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Essai International

Le long bras de fer des paysans indiens


par Christine Moliner & David Singh , le 28 juin 2022


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La libéralisation du marché des produits agricoles a conduit à une mobilisation d’une ampleur sans précédent des paysans indiens. Malgré une violente répression, ceux-ci ont encerclé Delhi et campé aux portes de la métropole pendant plus d’un an, jusqu’à faire fléchir le gouvernement.

Le kisan andolan, le mouvement paysan le plus long et le plus massif de l’histoire de l’Inde indépendante a fait plier le premier ministre indien Narendra Modi : les lois agraires contre lesquelles des centaines de milliers d’agriculteurs se mobilisaient depuis un an ont été abrogées le 29 novembre 2021 par le parlement. Issu d’un travail de terrain mené entre décembre 2020 et décembre 2021 au sein des campements paysans aux portes de Delhi, cet essai revient sur la crise agraire que les réformes n’auraient fait qu’accentuer et sur le projet politique global conjuguant ultra-libéralisme et nationalisme hindou qu’elles visaient à consolider. Il évoquera enfin les raisons du succès sans précédent du mouvement, liés à une unité sans faille des organisation syndicales, à une présence massive sur les réseaux sociaux et à une synthèse inédite entre sikhisme (la religion d’une majorité des participants) et marxisme.

Crise structurelle de l’agriculture indienne

Le mouvement de contestation des paysans indiens qui vient de s’achever après plus d’un an de mobilisation a réussi à replacer au cœur du débat public la question agraire et le monde rural, lesquels, depuis la libéralisation économique des années 1990, s’étaient vus marginalisés au profit du développement industriel et urbain, aussi bien dans les politiques publiques que dans l’imaginaire national.

En Inde, le monde agricole est principalement abordé à travers le prisme de la crise profonde qu’il traverse depuis une trentaine d’années. De fait, les preuves tangibles de cette crise ne manquent pas : ainsi un taux de suicide parmi les plus élevés au monde (entre 1995 et 2018, 400.000 fermiers ont mis fin à leurs jours), dû au fardeau d’une dette impossible à rembourser et des dégâts écologiques et sanitaires majeurs liés à l’agriculture intensive et l’usage massif de pesticides. L’activité agricole en elle-même n’est plus rentable : au morcellement des terres (86% des paysans indiens possèdent moins de deux hectares, contre une moyenne de 61 hectares par exploitation en France), s’ajoutent l’épuisement de la nappe phréatique et l’érosion des sols. Pour compléter des revenus insuffisants, un nombre croissant de paysans quitte l’agriculture pour des emplois urbains précaires dans le secteur informel.

Les effets de la révolution verte

Cette situation de crise environnementale, sociale et économique est paradoxalement le produit de la politique agricole et alimentaire réussie mise en place par l’État nehruvien dans les années 1960. En effet, pour répondre aux famines récurrentes qui l’obligeaient à importer massivement du blé des États-Unis [1], le gouvernement indien lance en 1965 la révolution verte, visant à moderniser en profondeur l’agriculture et à augmenter considérablement la production et assurer ainsi la sécurité alimentaire du pays. Pour ce faire, l’État central favorise l’adoption de nouveaux modes de culture marquant le passage d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive, grâce à la mécanisation de la production, l’électrification des systèmes d’irrigation et l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques. Cette agriculture intensive et commerciale a un coût financier considérable pour les paysans, qui doivent s’équiper en tracteurs, acheter graines à haut rendement et pesticides, et embaucher davantage de journaliers. Ces contraintes les poussent à s’endetter, souvent auprès de courtiers (arthyas) et intermédiaires agricoles [2].

En outre, la révolution verte ne s’est pas seulement traduite par des innovations technologiques, elle a aussi profondément bouleversé les rapports sociaux au sein des villages, en renforçant les rapports de domination et les situations de marginalisation, notamment de caste et de genre, concernant la propriété de la terre et le travail agricole. La mécanisation de la production a principalement bénéficié aux gros exploitants issus des castes dominantes (en Inde du nord, il s’agit des Jats, à la pointe du combat dans l’andolan), renforçant leur mainmise sur la propriété de la terre et opérant une réorganisation des rapports de production au sein des villages, où de nouveaux travailleurs agricoles issus des migrations internes se sont progressivement substitués aux populations dalits [3] locales [4]. Ainsi, pour prendre l’exemple du Pendjab, l’État à la pointe de la contestation paysanne, il comprend la plus importante population dalit du pays (32%), mais ayant le moins accès à la propriété de la terre (les Dalits n’y possèdent que 5% de l’ensemble des exploitations agricoles). Le mouvement paysan plonge ses racines dans ces contradictions et inégalités profondes.

