Recensé : Yasmine Bouagga, Humaniser la peine ? Enquête sur les pratiques et usages du droit en maison d’arrêt, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 311 p.
La prison est souvent présentée comme le « choix de la raison » – pour reprendre le titre du récent livre de Stéphane Jacquot et Dominique Raimbourg (2015) – auquel seraient condamnés les régimes démocratiques. « Choix de la raison », car les prisons relèveraient des entorses que, pour leur propre préservation, les démocraties devraient faire à leurs principes. La volonté d’amoindrir – sinon de résoudre – cette contradiction s’est incontestablement traduite par la constitution d’un droit pénitentiaire et, consécutivement, par son institutionnalisation (Herzog-Evans 1998 ; De Schutter, Kaminski, 2002 ; Froment, Kaluszynski, 2011). Ce mouvement de juridicisation des prisons, auquel est souvent lié le souci de les humaniser, est justement au cœur d’Humaniser la peine ?
Dans cet ouvrage, l’auteure livre les résultats d’une enquête de terrain d’une durée de sept mois dans deux maisons d’arrêt de la région parisienne. Ce travail est remarquable par la richesse des matériaux que l’auteure a recueillis et par la diversité des sites de l’enquête. En effet, outre son accès extensif aux documents administratifs, l’auteure a mené des observations in situ dans différentes instances (audiences d’aménagement de peine, dispositifs d’accès au droit, etc.), mais aussi des entretiens avec des détenus. Sa démarche ethnographique lui permet de restituer les usages du droit par les détenus et les pratiques professionnelles de multiples acteurs du monde carcéral (conseillers d’insertion et de probation, surveillants, gradés, etc.), comme de ceux qui font « passer le droit » (avocats, juristes des permanences d’accès au droit, bénévoles associatifs, etc.).
L’envers du décor
L’organisation d’Humaniser la peine ? suit le parcours de la personne détenue, de son entrée en prison à sa sortie. L’auteure décrit très précisément comment l’institution « transforme en “détenus” les individus » (p. 43), notamment à travers le « parcours arrivants » (de la mise sous écrou à la sortie du « quartier arrivants »).
Mais ce parcours se saisit mieux depuis les coulisses de l’institution pénitentiaire que constituent diverses instances où Yasmine Bouagga a réalisé des observations : la commission d’affectation (qui procède, à l’issue du « parcours arrivants », à l’affectation du détenu en cellule), la commission de discipline (qui juge des infractions des prisonniers au règlement intérieur), la commission pluridisciplinaire unique, etc. L’auteure évoque la confrontation, dans ces instances, de la multiplicité des logiques d’action et des cultures professionnelles des différents acteurs du système carcéral qui lui permet de décrire un espace carcéral « en tension entre le légal et le discrétionnaire » (p. 107).
Comme l’a montré l’article de C. de Galembert (2014), cette tension est particulièrement observable dans le traitement des infractions disciplinaires. Le droit semble bien malmené dans les commissions de discipline que Yasmine Bouagga qualifie d’« entre-soi qui se modèle[nt] sur la justice pénale » (p. 95). L’auteure y a observé de « faibles défenses », « parfois contraires à la déontologie de la profession » (p. 103). En fait, face à des infractions potentiellement infinies, les commissions tendent à mobiliser davantage le registre de la négociation, afin, pour reprendre les propos d’un directeur adjoint, que « la sanction [soit] mieux perçue par le détenu » (p. 104).
L’exécution des peines
De manière complémentaire au travail de Xavier de Larminat (2014), Yasmine Bouagga nous fait pénétrer dans la jungle de plus en plus épaisse des mesures d’aménagement de peine (libération conditionnelle, semi-liberté, placement sous surveillance électronique, etc.). Elle montre comment la « mobilisation » des détenus est la première des attentes formulées par les personnels pénitentiaires et comment l’exécution des peines consiste surtout à « pousser [les détenus] à accepter les contraintes pénales, […] les inciter à faire des efforts de réparation (versement aux parties civiles) ou de travail sur soi (formation, travail psychologique) par des mesures de récompense agissant comme des carottes » (p. 109)
À travers sa description fine des commissions d’application des peines, elle restitue à la fois un sens commun favorable à l’aménagement des peines, mais aussi comment sont appréciées les situations et comment fonctionnent les filtres et les sélections opérés par les conseillers d’insertion et de probation (CIP). En explorant les critères d’appréciation des membres de ces commissions, elle souligne que les attentes comportent des représentations genrées et « liées à un certain habitus de classe » (p. 125), notamment concernant le rapport au travail et la nature des relations familiales de la personne détenue.
