Recherche

Essai Histoire

Dossier / Les citoyens et leur police

Le juge et le policier
Goethe et l’ordre public


par Paolo Napoli , le 7 mars 2011


Télécharger l'article : PDF

La liberté de la presse doit-elle être encadrée par la voie judiciaire, ou limitée par des mesures de police ? C’est à cette question que Goethe, poète au service du prince, tente de répondre en 1816. L’historien Paolo Napoli dissèque les arguments d’une controverse qui oppose les mérites respectifs du « flic » et du juge en matière d’ordre public.

Le 5 mai 1816, le grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach Carl August octroie à ses sujets une Constitution. À vrai dire, ce document ne dresse pas une liste de droits fondamentaux sur le modèle des constitutions françaises, mais se limite à protéger la liberté de la presse. Quelques mois plus tard, le 1er août 1816, paraît le premier numéro de la revue Isis oder Encyclopädische Zeitung dirigée par Lorenz Oken, professeur d’anatomie et de philosophie naturelle à l’université de Iena. Esprit audacieux et provocateur, Oken décide immédiatement de tester la portée réelle de la liberté de la presse consacrée par la Constitution et annonce, dans son article inaugural, que le futur même de la revue démontrera jusqu’à quel point le grand-duc est prêt à laisser s’exprimer les opinions libres. Les numéros suivants se caractérisent par une attitude très peu respectueuse des autorités publiques et par un langage outrancier et insouciant du style classique et des conventions académiques [1]. À la fin du mois de septembre, la patience du grand-duc atteint ses limites : il réclame l’intervention des autorités suprêmes de police qui veillent à la sûreté publique, et demande simultanément l’avis de l’un de ses collaborateurs les plus fidèles qui est aussi membre de son conseil secret. Ce fonctionnaire tout à fait singulier, qui n’est autre que le poète Goethe, n’hésite pas à répondre : dans un document du 5 octobre, il explique pourquoi l’affaire Isis doit être traitée moins par l’application des règles de droit que par la voie policière. C’est le « flic » plutôt que le juge qui est l’autorité compétente pour régler la question de la liberté de la presse et de la censure qui vise cette dernière [2].

Ce n’est pas la première fois que, dans le grand-duché, l’opposition entre objets de justice et objets de police est soulevée dans le milieu universitaire. Une vingtaine d’années avant les événements en question, lors d’une polémique beaucoup plus célèbre, l’Atheismusstreit, on rencontre déjà sur la scène de l’université de Jena le même enjeu et les mêmes acteurs institutionnels, le grand-duc et son conseiller particulier Goethe, avec toutefois un changement important dans le rôle du « provocateur » : le philosophe Fichte à la place d’Oken. Appelé depuis 1794 à l’université de Jena, Fichte y donne des cours qui lui valent immédiatement la réputation de jacobin. Des bruits arrivent aux oreilles du souverain qui commence à se méfier du caractère quelque peu subversif à l’égard de Dieu des idées professées par le philosophe. Goethe, toujours lui, se montre à cette occasion plutôt solidaire de Fichte, alors que l’affaire frappe l’opinion publique et se termine, cinq ans après, par le licenciement de ce dernier et l’intimation aux professeurs universitaires d’éliminer de leurs cours tout passage susceptible de mettre en doute l’existence de Dieu [3].