Les lois agraires abrogées : dérégulation et globalisation du marché agricole

Les trois lois agraires abrogées en novembre 2021 visaient à déréguler l’achat, la production et le stockage des denrées agricoles dans un secteur encore largement encadré et organisé par l’État. C’est en effet au sein des mandis (ou APMC, Agricultural Produce Marketing Committee), les marchés de gros contrôlés par chaque État [5], que les paysans vendent leurs récoltes par l’intermédiaire des arthiyas. Ces mandis avaient été conçus comme des structures de soutien gérées par chaque État fédéré, pour permettre aux paysans d’écouler leurs stocks et surplus agricoles, sur la base de l’offre disponible, avec la garantie d’un prix minimum de rachat (le Minimum Support Price, MSP) pour des denrées considérées comme essentielles, comme le blé et le riz. Les revenus générés par l’activité des mandis permettent également de financer un vaste système de (re)distribution alimentaire à prix subventionné bénéficiant aux populations les plus pauvres, le Public Distribution System (PDS). Au nom d’une prétendue « modernisation » du secteur agricole et d’une « libéralisation » des opportunités de vente pour les paysans, la réforme imposée en septembre 2020 mettait un terme à ce système : un nouvel espace d’échange était introduit, extérieur aux mandis et détaxé, où les paysans auraient négocié directement avec les acheteurs de l’agro-business et la généralisation d’une agriculture sous contrat avec des groupes privés déjà pratiquée dans certains États de l’Inde depuis le début des années 2000 ne prévoyait plus aucun prix minimum garanti et se fondait sur des mécanismes de résolution de litige favorables aux acteurs privés.

Lorsqu’en septembre 2020, le gouvernement fait voter ces lois en catimini, sans aucune consultation avec les organisations syndicales paysannes et dans un contexte de crise sanitaire lié au COVID, les paysans y voient une attaque concertée des grands groupes privés comme ceux d’Adani ou Ambani contre leurs terres, leurs modes de vie, leur identité et leur dignité : « ce combat est celui de la paysannerie contre le grand capital » [6]. De fait, grâce à leur connaissance très précise du contenu des lois (les décrets sont traduits en pendjabi et analysés par les organisations syndicales dès l’été 2020, puis massivement diffusés auprès de la population au Pendjab), les paysans établissent un lien direct entre ces réformes et la question de la propriété de la terre et de sa dépossession au profit d’intérêts privés : une fois les mandis fermés, faute de financement, les paysans n’auraient eu d’autres choix, pour vendre leurs récoltes, que d’entrer dans une relation contractuelle avec les acheteurs privés, auxquels ils auraient empruntés d’importantes sommes d’argent, avec le risque de se retrouver piégés dans le cycle infernal d’une dette impossible à rembourser. Cela se serait traduit, alors, pour certains, par une perte de facto, si ce n’est de jure, de leurs terres au profit des créanciers.

Néolibéralisme, centralisme et capitalisme de connivence…

Le 19 novembre 2021, à la surprise générale, le premier ministre Narendra Modi annonce le retrait des trois lois agraires. Pour la première fois, il cède face à une contestation sociale d’une ampleur inédite, ce qui souligne à quel point cette réforme était politiquement fragile et sensible, puisqu’elle mettait en danger l’identité plurielle, décentralisée et séculariste de la démocratie indienne.

