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Najah Albukai, dessin de prison. Carnets Syrie, octobre 2015-juin 2020.

Recension International

Le long martyre du peuple syrien

À propos de : Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam-Bey (dir.), Syrie, Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Seuil


par Leyla Dakhli , le 22 février 2023


Najah Albukai, dessin de prison. Carnets Syrie, octobre 2015-juin 2020.

Recension International

Le long martyre du peuple syrien

À propos de : Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam-Bey (dir.), Syrie, Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Seuil


par Leyla Dakhli , le 22 février 2023


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Arrestations, tortures, massacres : le clan Assad martyrise le peuple syrien depuis cinquante ans. Un livre collectif de grande ampleur donne toutes les preuves des violences qu’en Europe on fait semblant de ne pas voir.

Syrie, le pays brûlé est un livre que l’on peine à ouvrir. Dès l’abord, on sait un peu ce qui nous attend. On se souvient (peut-être) de la phrase qui lui donne son titre, cette phrase scandée par les milices du pouvoir syrien, taguées sur les murs : « Assad, ou nous brûlons le pays ». Alors on sait bien que ça ne va pas être facile à supporter, littéralement. C’est aussi est un gros livre : 831 pages en doubles colonnes de texte mêlant analyses, témoignages, récits littéraires, documents. Six parties précédées par un consistant ensemble de textes introductifs (peut-être un peu trop ? Un avant-propos, puis une introduction et encore un prologue), chacune introduite par l’un des membres du comité éditorial, chacune précisant un peu plus ce qui caractérise l’horreur du système Assad, de la terreur au service de la conservation du pouvoir à l’univers concentrationnaire, du rapt de morts aux viols systématiques, de la guerre ouverte aux civils à la destruction et aux massacres méthodiques, de l’utilisation des divisions confessionnelles, ethniques et politiques à la mise en œuvre d’une politique du pillage à grande échelle. Il fallait une somme pour faire place à l’accumulation sur plus de 50 ans des faits et méfaits de la dynastie des Assad, même si ce sont les 10 dernières années qui occupent le plus de place. Cette accumulation est au cœur même du projet de ce livre, venu mettre ensemble, rassembler, collecter les horreurs commises en Syrie depuis l’accession au pouvoir du premier des Assad, Hafez puis par son fils Bachar. Cette accumulation n’est pas celle d’un froid dossier judiciaire. Elle fait la place à plusieurs registres : des analyses de chercheurs et d’intellectuels, des témoignages (signalés par une police de caractère différente), des textes littéraires et reproductions d’œuvres.

Ce faisant, ce projet ambitionne de donner sens à l’enfer, de trouver la rationalité barbare d’une destruction systématique de toute velléité de contestation, de toute démonstration de liberté, de toute quête de dignité. Le systématisme est au cœur. Et c’est avec méthode aussi que les auteurs réunis dans ce volume décryptent, dissèquent, rendent intelligible pour nous ce qui s’est passé. Partant de ce qui s’est déroulé sous nos yeux pendant 10 ans, ce que le comité éditorial qualifie dès la première phrase de « mise à mort d’un peuple et de son élan de liberté », les auteurs vont, par un travail minutieux de collecte, de traduction, de confrontation, de mise à jour et d’écriture, nous donner progressivement à voir ce que l’on n’avait en réalité pas vraiment vu. Car ce qui était sous nos yeux, nous ne l’avons pas vu. Et c’est toute la singularité de la question syrienne, comme la nomme Yassin al-Haj Saleh, que d’être un paradigme de la destruction humaine et de ne pas être comprise comme telle par le reste de l’humanité. On se souvient peut-être avoir entendu les cris des Syriens qui demandaient pourquoi on les avait abandonnés, ce livre nous propose de revenir sur nos pas et de réécouter ces cris, d’aller les entendre tous ensemble, de revenir non seulement sur les années de révolution, de répression, de destruction mais aussi sur les répressions, les destructions qui les avaient précédées et préparées. En cela, ce livre est un livre d’histoire, une histoire de la Syrie contemporaine vue selon la perspective de son peuple martyr. C’est aussi un livre noir, une pièce au dossier, qui vient poser une pierre pour une justice à venir.