Dans les coulisses de la correspondance entre le chef du conseil secret et Goethe se joue une question de « normativité », celle de la manière la plus adéquate de maîtriser la gêne occasionnée par la spéculation philosophique. La disproportion entre l’urgence du remède que les faits contestés exigent et la lenteur solennelle de l’appareil pénal chargé éventuellement de s’en occuper est telle qu’une voie plus expéditive se laisse préférer. Il n’est surtout jamais question d’encourager la tolérance des institutions, au contraire, il est indispensable de repérer l’outil normatif le plus approprié. Et comme ce sera le cas dans l’affaire Isis, déjà à l’époque de l’Atheismusstreit, il n’y a qu’une mesure convenable, celle de la police. Démarche juridique et démarche policière composent les deux facettes d’une rationalité gouvernementale qui se nourrit de cette disjonction complémentaire : « Un grand nombre de considérations nous viennent à l’esprit, surtout que l’athéisme ne peut pas être un véritable objet de droit pénal. On le confiera à la police et, comme Robespierre, Fichte aussi devra admettre qu’un Dieu existe », écrit le chef du bureau secret Voigt au conseiller du grand-duc le jour de Noël 1798, lorsque la crise atteint son sommet [4]. Dans le berceau de la culture classique allemande, Weimar et son territoire, le dualisme entre police et justice acquiert une dimension paradigmatique, pas autant sous l’angle du Polizeistaat toujours trop mythifié, mais sous l’angle d’une histoire des techniques réglementaires. À vingt ans de distance, voici deux cas qui problématisent une alternative dont notre raison politique ne s’est pas affranchie : la voie policière à l’ordre, qui emprunte souvent la stratégie de la prévention, face à une voie judiciaire qui intervient ex post pour sanctionner l’infraction.

L’inefficacité de la menace

Revenons à l’affaire Isis, car les arguments employés par Goethe sur l’opportunité de l’intervention policière sont dignes de la plus grande attention. Dans le document du 5 octobre 1816 déjà mentionné, sa vision des choses est très lucide. Toute l’affaire, regrette-t-il, aurait pu être gérée d’office par la police, dont l’intervention prompte aurait étouffé l’audace intolérable que s’accorde la revue [5]. Mais il est désormais trop tard et il faut trouver la bonne méthode pour désamorcer le conflit. Et c’est là que Goethe fait preuve d’un art de la pondération gouvernementale digne d’un administrateur chevronné, qui évalue toutes les variables de la situation plutôt que le cas de droit pris dans sa singularité.

Il examine tout d’abord les trois mesures envisagées par le comité de notables auquel le président de la direction du Land avait confié le dossier Isis :

  • 1) rappeler à l’ordre, oralement ou par écrit, l’éditeur scientifique de la revue pour qu’il cesse sa conduite outrageuse ;
  • 2) menacer d’interdire la publication si la revue continue à attaquer les individus ainsi que les états (Stände) ;
  • 3) procéder par la voie judiciaire et satisfaire les droits des personnes lésées.

Dans le cas de la première mesure, Goethe précise que pour le rappeler oralement à l’ordre, il faudrait qu’Oken soit physiquement présent devant le comité de notables investi de l’affaire. Mais cette seule éventualité fait immédiatement surgir des interrogations : comment le convoquer, simplement ou manu militari ? Et que faire si Oken accepte de se présenter et si, grâce à son habilité rhétorique, ses mots se révèlent être particulièrement convaincants (ce qui est loin d’être impossible) ? Comment devra-t-on se comporter à son égard ? Ou, au contraire, changeant de scénario, s’il garde un profil bas et modeste, comment pourra-t-on interdire la revue – en suivant la suggestion du comité des notables – une fois que celle-ci aura été autorisée à continuer ses publications ?

Si les perplexités de Goethe à l’égard d’un rappel oral sont consistantes, l’hypothèse d’une réprimande écrite ne suscite pas non plus son enthousiasme. Il reconnaît que tout rappel à l’ordre est un droit que l’autorité supérieure peut exercer sur ses subalternes. Un tel droit peut se traduire dans des initiatives discrètes, avec un ton paternel et pédagogique ; mais si cette approche ne porte pas ses fruits, le président du comité des notables peut convoquer le subalterne pour lui rappeler ses devoirs et le menacer éventuellement de destitution de son poste de professeur. Une telle procédure, observe Goethe, serait juste, bonne et nécessaire. Elle resterait malgré tout une mesure d’urgence (Notbehelf), qui dans le passé a trouvé application pour d’autres serviteurs de l’État et notamment pour deux professeurs de Jena (allusion à la querelle sur l’athéisme). Toutefois, continue Goethe, ces méthodes ne conviennent plus à nos temps et à notre cas : Oken est un homme d’esprit et de culture et ne peut pas être traité comme un petit écolier. Il est pourtant un peu fou et si ce trait de folie, parmi ses très nombreuses qualités, risque de nuire à l’État, c’est une action honorable que de dompter cette folie [6].

