Recensé : Riccardo Guastini, Leçons de théorie constitutionnelle, traduit de l’italien et présenté par Véronique Champeil-Desplats, Paris, Dalloz, collection « Rivages du droit », 2010, 269 pages, 28 euros.
Certains livres surprennent par la nouveauté des idées défendues par leur auteur, d’autres par la singularité de la démarche suivie. C’est sans conteste parce qu’elles parviennent à faire les deux à la fois que ces Leçons de théorie constitutionnelle sont une œuvre éclairante pour le public français, si sensible à la question de la « loi ». On ne peut donc que vanter les mérites de la traductrice, Véronique Champeil-Desplats, grâce à qui sont enfin disponibles des textes qui renouvellent en profondeur le mode d’approche du droit constitutionnel, dans une période où le Conseil constitutionnel lui-même est parfois qualifié de nouveau Parlement, sinon d’institution concourant à une « démocratie post-représentative ». Ainsi, tandis que la science du droit constitutionnel – c’est-à-dire la connaissance des règles et non les règles elles-mêmes – peut paraître s’enfermer dans une technicité excessive en se limitant à l’étude des formes d’organisation et des techniques du pouvoir, des modes d’élaboration de la loi et de désignation des gouvernants, la théorie analytique du droit constitutionnel proposée aujourd’hui par le philosophe italien du droit Riccardo Guastini mobilise l’envers des normes juridiques. Elle révèle les discours tenus par les interprètes en rendant plus clairement intelligible le pouvoir du droit et celui des juges, notamment constitutionnels, sur la société.
Le droit comme langage
Fidèle à la méthode analytique caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « École de Gênes » et dont il est un des principaux représentants, Riccardo Guastini s’attache à « diviser, distinguer, décomposer, sectionner » (p. 15) les notions pour en déterminer les multiples significations à partir de l’usage qu’en font les locuteurs. Aussi, avant de proposer des thèses nouvelles, au risque de superposer un discours à d’autres, il passe au crible les catégories classiques du droit constitutionnel – l’« État », la « Constitution », la « souveraineté », la « séparation des pouvoirs », la « constitutionnalisation » et la « justice constitutionnelle » – et le discours de la dogmatique juridique sur ces catégories.
La nouveauté du livre vient d’abord de la conception que Guastini se fait du droit en général. Si l’on peut en effet penser, depuis Hans Kelsen, que le droit est une pyramide, c’est-à-dire un ensemble hiérarchisé de normes procédant les unes des autres, ces Leçons l’abordent au contraire d’abord et avant tout comme un langage, utilisé ou manipulé par de nombreux interprètes.
Dans ces conditions, ce que la tradition constitutionnelle désigne habituellement par « sources du droit » (constitution, lois, règlements, arrêts, décisions) n’établit plus simplement, selon l’auteur, un ensemble de textes mais consiste plutôt en un cadre de significations au sein duquel les interprètes, principalement les juges, opèrent des choix et construisent des énoncés « implicites » qu’aucun texte n’exprime par nature. Ce dépassement de la conception classique permet à Guastini de développer une théorie réaliste de l’interprétation. Le juge, en ce sens, n’est plus considéré comme un interprète « objectif », raisonnant purement et logiquement, par syllogisme ou déduction. Il est au contraire le véritable créateur de la loi et non plus seulement la « bouche de la loi ». Cet ouvrage bat donc en brèche de nombreuses certitudes, en indiquant habilement que le droit a besoin de la théorie analytique du droit en tant qu’il est un matériau constitué de l’« ensemble de significations » (p. 43) que les juges lui donnent et non un ensemble d’obligations qui s’imposent par elles-mêmes. Certes, dira-t-on, mieux vaut des textes et de la jurisprudence qu’un état de nature sans droit ni loi. Assurément. Mais tout l’intérêt de cet ouvrage est de préciser qu’il n’y a pas de théorie du droit sans droit, et que le rôle de cette théorie est d’expliquer les usages faits à partir de ce dernier ; ce que ne peut pas faire le droit constitutionnel lui-même.
Une déconstruction du droit
Comme le veut Riccardo Guastini, la méthode d’analyse consiste en une description axiologiquement neutre du droit positif, qui s’interroge sur les références des termes dont usent les interprètes. Naturellement, le droit n’est plus alors une justification de principes mais avant tout un instrument servant à la critique, au sens kantien du terme pourrait-on dire, de la pratique juridique. Dès lors, chemin faisant, la théorie constitutionnelle telle que la pratique Guastini, en héritier de Norberto Bobbio, Uberto Scarpelli et surtout Giovanni Tarello, permet d’éclaircir les choix opérés, d’éclairer les discours : elle élucide le sens des termes, leur pluralité d’acceptions, la variété de leurs significations. C’est une méthode de déconstruction opposée à tout essentialisme.
Ces Leçons mettent en avant le sens de ce qu’est une « Constitution ». Loin de (se) reposer sur une quelconque érudition, elles ouvrent alors un espace de discernement sur ce concept. Une « Constitution » peut désigner alternativement, note l’auteur, un régime politique, un document normatif, la forme de l’État (p. 101) ou bien encore, selon l’article 16 de la Déclaration de 1789, une limite au pouvoir de ce dernier par la protection de la liberté des citoyens. Riccardo Guastini ajoute au droit constitutionnel moderne un ensemble d’éléments d’analyse qui rendent son approche plus générale, presque universelle. Il met justement en évidence que les juges considèrent cette norme « suprême » comme « une » référence, sans que cette unité soit toujours questionnée. Vise-t-elle, dans les décisions, à régir les relations « interindividuelles », à encadrer les règles d’une « société juste », à gouverner les « forces politiques » ou à contrôler les lois ? Pour Riccardo Guastini, la connaissance du droit constitutionnel a besoin, pour y voir clair et peser les interprétations, de revenir sur ces justifications. En se concentrant notamment sur les motivations qui sont à l’œuvre dans les pratiques des juges, elle cerne les différents points de vue que ces autorités portent sur les normes (structurel, matériel, substantiel, axiologique) : elle les décompose en un pluriel de variations. Elle transforme donc le droit constitutionnel en un moyen d’étude du droit par la théorie analytique, plutôt qu’en une fin.