Au cœur du projet politique du parti au pouvoir, le BJP, et plus largement du nationalisme hindou, figure la construction d’un État fort, centralisé et intrinsèquement hindou. La réforme agraire avortée devait permettre de faire avancer cet agenda, tout particulièrement son volet centralisateur, menaçant le fédéralisme à l’indienne. Tandis que dans la constitution adoptée en 1949, l’agriculture relève des prérogatives des États fédérés, les gouvernements qui se sont succédé à Delhi n’ont cessé de s’immiscer progressivement dans ce secteur pour orienter le modèle de développement agricole. La réforme avortée représentait une étape supplémentaire dans ce processus, puisqu’elle inféodait les États fédérés au pouvoir central en matière de législation, d’application des lois et de perception des taxes, les rendant plus dépendants financièrement à l’égard de Delhi et donc plus dociles.

Il s’agissait aussi de répondre aux pressions des groupes agro-industriels indiens, très favorables à une ouverture à la concurrence du secteur agricole, le dernier vestige de l’État « socialiste » nehruvien depuis la vague de libéralisation des secteurs industriel, énergétique et bancaire entreprise depuis les années 1990. Le néo-libéralisme version Narendra Modi prend une dimension particulière, souvent qualifiée de « capitalisme de connivence » (crony capitalism), « favorable aux affaires » (business-friendly par opposition à market-friendly), ou plus exactement favorable à certains groupes privés considérés comme très proches du pouvoir [7]. En effet, dès son accession au pouvoir au Gujarat en 2001, Modi s’est rapproché de deux empires industriels et financiers gujaratis, celui de Mukesh Ambani (propriétaire de Reliance, multinationale tentaculaire spécialisée dans l’énergie, les télécommunications et les médias) et de Gautam Adani (spécialisé dans l’énergie, la défense et l’agriculture), un rapprochement précipité par la volonté du BJP de redorer l’image de son leader, à la suite des pogroms anti-musulmans de 2002, en le présentant comme « l’homme du développement » (development man) [8].

…se conjuguent avec un agenda nationaliste hindou, qui rencontre de fortes résistances dans la paysannerie

Les lois abrogées s’inscrivaient donc dans un agenda politique nationaliste, autoritaire et pro-hindou : le slogan lancé par le premier ministre pour défendre sa réforme, « une Inde, un marché agricole » (One India, One Agricultural Market) faisait ainsi écho au projet nationaliste hindou de saper l’identité plurielle et séculariste du pays, en imposant une seule religion, l’hindouisme et une seule langue, le hindi. Les lois agraires intervenaient ainsi à la suite de la promotion agressive du hindi comme seule langue légitime au détriment des langues et particularismes culturels régionaux, de la suppression du statut constitutionnel spécifique accordé à l’État du Jammu et Cachemire, ou encore au Citizenship Amendement Act (CAA) voté en 2019, qui redéfinit la citoyenneté indienne sur une base religieuse. Mais cette rhétorique nationaliste a rencontré une forte résistance de la part des paysans indiens, au sein desquels l’andolan a contribué à affaiblir la prévalence de l’identité religieuse hindoue, excluante et clivante, au profit d’une identité paysanne et de castes agraires plus inclusive et permettant un rapprochement avec les paysans musulmans [9]. Le recul du gouvernement doit donc être compris à la lumière de ces dynamiques : les solidarités inter-castes et interreligieuses forgées au sein du mouvement constituent une menace très sérieuse pour la droite nationaliste hindoue, notamment à la veille des importantes échéances électorales qui doivent se tenir entre février et avril 2022 dans les États du Pendjab, de l’Uttar Pradesh, du Gujarat et de l’Uttarakhand.

La contestation paysanne

À partir de septembre 2020, la contestation paysanne s’organise d’abord au Pendjab, puis en Haryana, essentiellement pour des raisons socio-économiques et historiques : laboratoires de la révolution verte depuis 60 ans, ces deux États sont encore aujourd’hui les greniers à riz et à blé de l’inde, fournissant respectivement 26% et 32% de la production du pays. La mobilisation prend une dimension nationale lorsque les syndicats paysans de ces deux États, regroupés en comité de coordination (Samyut Kisan Morcha, SKM), lancent la marche vers la capitale (Delhi Chalo), le 26 novembre 2020. Ils se déplacent depuis leurs villages en tracteurs et remorques, chargés de vivres et de matelas pour tenir plusieurs mois. Bloqués par la police aux portes de Delhi, paysans pendjabis et haryanvis décident alors d’occuper l’autoroute principale à la frontière Nord, à Singhu. Dans les jours qui suivent, une partie d’entre eux s’installe à la frontière Ouest, à Tikri et ils sont rejoints par les paysans des États de l’Uttar Pradesh et de l’Uttarakhand, qui occupent quant eux le site de Ghazipur, à la frontière Est, tandis que les paysans du Rajasthan s’établissent au Sud-Ouest. Pendant un an, ces quatre campements principaux tiennent grâce à des réseaux de solidarité et d’entraide tissés dans une multitude de villages, au bénévolat de la population environnante de Delhi et de nombreuses ONG sikhes qui apportent soin et nourriture aux manifestants, ainsi qu’à la population locale.

