Recension Politique

Le crépuscule du constitutionnalisme ?

À propos de : Lauréline Fontaine, La constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, Éditions Amsterdam


par , le 11 septembre


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Les constitutions auraient-elles échoué ? Alors que les Lumières ont fait naître une foi dans la puissance des constitutions, Lauréline Fontaine lève le voile sur le mythe qui les entoure et dénonce le gouffre séparant les aspirations du constitutionnalisme et la réalité de sa mise en œuvre.

Les constitutions sur le banc des accusés

Les constitutions peuvent-elles changer le monde ? Cette question, aussi grandiloquente et naïve soit-elle, se situe au cœur du constitutionnalisme moderne. Lorsque la France ou les États-Unis adoptent leurs premières constitutions écrites à la fin du XVIIIe siècle, l’objectif annoncé est celui d’adopter de nouvelles règles de gouvernement, différentes de celles alors en vigueur, afin d’opérer une transformation de la société. Ces expériences ont été avec le temps mythifiées au point où s’est développé à travers le monde un « grand roman constitutionnel » postulant que les constitutions sont indispensables pour limiter le pouvoir et protéger les droits et libertés.

Cette croyance en l’utilité et l’efficacité des constitutions n’a pratiquement jamais été démentie au sein de la doctrine constitutionnaliste [1]. Comment le pourrait-elle puisqu’elle est au fondement même de la discipline ? D’autant que la popularité de ces textes à travers le globe ne fait que le confirmer. Tout État, quel qu’il soit, dispose d’une constitution. Celle-ci peut se présenter sous la forme d’un texte unique (à l’instar de l’Allemagne ou de l’Espagne) ou un ensemble de textes épars (à l’image de la France, puisque la Constitution de 1958 est complétée par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l’environnement de 2004). Elle est aussi composée de coutumes et de règles non écrites issues de la pratique et de la tradition, puis complétée par la jurisprudence des cours constitutionnelles. L’essentiel est qu’il y ait au moins un texte établissant les règles de répartition du pouvoir, consacrant des droits et libertés, et disposant d’une valeur juridique suffisante pour qu’il s’impose aux gouvernants et guide leur action. Là réside la logique même de l’État de droit.

Ce qui semble relever de l’évidence est pourtant fortement remis en cause par Lauréline Fontaine. Son livre se présente comme une accusation à charge non seulement contre les colporteurs de cette foi, mais aussi contre les constitutions elles-mêmes. Structuré autour de cinq chapitres, l’ouvrage se donne pour objectif de démystifier les constitutions en dénonçant l’opération promotionnelle lancée depuis la fin du XVIIIe siècle autour de ces textes. L’ambition de la démarche et la radicalité du positionnement font de ce livre un objet rare. On connaissait déjà la plume acerbe de l’autrice. Son précédent livre était déjà particulièrement critique [2]. Cependant, la cible était plus connue, à savoir le Conseil constitutionnel. Or, ici c’est bien la constitution qui est mise sur les bancs des accusés, ce qui est quasiment inédit en droit constitutionnel. De ce fait, le livre dérange, étonne, interpelle. S’il est possible de formuler quelques réserves sur certains points, l’ouvrage a l’immense mérite de susciter des questionnements et de dévoiler au grand public, dans un langage clair et accessible [3], les paradoxes et impasses du constitutionnalisme moderne.

Des constitutions instrumentalisées

Pour ce faire, Lauréline Fontaine débute par le premier des grands mythes : celui qui voudrait que les constitutions soient le fruit de la volonté du peuple. En effet, le constitutionnalisme présuppose que le peuple soit à l’origine du pouvoir de l’État, puisque ce n’est qu’à cette condition que l’on peut donner une légitimité aux gouvernants. Or, la vérité est qu’« [a]ucune constitution promulguée à ce jour n’a été écrite par un peuple » (p. 43). En s’appuyant sur les exemples historiques les plus connus, et notamment celui des États-Unis, Lauréline Fontaine montre que le peuple a toujours été tenu à distance de ces textes ; la plume constituante étant essentiellement entre les mains d’un petit groupe d’hommes (et rarement de femmes) dont les intentions ne sont pas nécessairement la préservation des intérêts de toutes et tous, bien au contraire.