L’interprétation des normes constitutionnelles
Riccardo Guastini renouvelle l’analyse des normes « suprêmes » et « indépendantes » que la Constitution est censée incarner. Il explique, par exemple, que les normes de tout système juridique peuvent être originaires, dérivées, implicites, primaires ou secondaires, valides ou invalides. Bien qu’assez technique, la démarche vaut le détour car l’on saisit que l’origine des normes témoigne de l’interprétation que leur donnent les juges, et qu’elles n’ont finalement d’origine que celle qu’ils veulent bien, semble-t-il, leur donner. Ces normes constitutionnelles, selon Riccardo Guastini ne sont « ni valides » « ni non valides », parce qu’elles ne sont pas, entre autres, tributaires de normes antérieures déjà constituées. Kelsen se sortait de la difficulté du fondement de toute Constitution par « l’invocation » de la « norme fondamentale » (grundnorm) entendue, selon lui, comme une hypothèse logico-transcendantale propre au raisonnement de tout juriste. Mais avec Guastini, on comprend que l’on ne peut plus raisonner comme si la Constitution était conforme à une autre norme, elle-même hypothétique. En proposant de la penser comme une norme seulement applicable, « ni valide » ni « non valide », il ouvre un espace conséquent pour mesurer les choix des interprètes dans la hiérarchie (interne, internationale, communautaire) et les divers concepts de « validité » qu’ils utilisent. C’est donc à une nouvelle approche du rapport entre les juges et la Constitution qu’invite le philosophe du droit italien, car ces normes constitutionnelles, « traitées comme des « têtes de chapitre » […] en droit civil, pénal, administratif, etc. » (p. 172), peuvent être « surinterprétées » par les juges, parfois en dépit de l’intention des législateurs.
La jurisprudence : un filtre sur les législateurs ?
Enfin, c’est parce que ces Leçons de théorie constitutionnelle consacrent plusieurs textes à la « théorie de l’interprétation constitutionnelle » et à « l’éthique du juge » qu’elles font presque œuvre à part et pourraient être utilement reçues dans les facultés de droit.
Depuis le 1er mars 2010, avec l’application de l’article 61-1 de la Constitution rendant possible l’ouverture à tout justiciable (personne physique ou morale, nationale ou étrangère) d’un recours aux juges constitutionnels par le biais de la question prioritaire de constitutionnalité, le droit constitutionnel connaît des mutations. Une telle méthode analytique permettrait de comprendre les motivations des interprètes dans la garantie des droits et libertés des plaideurs.
Lorsque les juges des Cours ou du Conseil constitutionnels français font, par exemple, référence aux principes fondamentaux (« égalité », « liberté », « progrès », « dignité », etc.), on peut raisonnablement douter, selon Guastini, qu’ils se conforment justement à un ensemble de normes déjà établi qui découlerait de la raison et aurait valeur de vérité (p. 202). Mieux vaut, selon lui, les considérer comme le résultat d’actes de volonté, en mesurant le champ de toutes les significations juridiques possibles car un énoncé n’a aucune signification préétablie et préexistante à l’interprète. L’application des normes renvoie en effet à une « sphère d’efficacité » délibérément choisie par les juges. Elle fait donc naître, tel un « filtre » sur la volonté des législateurs, des obligations et des droits qui ne sont pas uniquement soumis à des textes, mais aussi à des impératifs que les juges considèrent « concrets » ; par exemple, lors d’un conflit accordant le privilège de l’équité sur la légalité. C’est ce que Guastini nomme une « justice du cas concret » : « Pour ce faire, il sera souvent nécessaire [aux juges]…d’interpréter les textes restrictivement, en introduisant dans les normes…des exceptions implicites » (p. 223). La méthode de la théorie analytique du droit se révèle être, dès lors, un outil stimulant pour discerner la tentation parfois « manipulatrice » ou « hautement discrétionnaire » (p. 235) des juges constitutionnels à partir de ces impératifs et des principes sujets à exceptions (« défectibles »). Elle n’envisage pas la construction de modèles mais elle analyse les modèles existants pour mesurer et peser les diverses significations du droit.
L’analyse descriptive à laquelle procède cet ouvrage remédie donc aux relatives carences du droit constitutionnel moderne par une méthode à visée scientifique, critique, déconstructive et naturellement adogmatique. D’une part, elle rend compte objectivement de la pratique du droit en prenant le droit positif tel qu’il est ; d’autre part, elle n’entend pas justifier des valeurs ni les évaluer, mais seulement décrire ; enfin, elle propose une nouvelle façon d’aborder le droit constitutionnel en interrogeant les concepts, leur structure, leur pratique et en pesant leurs usages faits par les juges. C’est en ce sens que la méthode de la théorie analytique du droit peut être très importante pour décrypter aujourd’hui les rapports de pouvoir entre le droit, les juges et la société. Entre autres, parce que pour Riccardo Guastini, les « Sages » que sont les juges constitutionnels fondent leurs décisions sur des principes qui n’offrent pas « des solutions univoques à des litiges spécifiques » mais demandent « comme on le dit habituellement, une "concrétisation" » (p. 259). Le juge constitutionnel peut ainsi paraître « filtrer » ce que l’on a coutume de nommer la démocratie représentative.