Le mouvement a donné lieu à des discours et référents inédits : un langage et des pratiques de coalition, d’unité et fraternité se forgent au sein des campements entre les castes/classes de propriétaires terrains (de la caste dominante des Jats) et celles des travailleurs agricoles sans terres (essentiellement Dalits), notamment à travers ce slogan issu de la gauche marxiste, Kisan mazdor ekta zindabad (« Vive l’unité des paysans et des travailleurs »). S’il reste encore beaucoup à faire en ce qui concerne les rapports de domination et les relations d’exploitation basées sur la hiérarchie des castes au sein de la société agraire indienne, ce mouvement a réussi à établir des ponts par-delà les traditionnelles divisions religieuses, de castes et régionales – et ce n’est pas la moindre de ses réussites, dans un contexte politique d’extrême polarisation religieuse et de violence à l’encontre des minorités, entretenues par le parti au pouvoir.

Réponse initiale du gouvernement : entre propagande et répression

Dés le début du mouvement, le pouvoir a mobilisé le même arsenal répressif utilisé depuis des années contre ses opposants, conjuguant violences policières, attaques de milices pro-BJP, fake news et propagande officielle relayées par les godi-medias (les médias officiels, litt. « assis sur les genoux » du parti au pouvoir) [10].

Concernant le volet répressif, fin novembre 2020, la police a déployé canons à eau et gaz lacrymogènes et roué de coups de bâtons les paysans affluant du Pendjab pour les empêcher d’atteindre Delhi, puis en a arrêté des milliers, ainsi que des syndicalistes et des journalistes indépendants couvrant le mouvement. Pour tenter d’isoler les manifestants, les gouvernements BJP des États de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh, où étaient situés les principaux campements, les ont privés d’internet à plusieurs reprises, tandis que sous la pression des autorités indiennes, Twitter bloquait des milliers de compte et de hashtags favorables aux agriculteurs. Pendant plusieurs mois, le campement de Singhu s’est retrouvé encerclé de blocs de béton, de barricades hérissés de fils barbelés et même de tranchées, mis en place par les forces de l’ordre pour tenter de couper l’approvisionnement en vivres et l’afflux d’activistes et de bénévoles venus de Delhi, tandis qu’au campement de Ghazipur, après avoir coupé eau et électricité, la police anti-émeute encerclait les paysans et s’apprêtait à les faire évacuer par la force, avant que des milliers de manifestants n’arrivent en renfort d’Uttar Pradesh. Ces deux sites ont par ailleurs fait l’objet de plusieurs attaques de milices pro-gouvernementales, présentées par la propagande officielle comme l’émanation de riverains excédés par les supposées nuisances liées aux manifestations. Enfin, en octobre 2021, quatre agriculteurs qui manifestaient en Uttar Pradesh contre la visite du ministre de l’Intérieur et un journaliste de la presse locale sont morts, écrasés par un véhicule du convoi ministériel, vraisemblablement conduit par le fils dudit ministre.

Parallèlement, dans les médias grand public contrôlés par le gouvernement, ainsi que sur les réseaux sociaux, une campagne était orchestrée pour ternir l’image des agriculteurs, les présentant tout à tour comme des illettrés manipulés par l’opposition, voire par le Pakistan voisin, des agitateurs professionnels (andolanjivi), des séparatistes khalistanis ou des militants de l’extrême gauche maoiste (urban naxals) [11]. Les soutiens du mouvement en Inde et à l’étranger ont fait l’objet de cyber-harcèlement, tandis des appels à la haine et à la violence visant tout particulièrement la communauté sikhe étaient lancés par des trolls du BJP.