Goethe examine ensuite la deuxième mesure envisagée par le comité des notables : après le rappel à l’ordre, on monte d’un cran avec la menace d’interdire la publication. Est-ce que la préfiguration d’une telle issue serait à même de faire changer de nature une revue qui se caractérise par son style extrême ? Le poète n’y croit pas trop. La modération ne convient pas à une personne (Oken) et à son organe (Isis), qui sont constitutivement voués à l’excès. Il suffit de considérer le contenu comme la forme de la revue pour s’apercevoir que toute tentative pour lui poser des bornes tournerait à l’échec. Dans son contenu, Isis embrasse un savoir encyclopédique, tandis que sa forme est barbare, insolente, insensible à toute exigence d’équilibre, sans goût dans sa manière de représenter les faits.

La loi et la mesure

Pour exprimer cette impossibilité d’opposer une barrière à la folie, à l’absence de modestie et à l’impudence, à savoir à des états d’esprit et des attitudes en soi exorbitants et inapprivoisables, le conseiller du grand-duc pose une interrogation à la fois simple et capitale en termes de rationalité normative : « Où trouver une mesure (Maaßstab) pour ce qui n’a pas de loi (Gesetzlosigkeit) » ? En fonctionnaire qui connaît bien les catégories du droit public de son temps, le conseiller Goethe esquisse avec élégance la tension conceptuelle existante entre deux formes de normativité : la loi et la mesure. On pourrait même dire qu’à ses yeux la « mesure » est l’épitaphe de la « loi » : là où la force générale de celle-ci se montre incapable de faire régner l’ordre, c’est dans les potentialités de la mesure qu’il faut chercher le critère réglementaire ponctuel qui convient à la situation concrète. Les mots de Goethe révèlent ici l’enjeu « constitutionnel » qui caractérisera les États allemands jusqu’aux années critiques de la République de Weimar et trouvera sa représentation plastique dans le dualisme entre loi (Gesetz) et mesure (Maßnahme) [7]. Et c’est précisément la « mesure », comme on va bientôt le constater, que le langage du conseiller ne cesse d’évoquer, en qualifiant ainsi une puissance publique comme la police par l’emploi d’une règle à la vocation moins judiciaire qu’administrative.

Tout comme la nécessité, l’excès aussi ne connaît pas de loi : voici la conviction qui habite le raisonnement de Goethe dans le développement de son argumentation. Il écarte en fait les arrangements et subtilités casuistiques pour ne parvenir qu’à une seule décision drastique : l’interdiction de la publication. Suivons encore sa manière d’articuler les hypothèses pour démontrer que la « menace » reste un remède interlocutoire et donc inefficace.

Si la revue est destinée à survivre, qui pourra vérifier qu’elle respecte les bonnes mœurs et ne franchit pas les limites du supportable ? Et surtout, aurait-on la force de mettre la menace à exécution si Oken et Isis retombent dans la même conduite méprisante ? Et que faire, s’interroge toujours Goethe dans un crescendo de soucis, si un esprit rusé et brillant comme Oken utilise un style ironique qui déguise bien le caractère insultant de son propos ? L’effet nuisible se produit et les personnes insultées risquent de ne pas avoir les appuis légaux pour se plaindre. Par exemple, si Oken habille sa revue avec des rébus, des énigmes, des calembours, qui pourrait l’empêcher de voiler sa passion derrière ces genres d’écriture ? Et quelle serait l’autorité compétente pour jouer le rôle d’Œdipe qui dévoile l’arcane de la Sphinge [8] ? La déficience du droit devant ces stratégies dialectiques est flagrante et Goethe semble s’acharner avec plaisir à la démasquer. D’après lui, il s’agit d’intervenir sur ce terrain laissé vacant par les catégories juridiques et de le baliser à coups d’autorité en anticipant les événements. La sanction préventive devient ainsi la solution la plus judicieuse, sinon l’entière assise socio-politique du Land sera ébranlée par les attaques d’Oken, car ses collègues et finalement le souverain lui-même et sa famille ne resteraient pas à l’abri de sa critique iconoclaste. À ces attaques, la majesté du prince ne peut pas opposer l’indifférence des anciens monarques grecs, qui n’estimaient pas digne d’un souverain de punir les agressions à sa personne. Pour la prudence « gouvernementale » du conseiller du souverain, il n’y a alors qu’une évidence dont il s’agit de prendre acte sans hésiter davantage : « Il faut adopter maintenant la mesure (Maaßregel) qui méritait d’être prise déjà au début de cette histoire : la revue doit être aussitôt arrêtée » [9].