Dans l’ouvrage sont mis en lumière les liens étroits existant entre constitutionnalisme et protection des intérêts économiques, dans le sens où dès l’origine les auteurs des constitutions ont considéré que ces textes devaient être inoffensifs à l’égard de tels intérêts (p. 84). L’importance du droit de propriété dans les premières constitutions écrites illustre ce rapport congénital et scelle cette dynamique réciproque entre développement du constitutionnalisme et croissance économique. Ce lien a des incidences sur la manière d’appréhender les constitutions. D’une part, il permet de mieux comprendre les réticences des cours constitutionnelles ou suprêmes à se positionner en faveur de la justice sociale et à lui faire produire tous ses effets (p. 104). D’autre part, et il s’agit du point le plus important, cette philosophie économique contribue à l’essor d’une perception purement utilitariste des constitutions, dans le sens où elles sont davantage vues comme des ressources et non comme des instruments de limitation du pouvoir.

Les développements sur cette vision de la constitution comme ressource, versus constitution comme limite, sont probablement les plus percutants de l’ouvrage. En prenant appui sur l’exemple récent mais hautement symptomatique de la réforme des retraites, Lauréline Fontaine montre comment le gouvernement français a utilisé et combiné les procédures législatives de façon à faire de la constitution un instrument d’extension du pouvoir exécutif, au détriment d’une interprétation plus stricte du texte qui aurait permis de préserver le rôle délibératif du Parlement. Durant cet épisode une telle manipulation n’a pas soulevé d’opposition massive au sein de la communauté des constitutionnalistes, puisque la majorité d’entre eux a considéré qu’une telle combinaison ne violait pas la constitution. C’est précisément à l’égard de ces derniers que la critique de Lauréline Fontaine est la plus vive. Dans le chapitre 3, elle dénonce en particulier leur paresse et leur tendance à suggérer la mise en conformité du texte à la pratique des gouvernants, plutôt que d’interpeller les gouvernants à se conformer au texte. S’il y a quelque chose d’assez jubilatoire à lire ces lignes, la critique n’est pas purement gratuite et identifie une cause du problème : la séparation entre droit et politique opérée tout au long du XXe siècle qui conduit à voir dans le droit uniquement une « chose désincarnée et procédurale » (p. 153) et à imposer aux juristes et à la discipline une règle de neutralité, qui en plus d’être impossible, est mal comprise.

Des constitutions trompeuses

Ces attaques pourraient être perçues au premier abord comme minimes tant elles ne concernent qu’un cénacle réduit de personnes, à savoir les constitutionnalistes. En réalité, ce positionnement doit être dénoncé car en cautionnant l’instrumentalisation de la constitution, les juristes confortent l’idée que ce texte est « le seul instrument du vainqueur, mais quasiment jamais l’argument légitime de l’opposant » (p. 160). Faudrait-il alors simplement qu’ils changent d’attitude pour redorer le blason des constitutions ? Le chapitre 4, qui est à la fois le plus puissant mais aussi le plus fataliste de l’ouvrage, annihile cette possibilité. En revenant aux origines du constitutionnalisme, Lauréline Fontaine défend l’idée que ce courant a toujours été l’expression d’une domination d’un groupe sur un autre (p. 169). Cette domination n’a certes pas toujours été visible, du fait précisément de la « force idéalisante » de l’écrit constitutionnel, mais elle est présente. Pour ce faire, Lauréline Fontaine revient sur l’histoire sombre de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (qui se conjugue avec la mise en place d’un système électoral indirect et censitaire, et de l’esclavage), les jurisprudences emblématiques de la Cour suprême des États-Unis qui ont acté les pratiques de domination (et notamment l’arrêt Plessy v. Ferguson de 1896), ainsi que sur la logique coloniale du fait constitutionnel (p. 187 et suivantes). À travers de multiples exemples piochés dans l’histoire coloniale mondiale, elle illustre les liens entre règles constitutionnelles et perpétuation de rapports de domination.

Ce tour du monde lui permet ensuite de dénoncer le discours constitutionnel ambiant, qui masque l’histoire noire du constitutionnalisme pour mieux valoriser sa dimension libérale et démocratique. Alors qu’actuellement on défend l’idée qu’il y a un « véritable » constitutionnalisme (qui serait le constitutionnalisme libéral et démocratique) opposé au « faux » constitutionnalisme (qui serait un constitutionnalisme de façade défendant un pouvoir autoritaire), Lauréline Fontaine estime qu’il n’y a rien de « vrai » ni de « faux » dans le constitutionnalisme, mais qu’il s’agit simplement d’une « mise en récit » qui ne repose pas sur aucun élément solide et tangible (chapitre 5). La volonté des constituants ou la légitimation par l’élection, qui sont parfois invoqués pour venir au secours du constitutionnalisme libéral et démocratique, sont à ses yeux des leurres qui masquent mal l’inhumanité profonde des constitutions. Cette analyse implacable ébranle la vision idéalisée de la constitution, vue comme « la maison de tous », c’est-à-dire une œuvre de consensus qui recueille la volonté de tout un chacun. Les constitutions n’ont jamais été cela et ne le seront probablement jamais. Elles sont, que l’on le veuille ou non, l’expression de la volonté d’un groupe sur un autre. Ce groupe peut être plus ou moins large, mais il demeure une portion de la population qui compose le peuple.