« Nous sommes des paysans, pas des terroristes »

Très vite, les soutiens du kisan andolan, qui ont compris que la lutte se livre aussi dans l’espace médiatique, investissent massivement les réseaux sociaux pour contrer la propagande et les fake news relayés par les médias officiels et l’IT cell du BJP, la cellule informatique du parti au pouvoir [12]. Une communauté militante issue principalement de l’élite urbaine de Delhi et du Pendjab, disposant d’un fort capital social et numérique et fiers de ses origines rurales, émerge rapidement autour des campements de Singhu et de Tikri. Etudiants, journalistes de la presse indépendante et des médias en ligne, photographes, vidéastes, informaticiens, fonctionnaires et universitaires ont joué un rôle majeur dans l’élaboration d’un contre-discours et dans sa diffusion à grande échelle, grâce à un « véritable éco-système de communication parallèle » [13]. Selon un de ses créateurs, le média citoyen Trolley Times voit le jour en décembre 2020, en réponse directe à la désinformation pratiquée par les médias officiels : ce journal bi-hebdomadaire en version papier et format numérique, plurilingue (en hindi, pendjabi et anglais) a ainsi informé les paysans et leurs soutiens sur les activités quotidiennes (réunions, discours, concerts) et les aspects pratiques de la vie sur les campements - en prise directe, donc, avec la réalité de la lutte paysanne sur le terrain- ainsi que sur les enjeux politiques plus larges du mouvement. Groupes et pages Facebook, chaines Youtube et comptes twitter dédiés ont diffusé d’innombrables entretiens avec les leaders paysans martelant le discours unitaire de l’andolan et analysant le contenu des lois, tandis que les décisions prises à l’issue des réunions hebdomadaires du comité de coordination syndicale (SKM) étaient retransmises en direct. Les réseaux sociaux ont relayé massivement les slogans et hashtags du mouvement : Istandwithfarmers (« je soutiens les paysans »), no farmers no food (« pas de paysans, pas de nourriture »), we are farmers not terrorists (« nous sommes des paysans, pas des terroristes »), farmers lives matter (« la vie des paysans compte »)… auxquels les sikhs de la diaspora ont donné un large écho dans une sphère publique globalisée – au point que la chanteuse Rihanna et la militante écologiste Greta Thunberg ont apporté leur soutien en février 2021 via Twitter, au grand dam des autorités indiennes.

Contre toute attente, cet espace numérique militant a réussi à faire entendre la voix des paysans et de leurs leaders dans un paysage médiatique national sous contrôle du pouvoir. Il a participé à la construction d’un contre-discours commun très informé non seulement sur les conséquences concrètes des réformes sur la petite paysannerie mais également sur le contexte général dans lequel celles-ci s’inscrivaient, établissant ainsi des passerelles avec d’autres luttes politiques et sociales au niveau national et global – l’andolan a ainsi reçu le soutien de La via Campesina, mouvement paysan international qui lutte contre la mainmise des multinationales de l’agro-alimentaire et les accords de libre-échange de l’OMC et pour le maintien d’une agriculture paysanne au nom de la souveraineté alimentaire.

Naissance d’une culture protestataire : l’andolan en chansons et en images

Le mouvement paysan a donné naissance à une très riche culture de la contestation, qui a trouvé comme modes d’expression privilégiés la musique populaire, la poésie révolutionnaire et une iconographie d’inspiration politique et religieuse. Espaces de luttes, de solidarité et de renégociation des rapports sociaux de classe et de caste, les campements ont également constitué des lieux de création culturelle et d’éducation populaire (notamment grâce à des bibliothèques et à des écoles provisoires pour les enfants du voisinage).

Les chansons engagées (protest songs) occupent une place importante dans les traditions militantes de la gauche indienne et dans les récentes luttes sociales et politiques. Les chanteurs populaires pendjabis ont composé des dizaines de chansons en soutien à l’andolan, certains organisant régulièrement des concerts dans les campements pour entretenir la flamme de la contestation - tel le chanteur soufi Kanwar Grewal qui a vécu trois mois à Singhu, se produisant sur scène tous les jours. Ce répertoire musical appelle les paysans à lutter contre les lois scélérates (black laws) [14] et le pouvoir central [15], dénonce les godi media [16] et glorifie la figure du Jat, dont le statut social et l’identité de caste, qui reposent sur la propriété de la terre, étaient directement menacés par les réformes [17].