La sagacité « métrique » de Goethe affleure de nouveau à la surface de sa prose bureaucratique : il n’y a qu’une « mesure » de l’exécutif qui soit à même de remédier à la situation. Car c’est précisément d’un antidote médical, voire chirurgical, qu’il s’agit. Tout le discours de Goethe emprunte d’emblée une tonalité organiciste qui le pousse même vers des considérations pour ainsi dire hormonales sur la nature de la « mesure » préconisée, à savoir l’interdiction de la publication. Les prérogatives sexuées de la police, qui est l’institution chargée naturellement de la tâche, sont revendiquées avec une conviction très ferme : « Il ne faut pas craindre – affirme le conseiller dans sa parénétique princière – les conséquences d’une démarche virile (mänlichen Schrittes), d’une décision radicale. Seulement à cette condition aura-t-on le sentiment d’avoir opéré d’une manière juste, l’hésitation étant toujours gênante. En interdisant la revue, on estompe l’hémorragie ; l’amputation d’une jambe est plus virile qu’une mort lente » [10].

Police virile et coupe chirurgicale : voici le dispositif pour désamorcer le cas Isis. La préoccupation majeure dans l’esprit de Goethe qui, une fois de plus, raisonne en « gestionnaire » plutôt qu’en homme de droit, consiste à réduire l’impact public du cas et à favoriser ainsi son oubli rapide. À quoi bon troubler la tranquillité d’une population traditionnellement obéissante aux ordres éclairés du grand-duc Carl August [11] en amplifiant des événements qui pourraient altérer les esprits ?

Le tableau se dégage alors sans équivoques autour d’une opposition binaire qui rappelle les prérogatives de la politique et du droit médiatisées par les raisons du gouvernement. Une option consisterait à se situer du côté de la position individuelle (Oken, la revue) selon la chaîne sujet-droit-procès. Une autre option, ici souhaitée, est celle qui vise le bon ordre de la population, selon la chaîne collectivité-police-gouvernement. Si le second terme de l’alternative est viril, pour parler comme le conseiller, le premier est plus timide et circonspect, c’est l’Ängstlich-Rechtliche, c’est le droit qui est freiné par la peur, pour reprendre les mots employés ailleurs, toujours par ce même serviteur de l’État [12].

Une affaire de police, non de justice

En rédigeant cet avis pour son souverain, Johannes Wolfgang von Goethe veut à tout prix éviter la transformation du scandale académique en différend judiciaire. Il préconise une allure masculine incarnée par la police, alors que la justice, par son féminin éternel oserait-on dire, tranche le cas sans pour autant résoudre le problème. C’est la raison pour laquelle il écarte avec fermeté la troisième hypothèse envisagée par le comité des notables, à savoir la saisie du tribunal. Voici pourquoi.

Si Oken publie dans Isis les actes du procès et affirme que personne ne peut être puni pour le simple fait de raconter la vérité, il se donne ainsi le moyen de répéter les insultes déjà adressées à plusieurs notables. Il pourrait également renouveler ses griefs à la Constitution du grand-duché. Naturellement averti en matière de récit oblique, le poète-juriste (en l’occurrence administrateur) Goethe attire l’attention sur les effets rhétoriques d’une telle éventualité. C’est déjà un motif suffisant pour déconseiller la voie judiciaire.