L’analyse de Yasmine Bouagga du travail des CIP dévoile un métier « en crise », en raison des tensions entre « posture assistancielle » et « posture correctionnelle » (Bouagga, 2012, p. 328). L’auteure note fort justement que si l’informatisation favorise « des traitements plus homogènes et standardisés » (p. 145), le suivi « à distance » effectué par les CIP, accaparés par la réalisation d’écrits, contribue à une bureaucratisation de leurs relations avec les détenus (p. 143).
Quel accès au droit ?
Yasmine Bouagga décrit un système carcéral, qui est foncièrement un lieu d’exclusion et de coercition, marqué par un processus de juridicisation qui procède d’une conception du droit comme moyen d’inclusion (sociale et citoyenne). La pénétration par la « culture juridique » de la prison que dépeint l’auteure s’effectue notamment par le biais de multiples intervenants (avocats, associations…) qui entretiennent des relations diverses avec l’administration pénitentiaire. Elle évoque aussi tous ceux qui peuvent apporter une aide juridique, comme les aumôniers, les visiteurs de prison ou les accueils des proches de détenus.
Malgré le leitmotiv de l’« accès au droit commun » (l’accès aux services publics ordinaires) qui semble résonner dans tout le système carcéral, les entretiens que Yasmine Bouagga a menés avec des personnes détenues indiquent surtout le poids de leur trajectoire biographique sur leur expérience du droit. L’auteure détaille également comment la formulation en termes juridiques de leurs problèmes par les détenus, mais aussi leur recours et leurs non-recours au droit varient en fonction de leur profil social, de leurs ressources et de leurs compétences.
Une institution en changement et en tension
Humaniser la peine ? décrit les multiples formes prises par le processus de juridicisation de l’institution carcérale, au-delà de la simple prolifération des lois, notes, circulaires, etc. et des contradictions que cette prolifération peut faire surgir. L’entrée du droit en prison se traduit notamment par le changement de profil des personnels (en particulier celui des chefs d’établissement) et la promotion de nouvelles compétences (juridiques et managériales). Yasmine Bouagga évoque également les situations paradoxales qu’entraîne parfois la juridicisation, comme celle que crée la loi pénitentiaire de 2009 qui introduit une obligation d’activité, sans la contrepartie, pour les prisonniers, d’un droit à l’activité (p. 89).
Le livre de Yasmine Bouagga montre également une institution en équilibre entre les logiques juridiques et les logiques domestiques (p. 111) ou en tension dans des logiques contradictoires, comme celle, d’un côté, du traitement de masse et, de l’autre, de l’injonction à l’individualisation des peines (p. 19), renforcée par la manière dont la philosophie « juridiste » caractérise de façon croissante le travail des CIP, « insistant à la fois sur les droits des personnes et sur leurs responsabilités individuelles » (p. 164).
Humaniser la peine ? permet assurément au lecteur, grâce à la richesse des matériaux recueillis et à la subtilité de leur analyse, une véritable immersion dans le monde des maisons d’arrêt. L’auteure réussit parfaitement à faire tenir ensemble l’exploration de la matérialité de l’expérience carcérale et l’analyse des politiques publiques en situant justement son travail là où celles-ci s’articulent aux expériences individuelles (p. 283).
Le livre de Yasmine Bouagga s’inscrit remarquablement dans le champ constitué par un ensemble de travaux menés sur le droit en prison qui ont permis de décrire la fragilité des ressources juridiques des personnes incarcérées et leurs usages du droit (par exemple : Rostaing, 2007 ; Durand, 2014), ou encore le rapport des personnels de surveillance au droit (Benguigi, Chauvenet, Orlic, 1994). En raison de la diversité des lieux investigués et des acteurs dont il est décrit les logiques d’action, Humaniser la peine ? est certainement le travail le plus complet sur le sujet. Même si l’ambition du projet porté par Yasmine Bouagga lui fait parfois perdre en approfondissement, elle ouvre assurément de fructueuses perspectives de recherche, notamment comparatives avec d’autres types d’établissements pénitentiaires.
Humaniser la peine ? constitue surtout une belle contribution aux débats sur l’humanisation et la modernisation de l’institution carcérale. Sa lecture conforte la méfiance avec laquelle on peut considérer, du point de vue de l’humanisation (des peines ou de l’institution), l’entrée du droit en prison. Il permet également de mettre en perspective les usages militants du droit (voir : Israël, 2009), en particulier les luttes juridiques menées en prison (voir : de Suremain, Bérard, 2009). Celles-ci ont assurément participé à la constitution d’un « droit emprisonné » (Salle, Chantraine, 2009) et la preuve qu’elles apportent d’une humanisation de l’institution qui résiste à la juridicisation devrait encourager à sortir du cadre étroit du droit les débats sur la prison.