Sortir de la « Caverne constitutionnelle »

À la fin du dernier chapitre, le lectorat peut se trouver quelque peu désarçonné, à la fois par la force de la charge et par le caractère implacable de la conclusion. Si l’on est fréquemment en accord avec les arguments développés par l’autrice, comme lorsqu’est dénoncée la standardisation du contenu des constitutions dans le monde sous l’action notamment de la Commission de Venise, il n’en demeure pas moins qu’une série de remarques peuvent être formulées. Les premières tiennent à la démarche suivie par Lauréline Fontaine tendant avant tout à dégager les grandes lignes de force du constitutionnalisme. Ceci implique fatalement que de nombreux contre-exemples ne soient pas évoqués ou minorés, ce qui génère malgré tout une frustration. Ainsi, on regrette que soient parfois placées sur le même plan des constitutions anciennes et des constitutions plus récentes, qui elles aussi se voient accusées d’inefficacité. On est en droit de penser que les tentatives plus récentes de renouvellement du constitutionnalisme, notamment en Amérique latine, n’ont pas encore produit tous leurs fruits et que le temps peut jouer en leur faveur. Par ailleurs, si l’autrice est particulièrement sévère à l’égard du prétendu renouveau apporté par la reconnaissance des droits de la nature, elle n’évoque pratiquement pas la question du féminisme constitutionnel, qui pourtant pourrait avoir un potentiel transformateur particulièrement élevé.

Mais au-delà, ce qui ressort le plus nettement de la lecture de l’ouvrage est la sévérité de la charge : la constitution peut-elle être tenue responsable de tous les maux ? Comme tout courant, le constitutionnalisme a ses propres limites. Les constitutions sont là pour limiter le pouvoir mais ces limites sont, on le sait, relativement fragiles et surtout ne concernent que le pouvoir de l’État. Or, si l’État est peu étendu (c’est-à-dire, s’il n’a qu’un faible champ d’intervention ou d’action), le pouvoir de limitation de la constitution se trouve d’autant plus réduit. Dès lors, il apparait difficile de lui reprocher de ne pas être efficace là où elle est dans l’incapacité de produire des effets.

Surtout, la question que l’on se pose en refermant l’ouvrage est celui de l’avenir. Il y a un certain fatalisme qui se détache du livre, une croyance en l’immuabilité de l’ethos constitutionnel. N’y a-t-il rien qui permette de rompre cette histoire ? Peut-on sortir de la « Caverne constitutionnelle » et envisager un constitutionnalisme véritablement transformateur (sur le plan social et sociétal) ou sommes-nous condamnés à y rester au prix d’un désabusement stérile ? L’épilogue évoque une piste : celle consistant à acter l’histoire du droit constitutionnel et sa nature, puis de penser les conditions d’émergence d’une nouvelle forme de constitution en prenant en compte l’environnement sociétal (p. 262). Pour se faire, encore faut-il porter un regard sans fard sur sa propre constitution et s’entendre sur ce que l’on attend d’un tel texte.

La lecture du livre de Lauréline Fontaine est en soi déjà un premier pas, mais il est certain qu’une telle hypothèse prendra du temps et exigera de débattre ouvertement des sujets qui opposent. Cela fait déjà plusieurs dizaines d’années qu’en France il n’y a pas eu de profond débat sur l’organisation du pouvoir ni de discussion ouverte sur les choix institutionnels envisageables. Le livre de Lauréline Fontaine a le grand mérite de rappeler l’enjeu de cette question et les risques encourus par une telle indifférence, et pour cette raison la lecture du livre est indispensable.

Lauréline Fontaine, La constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, Paris, Éditions Amsterdam, 2025, 266 p., 20 €.

par , le 11 septembre

Pour citer cet article :

Carolina Cerda-Guzman, « Le crépuscule du constitutionnalisme ? », La Vie des idées , 11 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-crepuscule-du-constitutionnalisme

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Notes

[1Pour un exemple récent, voir : Anne-Charlène Bezzina, Cette Constitution qui nous protège, Paris, XO Éditions, 2024, 464 p.

[2Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Paris, Éditions Amsterdam, 2023, 280 p.

[3L’autrice a également un blog qui participe à cette diffusion de l’analyse juridique à destination du grand public : https://www.ledroitdelafontaine.fr/

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