Mais il y en a d’autres, qui dénoncent la difficulté des catégories juridiques de se saisir d’un telle affaire avant tout sur le plan de la procédure : qui pourrait jouer le rôle de procureur instructeur contre Oken et qui serait éventuellement son juge dans une matière aussi atypique ? Si la faculté était appelée à résoudre ce différend, Oken trouverait probablement plusieurs collègues prêts à être solidaires de lui et à partager ses vues révolutionnaires. L’épilogue serait néfaste : au lieu de le condamner, cette juridiction spéciale finirait par le célébrer.

Le recours à l’autorité judiciaire ordinaire présente, elle aussi, des inconvénients non négligeables. Selon Goethe, c’est un problème d’adéquation du fait au droit : est-il convenable (schicklich) qu’un sujet relevant de la vie interne à l’Université soit jugé par une cour judiciaire, alors que l’autorité la plus indiquée serait le souverain lui-même, dûment assisté par son conseil secret et une fois entendu l’avis des représentant des états (Stände) ? Au fond, la conduite d’Oken se situe au carrefour entre le crime de lèse-majesté et l’atteinte à la raison d’État. L’infraction ne concerne pas le droit pénal, mais un « droit » éminemment politique : la stabilité d’une « constitution » autre que celle renfermée dans une charte formelle indiquant un niveau normatif supérieur (Konstitution), selon l’acception libérale du XIXe siècle. Ici, il s’agit plutôt de la Verfassung comme ensemble de facteurs sociaux et institutionnels qui forment la structure et l’histoire concrète d’une organisation politique [13]. Il ne s’agit pourtant pas d’un cas de haute trahison, comme Goethe lui-même le précise, car aucune manœuvre clandestine n’est imputable à Oken. Au contraire, toute l’affaire s’est déroulée sous le jour de l’exhibition la plus effrénée, ce qui la rend particulièrement intolérable. Face à ce nouveau Catilina, qui aurait envie d’interpréter le rôle d’un Cicéron, s’interroge sceptique l’intellectuel « organique » à la cause du grand-duc [14] ?

La position de Goethe se comprend à partir d’un tel axe défensif : en essayant de minimiser l’affaire par son expulsion du champ de visibilité dans lequel un procès quelconque – universitaire ou judiciaire – l’aurait projetée, il en dénonce toutefois la portée non mesurable selon les paramètres ordinaires du droit. La menace est réelle et, par un détournement digne de la meilleure tradition jésuite, Goethe la dissimule sous le voile de l’opportunité procédurale. Le ton péremptoire semble enlever pour un instant toute ambiguïté à son propos, ambiguïté qu’il se hâte cependant de rattraper dans l’espace d’une ligne : « Non, ce n’est absolument pas une question de droit [keineswegs ist es eine Rechtssache] et elle ne peut pas le devenir. Comment, en fait, pourrait-on désapprouver le refus de juger de la part d’un tribunal éloigné et étranger au contexte des événements ? C’est une affaire de police qui doit être évaluée et résolue sur place » [15].

Selon Goethe, ce n’est pas à l’autorité gardienne des lois qu’il appartient de traiter ce problème ; au fond, c’est plutôt une question de contrôle du territoire et de la population et, à ce titre, il n’y a qu’une force compétente : la police. Sans doute plus sensible aux urgences de l’ordre public qu’à l’établissement d’une vérité judiciaire qui distingue le tort du bon droit, le pragmatisme administratif du conseiller propose en définitive de laisser décanter les choses : il faut ignorer Oken et interdire d’office à l’imprimeur la fabrication de la revue. La vigilance de la police empêchera que des cas semblables puissent se reproduire dans l’avenir. Dans le but de neutraliser les passions polémiques qui troublent les rapports sociaux, le rapport de Goethe ne pouvait pas se terminer sans une mise en garde contre tout sentiment de vengeance qui inspirerait la conduite du gouvernement à l’égard d’Oken : l’arrêt de la publication n’est pas une riposte à l’insolence de ce dernier, mais une mesure pour sauvegarder la cohésion sociale et l’unité politique. En agissant différemment, l’État susciterait les passions violentes qu’il se propose précisément d’éradiquer, en se privant ainsi de la justification raisonnable pour punir des individus comme Oken.