Les tracteurs, remorques et tentes présents sur les campements ont vu fleurir affiches, posters, banderoles, peintures, stickers et drapeaux faisant référence aux grandes figures de l’histoire sikhe, aux leaders paysans de la période coloniale et post-coloniale, ainsi qu’aux révolutionnaires et héros de la lutte pour l’indépendance du pays, sans les oublier les shahid (« martyrs ») de l’andolan, ces centaines de paysans qui ont perdu la vie sur les campements. Une multitude de slogans (en anglais le plus souvent), de dessins et de peintures utilisaient les armes de l’humour et de la satire politique comme supports d’une critique sociale féroce : telle cette affiche dénonçant les ‘médias indiens à vendre : deux pour le prix d’un’,

ou celle-ci sur la crise agraire et les suicides de paysans (‘les paysans sont l’épine dorsale de l’Inde’, ‘moins de pluie, moins de récolte, une dette en hausse, pauvreté’ : ’un paysan se suicide toutes les 41 minutes’)

dont cette autre attribue la responsabilité à Modi :

L’andolan comme synthèse unique du sikhisme, du marxisme et du syndicalisme

Le trait sans doute le plus singulier de l’andolan réside dans son usage du référent religieux comme source d’inspiration et outil de mobilisation de la paysannerie, ainsi que l’étonnante synthèse qui s’est opérée en son sein avec la gauche d’inspiration marxiste. De l’aveu de tous les paysans interrogés, de toutes obédiences religieuses et affiliations politiques, le sikhisme a joué un rôle fondamental dans ce mouvement social, par le biais de ses institutions, comme le langar (réfectoire collectif attaché à chaque gurdwara, lieu de culte sikh), ses valeurs et pratiques socio-religieuses, comme la seva (service désintéressé), ses concepts éthiques, tel que sarbat da bhala ( le bien-être de l’humanité ) et sa longue tradition de lutte pour la justice sociale et contre le pouvoir central, lorsque celui-ci devient tyrannique.

Des langar, une institution que les sikhs empruntent à l’islam soufi, se mettent en place dès les premiers jours du mouvement, organisés d’abord par les sikhs de Delhi et les paysans riverains des campements, qui acheminent une partie de leurs récoltes, avant que les paysans du Pendjab ne prennent le relais [18]. Par-delà sa dimension pratique cruciale, puisque cette institution a permis de nourrir en abondance des millions de personnes pendant un an, le langar revêt une très forte dimension symbolique, socio-religieuse et même politique. Dans un contexte de marchandisation de l’alimentation au profit des multinationales, cette pratique place les produits de la terre et la commensalité au cœur du mouvement paysan, laissant ainsi entrevoir un monde où la nourriture est cultivée, cuisinée collectivement et servie en abondance et gratuitement à chacun, quelle que soit son appartenance religieuse, de caste ou de classe, dans le respect de la nature. Au sein des campements s’est réalisée une synthèse singulière entre cet univers religieux sikh et le syndicalisme paysan d’inspiration marxiste, entre des traditions militantes et des répertoires d’action collective fort différents, voire antagonistes. Fortes de leur longue histoire de luttes politiques et sociales au sein de la petite paysannerie du Pendjab, les organisations syndicales proches de la gauche marxiste ont su forger des alliances inédites avec les sans-terre, les ouvriers, la gauche séculariste et les organisations féministes et ont ainsi ancré l’andolan dans un combat plus vaste pour les droits démocratiques et contre l’agenda néo-libéral et pro-hindou du parti au pouvoir.

par Christine Moliner & David Singh, le 28 juin 2022

Pour citer cet article :

Christine Moliner & David Singh, « Le long bras de fer des paysans indiens », La Vie des idées , 28 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-long-bras-de-fer-des-paysans-indiens

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Surinder Jodhka, Who Will Speak for the Village ? Agrarian Change and Marginalizing Ruralities in Contemporary India, Occasional paper series, Department of Sociology, University of Pune, 2007.