Comprendre la Syrie des Assad

Azza Abo Rebieh, Ils l’ont battue jusqu’à ce qu’elle fasse une fausse-couche. Samar…
Aquarelle, 2018, 33,5 × 24 cm. © Azza Abo Rebieh.

À l’évidence, la première originalité de ce livre tient au choix de considérer ensemble les règnes des Assad père et fils. Elle est justifiée d’emblée par la continuité dynastique, et également par la continuation d’une politique fondée sur la répression et la violence brute contre toute opposition. C’est en particulier en revenant sur les massacres de Palmyre en 1980 et de Hama en 1982 que s’opère l’analyse. À Palmyre, ce sont des centaines de prisonniers qui furent exécutés sauvagement en l’espace d’une demi-heure au matin du 27 juin, en représailles d’une tentative d’assassinat de Hafez el-Assad. Accusant les islamistes, le régime publie quelques jours plus tard un communiqué pour affirmer sa détermination à assassiner autant d’ennemis de la « révolution » qu’il le faudra (communiqué reproduit p. 53). Cette menace est mise à exécution quelques mois plus tard à Hama, ville insurgée. Dans un contexte d’essor de la puissance et de la popularité des Frères musulmans et de répression toujours grandissante les visant (massacre de Palmyre, purge des administrations…), la ville de Hama devient le cœur de la protestation populaire contre le régime et la base arrière des Frères musulmans pour déclencher une résistance armée. En février 1982, la ville subit un siège de 4 semaines pendant lequel se succèdent bombardements et destructions, pillages et viols, assassinats. Le bilan oscille entre 15000 et 40000 morts. Le retour sur ces événements s’est produit pendant la révolution de 2011, des « résurgences » comme l’explique Cécile Boëx dans son chapitre (p. 61 et suiv.) et les auteurs qui rendent compte de ces échos. Ils reviennent aussi sur les événements en republiant des textes de l’époque, notamment les reportages saisissants de Sorj Chalandon et de Jean-Pierre Perrin. L’effroi et la trace de ces événements traumatiques sont aussi restitués par l’écriture littéraire, ici celle de Manhal al-Sarrâj et Khaled Khalifa.

Rappeler ces épisodes a plusieurs visées. D’abord, bien entendu, montrer que la violence de ce régime ne date pas d’hier. Ensuite, en comprendre les caractéristiques principales, le fonctionnement systémique (la personnalité de Rifaat al-Assad, le frère de Hafez et l’oncle de Bachar, la manière dont il s’appuie sur des brigades spéciales qui prennent de plus en plus d’importance). Enfin, comprendre avec quels souvenirs traumatiques, avec quels lourds silences (« l’énorme montagne de silence, dont l’ombre plane partout, jusqu’à la table familiale » qu’évoque Véronique Nahoum-Grappe dans son texte sur l’impunité, p. 117-123) vit une partie de la population syrienne (ces mouvements de la mémoire que Cécile Boëx analyse à partir des images qui circulent pendant la révolution de 2011).

Faire l’histoire de la Syrie des Assad n’est pas une mince affaire, étant donné le peu d’accès que nous avons. Le mérite de ce livre est aussi de rassembler nos connaissances et de redonner à lire des analyses classiques (notamment les textes de Michel Seurat sur « l’État de barbarie », resitués et relus ici à la lumière des analyses plus récentes de Salwa Ismaïl (Première partie - chapitre 1).

