du soin », La Vie des idées , 12 juin 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-medicament-au-dela-du-soin

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Notes

[1Combinaison de mifépristone et de misoprostol.

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