La dernière remarque concerne l’institution de la censure : Goethe se déclare opposé à un tel pouvoir, car la réponse à la Preß-Anarchie ne peut pas être le Preß-Despotismus. Il préconise cependant un interrègne de type dictatorial (« eine weise und kräftige Dictatur  »), probablement sur le modèle de l’ancienne magistrature romaine, qui serait doué de la force nécessaire pour restaurer l’ordre. Cette mission accomplie, les conditions seraient réunies pour introduire une censure légale (gesetzliche Censur), selon des modalités qui, pour la prudence administrative du poète, pourront être définies après de vastes consultations [16]. Deux années après cette prise de position de Goethe, lors de son intervention à l’Assemblée fédérale de Francfort du 12 octobre 1818, le juriste Georg Heinrich von Berg se chargera de résumer le problème de la manière suivante : « Le système de la justice ne se caractérise pas seulement par la suppression de toute censure. Il s’occupe surtout de l’utilisation de la presse comme de toute autre activité concernant l’État, seulement lorsqu’elle intéresse la sphère juridique de la collectivité ou de l’individu. Ce système s’appuie sur un principe simple : chacun peut imprimer librement car il en répondra devant le juge ». Le système de police, au contraire, suppose qu’« il vaut mieux prévenir les délits et les contraventions que de les laisser se manifester librement et de les punir après » [17]. La friction extrême entre la « loi » et la « mesure » nous montre deux catégories dont le raisonnement de Goethe cerne parfaitement la finitude réciproque. Cette idée que la mesure se fonde sur l’absence de loi (Gesetzlosigkeit) laisse supposer la juridicité initiale de la police, une juridicité qui n’étant pas de dérivation légale doit forcement être tirée soit du concept intrinsèque de police, soit des tâches que celle-ci s’assigne. Le concept de police est ainsi doté d’une force opérationnelle immédiate qui justifie les dispositions adéquates à ce qui ne supporte pas de loi. Source autonome de normativité, la police juridifie le réel en se passant de la forme légale, car, en définitive, c’est l’autorité qui fait le droit et non le contraire [18]. Dichter-Jurist comme bien d’autres figures éminentes de son époque (Kleist, Eichendorf, Hoffman, Novalis), Goethe s’inscrit ici plutôt dans la tradition caméraliste qui depuis un siècle faisait de la pratique administrative un segment d’une histoire non seulement politique, mais aussi intellectuelle de l’État et de sa classe dirigeante [19]. Mettant en évidence la tension existante entre le droit et la police, Goethe, dans son rôle de conseiller, parle comme un Peuchet aurait pu le faire à la même époque en France [20]. Mais avec une conviction tenace avouée entre les lignes : tout comme pour plusieurs de se compatriotes « libéraux » qui ne cesseront de l’affirmer jusque dans les années 1830, pour le « juriste » Goethe, il ne fait aucun doute que, dans l’organisation d’une société, un policier est plus important qu’un juge.

Texte publié dans www.laviedesidees.fr, 7 mars 2011. {{}}

par Paolo Napoli, le 7 mars 2011

Pour citer cet article :

Paolo Napoli, « Le juge et le policier. Goethe et l’ordre public », La Vie des idées , 7 mars 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-juge-et-le-policier

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1En 1986, une réflexion collective autour de l’affaire Isis a été l’occasion de réunir un certain nombre d’historiens du droit allemand (entre autres Wolfgang Naucke, Michael Stolleis, Rainer Schulze) autour du rapport entre justice et police à l’époque de l’Aufklärung. Voir G. Dilcher et B. Diestelkamp (dir.), Recht, Gericht, Genossenschaft und Policey. Studien zu Grundbegriffen der germanistischen Rechtshistorie. Symposion für Adalbert Erler, Berlin, Erich Schmidt Verlag 1986.