[2Surinder Jodhka. « Who Borrows ? Who Lends ? Changing Structure of Informal Credit in Rural Haryana », Economic and Political Weekly 30 (39), 1995, p. A123–132.

[3Situés tout en bas de la hiérarchie des castes et sans accès à la propriété foncière, les dalits (“opprimés”, ex-intouchables) travaillent comme journaliers agricoles.

[4John Harriss, « Does ‘Landlordism’ Still Matter ? Reflections on Agrarian Change in India », Journal of Agrarian Change, 13 (3) : 351–64, 2013. doi:10.1111/joac.12024

[5Rappelons que l’Inde est une république fédérale constituée de 28 États fédérés.

[6Surinder Jodkha, « Why Are the Farmers of Punjab Protesting ? », The Journal of Peasant Studies, 48 (7), 2021, p.3.

[7Christophe Jaffrelot, « Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi », Les études du CERI, n°237, 2018, p. 1–47.

[8Christophe Jaffrelot, « Business-Friendly Gujarat Under Narendra Modi : The Implications of a New Political Economy », in Christophe Jaffrelot, Atul Kohli and Kanta Murali, Business and Politics in India, Oxford University Press, 2019.

[9Satendra Kumar, « Class, Caste and Agrarian Change : The Making of Farmers’ Protests », The Journal of Peasant Studies, 48 (7), 2021, pp. 1–9. doi:10.1080/03066150.2021.1990046. L’auteur parle ici des Jats hindous d’Uttar Pradesh.

[10Sur les connivences entre pouvoir politique, monde des affaires et grands médias en Inde, voir l’enquête de Reporters sans frontière, India ownership monitor, http://india.mom-rsf.org/en/

[11Par référence au mouvement pour un État sikh indépendant, appelé Khalistan et aux naxalites, un mouvement révolutionnaire d’inspiration maoiste, prônant la lutte armée.

[12Sur l’usage des réseaux sociaux par le BJP, voir Maya Mirchandani, « Populisme, propagande et politique : les réseaux sociaux au cœur de la stratégie électorale de Narendra Modi », Hérodote, 2/3, 2020.

[13Satyendra Ranjan, « Farmer’s protest : A Roadmap for the Opposition », Economic and Political Weekly, 56 (18), 2021.

[14Jatta takda hoja (« Oh Jat, sois fort ») de Jass Bajwa décrit ainsi leurs conséquences : « Maintenant qu’il a fait voter les lois, le Centre nous dit qu’on ne peut plus rien faire/…D’abord ils [l’industrie agro-alimentaire] proposeront [aux agriculteurs] des contrats avec des prix élevés, puis ils nous couperont l’herbe sous le pied/ Ils essaient de nous arracher nos fermes ». https://www.youtube.com/watch?v=Ct_Li7ujnPQ

[15Un des thèmes récurrents de ce répertoire musical renvoie aux conflits du passé entre le Pendjab et Dilhi, le pouvoir central perçu comme autoritaire, qu’il soit incarné par les Moghols, le colonisateur britannique ou le BJP. La traitrise de Delhi est ainsi dénoncée par Kanwar Grewal et Harf Cheema, dans Pecha (« La lutte ») : « Oh Pendjab, l’amitié avec Delhi n’est pas authentique/Ses actions comme ses intentions sont mauvaises/Pourquoi applaudir aux suicides de tes fils ? ».

[16Le kisan anthem, l’hymne paysan, dénonce ainsi la connivence entre les médias et le gouvernement, mais souligne avec humour que « nos tracteurs sont devenus célèbres sur la BBC ».

[17Le terme de Jat renvoie souvent de manière métonymique à la figure sociale du kisan, le paysan. Ainsi, dans Pecha : « Jat, prépare-toi/Nous sommes tous dans cette lutte contre le gouvernement central/Prépare-toi, paysan, cette lutte sera longue ».

[18Un système de contributions en nature (céréales, légumes, lait, beurre et fruits secs) et en argent (sur la base de la surface cultivée par chaque famille) et d’acheminement collectif des vivres ainsi récoltés vers les campements est mis en place dans les villages d’Haryana, du Pendjab et d’Uttar Pradesh.

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