On plonge, après le “rappel” des événements, dans une analyse plus fine du système Assad, notamment de son caractère clanique/confessionnel et de son usage de la propagande. Le texte de Yassin al-Haj Saleh (p. 95-103) s’attache à comprendre ce que les chabbîha (ces milices haineuses et obscènes qui occupent les rues, pillent et volent en soutien au régime) font à la Syrie ; pas seulement directement par leurs actions, mais aussi par ce qu’il appelle le tachbîh, c’est-à-dire le fait de se comporter comme un chabbîha. Le tachbîh est alors une manière de défigurer la société, de la rendre vile, d’abord en avilissant la langue par un usage permanent de l’insulte et de la grossièreté. Le tachbîh est une surenchère permanente, dans le langage comme dans les actes, mettant en place une économie de pillage et de rapine qui vise les corps comme les biens et qui s’installe fermement avec la « libéralisation » du pays et l’appropriation des richesses et des juteux contrats par le clan de Bachar. On comprend bien qu’il ne s’agit pas là simplement de l’un des instruments du pouvoir, mais bien de son incarnation la plus fidèle, de manière systémique. Les chabbîha ne sont pas, comme on peut le lire parfois, des éléments incontrôlables du régime, des voyous ; ils sont la forme même du régime, une voyoucratie instituée. L’analyse de Yassin Al-Haj Saleh trouve un écho dans l’analyse des mots et de la langue du pouvoir menée par Nisrine Al-Zahre dans les pages qui suivent (p. 108-116).

Enfin, le système et sa violence ont pour socle l’impunité, ici fondée sur l’idée répétée ad nauseam selon laquelle le régime est là pour toujours (ila al-abad, slogan fondamental des Assad) et n’a pas à rendre de comptes. L’impunité a pour conséquence de laisser s’épanouir toujours plus la cruauté, sans qu’elle ait nul besoin de se cacher (Boëx, p. 124-130).

Puisque ce livre noir nous invite à une plongée lucide dans une politique du mal, son usage de l’histoire est tout entier orienté vers une compréhension de la situation présente. Bien entendu, on lira ici ou là la mention de périodes de « relâchement » dans ces dispositifs de l’horreur… La fermeture de l’infâme prison de Palmyre étant vécue comme un signe positif simplement avant que l’on prenne la mesure de l’échelle de destruction qui sera mise en œuvre dans celle de Saidnaya.

Techniques de l’univers concentrationnaire syrien

Najah Albukai, dessin de prison.
Carnets Syrie, octobre 2015-juin 2020.

Une carte des lieux de détention et un texte de Catherine Coquio tentent de dresser un bilan et de donner sens aux bilans et aux chiffres qui se sont accumulés et continuent de s’amonceler comme les corps (p. 145-157). Ces deux documents sont complétés par l’organigramme des institutions officielles de la répression établi par Joël Hubrecht que l’on trouve plus loin dans l’ouvrage (p. 391-393). Catherine Coquio rappelle ce qui caractérise l’univers concentrationnaire syrien, notamment le sort réservé aux enfants, l’usage du viol, les si nombreuses disparitions, l’utilisation de l’incarcération pour faire pression sur les familles, les trafics divers… Elle raconte aussi cette filiation effroyable, le rôle joué par le nazi Aloïs Brunner qui avait trouvé refuge en Syrie à partir de 1954 pour devenir conseiller spécial de Hafez, puis les conseils donnés par d’autres « experts » de la violence d’État venus d’Allemagne de l’Est ou de l’URSS. L’analyse du système et de ses spécificités se fonde toujours sur des faits et des études, et sur cette littérature carcérale devenue l’une des formes les plus fortes de la littérature syrienne – et, malheureusement, assez largement arabe.

Comme dans son récent ouvrage [1], elle chemine avec les textes littéraires en en révélant la force de témoignage et donc de vérité. Elle écrit avec les mots de celles et ceux qui firent partie de ce monde parallèle, de cette « fabrique de la désappartenance » pour comprendre aussi combien la prison a fini par devenir le pays tout entier, à tel point que, comme elle l’écrit : « l’idée se répandit que le pays entier était une prison, mais aussi, chez les opposants, que la dignité n’était plus possible qu’en prison ». Cette idée, nombreux sont les anciens prisonniers qui la contestent aujourd’hui, ne jugeant plus qu’il puisse y avoir aucune leçon à tirer, aucune grandeur, à subir la déshumanisation qu’ils ont subie [2]. Ici, on fait retour sur leurs textes (Yassin al-Haj Saleh, Aram Karabet, les témoignages rassemblés par Samar Yazbek, Faraj Bayrakdar), et on peut les confronter avec les témoignages du « dossier César » et des exactions de la branche 251 tels qu’elles apparaissent dans le procès de Coblence (Garance LeCaisne p. 197-201 ; Joël Hubrecht, p. 202-207). Dans la partie qui concerne les prisons de Bachar, les témoignages sont nombreux, avec celui, raconté et dessiné, de l’artiste Najah Albukai (p. 211-222) ou de Azza Abo Rebieh (p. 242-243), et ceux de femmes, et même l’expérience de la torture et de la détention des enfants. Il n’est pas nécessaire ici de dire à quel point ces récits, insoutenables, méritent d’être lus, entendus, diffusés.

Je m’attarderai simplement sur l’une des formes de l’univers concentrationnaire qui fait l’objet d’une partie séparée : la disparition forcée qui, selon Amnesty International, concerne au moins 82 000 personnes depuis le début du conflit en 2011. Avec le texte d’Édith Bouvier, on lit le travail de fourmi de Hassan al-Hassan qui fait défiler des photos de cadavres pour aider les familles à reconnaître les leurs (p. 286-292) et ici encore les témoignages se succèdent, révélant les détails de ce commerce de l’absence, de l’impossibilité du deuil.

Qualifier les événements depuis 2011

Quelle guerre a lieu en Syrie ? Peut-on même parler de guerre ? Ce terme a été l’objet de nombreuses discussions et controverses entre spécialistes de la région, géopoliticiens, et dans les médias. Il y a une guerre en Syrie, mais comment la qualifier ? La guerre efface-t-elle la révolution qui l’a précédée ? cette guerre peut-elle être qualifiée de guerre civile ? [3] Voire de conflit international ? La guerre est celle du régime contre sa population, et le livre en décrit les ressorts militaires. Elle est le prolongement d’une guerre de basse intensité qui s’était installée depuis l’accession au pouvoir des Assad. Pour la période la plus récente, les auteurs reviennent sur l’évolution du conflit. Depuis 2011, le passage de la révolution pacifique à la guerre est un fait. Ce sont les mécanismes qui mènent à la guerre qui font l’objet de discussions, rappelées de manière très claire par Thomas Pierret (p. 323-329) qui plaide pour sa part pour une compréhension de l’intérieur du régime des logiques de la militarisation : cette approche conclut à la fois à un usage de la guerre dicté par les nécessités (et non par un choix) et à une rationalité stratégique du pouvoir qui se déploie à partir de cette nécessité (face à un soulèvement qui ne cesse de s’étendre et de monter en puissance et face à l’incertitude d’une intervention possible de forces internationales comme cela s’est produit en Libye). C’est-à-dire que la violence n’est pas aveugle et irrationnelle, même si elle n’a pas été pensée d’emblée comme la réponse unique. Bachar engage prudemment son escalade militaire, s’assurant de ne pas être gêné et d’avoir des alliés sûrs pour engager sa force militaire maximale contre sa propre population.
La question de la guerre n’est pas seulement traitée en surplomb, elle fait l’objet de témoignages qui donnent à entendre la guerre vécue, notamment les voix des survivants de massacres (celle de Houla, les 25-26 mai 2012 et tant d’autres encore), des citoyens assiégés à Homs, à Douma ou à Yarmouk. Ces témoignages nous racontent les souffrances et la manière dont la vie s’organise dans les zones “libérées” mais étouffées. Le texte de Razan Zaitouneh, traduit sous le titre « En attendant, la résistance est consommée à petit feu », écrit peu avant d’être kidnappée et très certainement assassinée, décrit bien comment la révolution est peu à peu mise en danger (p. 484-486).

Najah Albukai, dessin de prison.
Carnets Syrie, octobre 2015-juin 2020.

La question de la guerre se pose à plusieurs échelles, et pas seulement du point de vue de la rationalité du régime lui-même : elle met en jeu des stratégies de division interne (confessionnalisme ou « protection des minorités » – notamment chrétiennes, politique vis-à-vis des Kurdes) et d’alliances géostratégiques. Le texte de Hosheng Ossi fait un point salutaire sur la question kurde en Syrie en donnant un peu de perspective pour comprendre les liens et les tensions entre la révolution kurde du Rojava et la révolution syrienne (p. 354-359). Un texte de l’avocat Ibrahim Sidou fait également une synthèse sur le statut des Yézidis en Syrie sous le régime des Assad alors que le texte suivant, écrit par Estelle Amy de la Bretèque et Farhad Shamo-Roto revient sur les persécutions récentes dont ils ont été victimes sous le califat de Daech (p. 675-681 ; p. 682-691). Le « piège jihadiste » fait l’objet d’une partie entière (5) tant il est nécessaire de comprendre comment s’articulent révolution, guerre du régime et menées jihadistes dans le pays. Pour sortir de la propagande assadienne qui a rapidement qualifié de terroristes tous les révolutionnaires (notamment sunnites) mais aussi de la vision dominante en Europe à partir de 2015 d’une révolution menée principalement par des islamistes tous plus ou moins terroristes, il était en effet important de rétablir les faits et de voir comment se sont opérées les alliances objectives entre le régime et les jihadistes, aux dépens des révolutionnaires, qu’ils soient sunnites, chrétiens, druzes, kurdes ou autres.
Les analyses géopolitiques permettent également, notamment à la lumière de ce qui se passe en Ukraine depuis un an, d’éclairer sous un nouveau jour la présence russe en Syrie avec ce que Cécile Vaissié qualifie de « guerre hybride » menée par les « Wagners » dès avant l’intervention russe “officielle” (p. 373-382).

Un livre noir, pour une justice à venir et en cours

Il est impossible de rendre compte du foisonnement de ce livre. Et c’est bien normal pour un livre noir que d’être une plongée détaillée dans les réalités qu’il décrit. C’est encore plus crucial dans un contexte qui a été marqué par le vacillement des vérités (lisible notamment dans les textes qui viennent clore l’ouvrage, « effacements, falsifications, négationnismes »). Le geste même de consigner, de déposer, manifeste la volonté d’aller contre tous les révisionnismes qui ont jalonné les débats sur la situation en Syrie depuis 2011. Ici, il ne s’agit pas simplement de confronter le régime et sa « version des faits », mais bien un certain nombre d’analyses qui ont pu, à divers moments, refuser d’admettre ce qui se déroulait pourtant sous nos yeux. Les rédacteurs de ce livre le savent bien, eux qui, chercheures, militantes syriennes ou soutien de la cause du peuple syrien, ont dû batailler sans relâche pour faire une place à ces vérités et pour contrer les discours de celles et ceux qui trouvaient de bonnes raisons de défendre le régime parce qu’il aurait été un rempart contre les jihadistes, une protection pour les chrétiens, un garant de la stabilité dans la région ou que sais-je encore.

Ce livre définit un espace dans lequel on peut dire, raconter, témoigner. Il est une réponse à la politique de l’oubli et de la disparition qui est celle du régime. Car on le comprend au fil des pages, tout est fait pour que plus rien n’y paraisse bientôt. Comme on a fait disparaître les morts sans rendre leurs corps, comme on a refusé les tombes et les hommages (Kaddour « Assadisme », p. 293-296), comme on dépouille les gens de leurs droits et de leurs possessions parce qu’ils ont quitté le pays pour pouvoir reconstruire et rebâtir dans « une société plus saine et plus harmonieuse », comme la qualifie Bachar, on peut de la même manière très vite en arriver à normaliser le régime syrien. Au Danemark déjà, on parle de renvoyer des Syriens dans leur pays maintenant que la guerre s’est arrêtée… Par-delà le fait que les combats se poursuivent dans certaines régions, affirmer cela c’est nier la force d’extermination qui est à l’œuvre, la mainmise du clan Assad et de ses alliés – notamment russes – sur l’ensemble de la société, de l’économie. La guerre a abouti à un vaste système d’épuration démographique, de pillage organisé et de destructuration du système social. Quel sens un retour peut-il avoir dans ce contexte alors que toutes les réfugiées ont ajouté à la perte de l’exil celle de ce qui les rattachait au pays : une maison, une terre, une famille ? Là-bas, les vainqueurs se partagent les richesses ou ce qu’il reste des richesses du pays, et jouent au Monopoly, comme le raconte Christophe Boltanski (p. 756-761).

Le livre se clôt sur un constat froid et, naturellement, sombre. Bien entendu, il n’est aucune raison de se réjouir. La Syrie a été brûlée, profondément dévastée. Pourtant, le travail de témoignage ici amassé laisse entrevoir quelques lueurs d’espoir et de solidarité, car se poursuit un combat pour la justice qui a déjà permis de traduire des responsables devant les tribunaux. Ces traces et archives viennent aussi nous raconter une résistance extraordinaire, de celles et ceux qui ont trouvé la force de secourir et de soigner sous les bombes (p. 535 et suiv.), de maintenir la vie sous le siège, la faim et le froid ; de celles et ceux qui ont maintenu le lien, écrit et documenté, fait sortir des documents, raconté leurs expériences, même les plus insoutenables, fait des films, dessiné, mis en récit, en vers, en chanson cette histoire.

Ce livre est difficile à lire. Et c’est aussi difficile d’en rendre compte parce qu’on voudrait à son tour rendre justice et ne rien oublier. Mais c’est impossible. Et à le parcourir on prend conscience de l’ampleur de ce qui nous est arrivé en Syrie, ce qui s’y est joué et s’y joue encore. Je ne sais si cette guerre est « notre guerre d’Espagne », comme l’a dit l’ambassadeur Duclos cité par deux fois en introduction et en conclusion, mais il est certain que c’est bien « notre guerre », qu’elle nous concerne et nous engage en tant qu’humain, mais aussi en tant qu’Européennes.

Le magnifique travail de traduction et de mise à disposition de textes qui constituent cet ouvrage vient nous le dire. Si l’on y trouve des formes d’écriture différentes, on y entend pourtant un ton, une voix. Il rassemble des voix syriennes, aujourd’hui réfugiées en Europe pour la plupart, devenues une partie de notre espace intellectuel et politique, qui est venu dire la barbarie à nos portes. Il rassemble des témoignages de souffrances que nous avons accueillies, mais que nous avons souvent refusé de voir. Il n’est pas certain que nous soyons à présent plus disposés à entendre et, plus encore, à comprendre que pendant la décennie qui vient de s’écouler. Au moins nous sera-t-il possible de nous informer.

Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam-Bey (dir.), Syrie, Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Paris, Seuil, 2022, 848 p., 35 €.

par Leyla Dakhli, le 22 février 2023

Aller plus loin

Les dessins sont extraits de l’ouvrage. Merci aux éditions du Seuil.

Pour citer cet article :

Leyla Dakhli, « Le long martyre du peuple syrien », La Vie des idées , 22 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-long-martyre-du-peuple-syrien

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1A quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, Actes Sud – Sindbad, 2022.

[2Les textes de Alaa Abdelfattah, aujourd’hui emprisonné en Égypte, montrent une tout autre manière de considérer l’expérience carcérale, un refus viscéral d’une quelconque héroïsation et une critique radicale de l’univers carcéral dans son ensemble, qu’il soit celui des prisonniers d’opinion ou celui des prisonniers de droit commun (We have not been defeated).

[3Voir à ce sujet les discussions provoquées à la sortie du livre Syrie Anatomie d’une guerre civile.

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