[2Voir Briefwechsel Großherzogs Carl August von Saxen-Weimar-Eisenach mit Goethe, Vienne, W. Braunmüller 1873, II, p. 88-97.

[3Voir le rescrit autographe que le chef du bureau secret, Voigt, adresse à l’académie de Jena le 29 mars 1799. Cité par W. Ogris, Verbietet mir keine Zensur  ! Goethe und die Preßfreiheit, in D. Wielke (dir.), Festschrift zum 125 jährigen Bestehen der Juristischen Gesellschaft zur Berlin, Berlin-New York, De Gruyter 1984, p. 517.

[4Cité par Ogris, Verbietet, op. cit., p. 517.

[5Briefwechsel Grossherzogs Carl August, op. cit., p. 89.

[6Ibid., p. 91.

[7Sur ce point, je me permets de renvoyer à P. Napoli, «  Mesure de police  », Tracés. Revue de sciences humaines, 20, 2011 (à paraître).

[8Briefwechsel, op. cit., p. 92.

[9Ibid., p. 93.

[10Ibid.

[11Sur la situation politique du grand-duché entre le XVIIIe et le XIXe siècles, voir F. Hartung, Das Großherzogtum Sachsen unter der Regierung Carl Augusts 1775-1828, Weimar, 1923

[12J.W. Goethe, Maximen und Reflexionen, Artemis, vol. IX, p. 636. Sur l’alternative ontologique entre Rechtgedanke et Polizeigedanke, voir les remarques nostalgiques de W. Naucke, Vom Vordringen des Polizeigedanke, vom Ende der Metaphysik im Recht, in Dilcher et Diestelkamp (dir.), Recht, Gericht, Genossenschaft und Policey, op. cit., p. 178 sq.

[13C’est la notion «  absolue  » de constitution dont parle Carl Schmitt : «  Mode d’existence concret, donné de soi avec toute unité politique existante  », voir Théorie de la constitution, éd. par O. Beaud, Paris, PUF, 1993, p. 132. Pour l’utilisation de cette signification de constitution comme catégorie historiographique, voir O. Brunner, «  Moderner Verfassungsbegriff und Mittelalterliche Verfassungsgeschichte  », in H. Kämpf (dir.), Herrschaft und Staat im Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1956, p. 1-19  ; E. W. Böckenförde, Die deutsche verfassungsgeschichtliche Forschung im 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, 1961.

[14Briefwechsel, p. 95.

[15Ibid., p. 94-95.

[16Ibid., p. 96-97. Voici la suite de l’histoire : malgré les invitations préoccupées de Goethe à déjouer un mal qui n’est plus une menace mais une réalité, la revue résiste encore trois ans jusqu’à 1819. À ce moment, sous la pression conjointe de la Prusse et de l’Autriche, Isis est sacrifiée sur l’autel de la raison d’État. Face à cet épilogue, Goethe serait, dit-on, resté assez impassible.

[17Voir Protokolle der deutschen Bundesversammlung, Frankfurt/M. 1818, VI, p. 298 et 328.

[18L’histoire de la décennie qui vient de s’écouler nous a malheureusement appris que les démocraties occidentales ne cessent pas de montrer leur affection à un tel principe.

[19Sur le phénomène du caméralisme, voir l’étude classique de P. Schiera, Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco. Dall’arte di governo alle scienze dello Stato, Milan, Giuffrè 1968. Voir aussi les contributions réunies dans P. Laborier, F. Audren, P. Napoli, J. Vogel (dir.), Les Sciences camérales : activités pratiques et histoire des dispositifs publics, Paris, PUF à paraître en 2011.

[20Jacques Peuchet (1758-1830) a été l’exemple parfait du bureaucrate invertébré, ayant travaillé à l’administration de la police parisienne depuis Louis XVI jusqu’à la Restauration.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet