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Récent auteur d’un Vol de l’histoire traduit en français en 2010, Sir Jack (John) Goody (il a été anobli en 2005 pour services rendus à l’anthropologie sociale) est connu aujourd’hui comme un contempteur de l’européocentrisme, variante de l’ethnocentrisme contre lequel les membres les plus éminents de sa discipline ont lutté depuis le début du XXe siècle. Il est aussi l’auteur d’une « hypothèse littératienne » qui a contribué, depuis les années 1960, au bouleversement de notre connaissance des effets de l’écrit sur notre psychologie, nos cultures, nos sociétés. Africaniste, il s’est tourné vers l’Europe, et plus récemment vers la Chine et la Turquie, pour repenser les liens qui unissent les deux extrémités de l’Eurasie, et expliquer les ruptures qui ont vu leurs évolutions diverger, ou se rejoindre. En érudit soucieux de son temps, il a joué un rôle de premier ordre dans les débats qui, depuis les années 1970, ont secoué les sciences sociales occidentales, encore détentrices de la parole scientifique sur le reste du monde, mais déjà sommées d’en rendre raison. Cette position, cette posture même, à la croisée des disciplines et des demandes académiques et populaires, Goody l’a maintenue avec une remarquable constance depuis ses années au King’s College de Cambridge jusque dans sa très active retraite. Une carrière, en somme, et une œuvre, dont il importe de rendre compte si l’on veut mieux comprendre l’actualité d’une obsession qui hante depuis Hérodote l’écriture portant sur les sociétés humaines : la comparaison. Cette tâche de comparer, que d’autres remettaient le plus souvent au lendemain par prudence ou manque de temps, Goody en a éprouvé très tôt la nécessité, et il a trouvé dans l’anthropologie des années 1950 et 1960 un terrain propice pour l’accomplir. Issu d’une tradition intellectuelle hostile à la théorie, il a établi les conditions de possibilité de sa comparaison de multiples manières, et l’a mise en œuvre et testée dans des domaines géographiques variés et sur des échelles de temps qui rattachent une bonne partie de son œuvre à la world history, englobant de la préhistoire à nos jours une bonne moitié du monde habité. Avant d’examiner les questions posées par cette immense ambition, cet essai entend reconstituer les étapes d’un itinéraire, et en proposer aussi l’interprétation.
L’anthropologie : un choix d’ancien combattant
Goody s’est fait plusieurs fois son propre historien. Pour répondre à la demande de ses intervieweurs et de ses auditoires, au besoin de se positionner dans l’histoire de sa discipline, ou de redéfinir les frontières de celle-ci, il a dressé à de nombreuses reprises la liste des lectures qui l’ont marqué, des rencontres décisives, des expériences fondatrices, des tournants de sa carrière. Si l’on n’était conscient du caractère illusoire de cette capacité que se donne parfois un sujet de se dire et de s’écrire, on ne pourrait de toute façon que crouler sous les références, les anecdotes, et les récits savamment distillés par Goody. On se contentera donc d’examiner ici la question de son passage à l’anthropologie, et de l’influence de la Seconde Guerre mondiale dans ce choix.
Comme tant d’autres anthropologues britanniques ou américains de sa génération, Goody aime en effet à rappeler que la guerre a été l’occasion de rencontrer l’Autre — pas cependant l’Autre radical des sociétés non-occidentales ou « primitives ». L’autre, c’est d’abord, pour Goody lorsqu’il est stationné à Chypre, un monde paysan perçu comme inchangé depuis 4000 ans grâce à lecture de l’archéologue australien V. Gordon Childe et à la comparaison des outils utilisés et de ceux conservés dans les musées. Ce sont aussi les paysans italiens des Abruzzes. Ce sont enfin les multiples rencontres avec des soldats de nationalités variées dans les camps de prisonniers où il a passé l’essentiel de son service. L’Autre, en somme, est d’abord non-anglais ; il est aussi, accessoirement, analphabète (et Goody attribuera à ces quelques semaines de vie aux côtés de paysans italiens dépourvus d’accès à l’écrit son intérêt ultérieur pour le rôle social de la literacy). La guerre change l’itinéraire de Goody non parce qu’elle le fait entrer dans la réalité de l’Autre, mais parce qu’elle fait entrer celle-ci en résonance avec des textes ; école buissonnière, la guerre est pour Goody la continuation de l’université par d’autres moyens — un Grand Tour à la mode du XXe siècle. Il signalera particulièrement la lecture en captivité du Rameau d’or de Frazer, classique dévalué par les fondateurs de l’anthropologie universitaire anglaise qui allaient devenir les maîtres de Goody. L’anecdote rejoint à dessein le projet intellectuel d’un retour de l’anthropologie à ses racines comparatistes — projet qui ne sera bien sûr développé dans cette optique que quarante ans plus tard.
En réalité, si la guerre marque l’itinéraire de Goody, c’est d’abord, comme pour d’autres anciens combattants, parce qu’elle interrompt ses études (de littérature) et leur fait perdre leur caractère d’évidence. La fin des combats entraîne une période d’hésitation qui le voit achever son diplôme en quatre mois, faute d’avoir pu intégrer le Colonial Office, puis tâter de l’archéologie et de l’anthropologie. Désireux de retourner à la vie active, il enseigne un temps, envisage une carrière dans la sociologie, avant de profiter d’une bourse du Colonial Social Science Research Council (CSSRC) pour partir à Cambridge faire une thèse d’anthropologie sous la direction de Meyer Fortes, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et collègue d’Evans-Pritchard. Raison nécessaire mais non suffisante de son passage à l’anthropologie, la guerre est aussi l’élément biographique qui motive émotionnellement une appropriation personnelle de la discipline. Elle permet le recours à un récit de conversion à l’anthropologie, qui dissimule les hésitations et les glissements qui ont fait, en quelques années, d’un aspirant administrateur colonial en Birmanie un spécialiste de l’Afrique de l’Ouest. Cette labilité de l’itinéraire de Goody est inséparable des réformes que traversait après la guerre l’Empire britannique, et qui lui permirent, à travers le CSSRC, de financer ses études. Plutôt que l’image convenue d’un intellectuel qui aurait découvert le monde par la guerre, on retiendra surtout une entrée dans la vie active typique d’un ancien combattant britannique éduqué et le désir, assez précoce, de lier l’évolution d’un questionnement intellectuel à une conscience historique — phénomène lui aussi standard chez un intellectuel.
L’africaniste en mandarin
Plus que la guerre, il faut donc examiner la formation de Goody pour percevoir les racines de son comparatisme. Après 1945, en effet, et pour la première fois en Grande-Bretagne, l’anthropologie permet de faire carrière, et ce contexte est essentiel : les financements étatiques qui accompagnent la réforme de l’Empire s’accompagnent de créations de postes d’enseignants, et d’un grand intérêt pour les études africaines et orientales. La carrière de Goody est d’abord celle de tous les anthropologues de sa génération marqué par ce « boom » : sans grande expérience professionnelle à part son séjour dans l’armée, il effectue quelques années de formation académique avant de partir deux ans sur le terrain, et de publier son travail de thèse, The Ethnography of the Northern Territories of the Gold Coast, en 1954. Le choix de la Gold Coast n’est pas non plus original : en se consacrant à l’ethnologie de ce qui va bientôt devenir le Ghana, Goody suit les traces de son maître, Meyer Fortes. Avec lui, c’est une bonne partie de la profession qui se détourne des recherches sur le Pacifique pour se consacrer aux sociétés plus complexes d’Afrique noire, que Fortes et Evans-Pritchard ont dès 1940 étudiées dans Systèmes politiques africains. L’étude des relations de parenté en relation avec les systèmes de propriété, qui va occuper Goody jusqu’aux années 1970, est directement issue de ce tournant de l’anthropologie britannique, au moment où elle s’émancipe du fonctionnalisme défendu par Malinowski.
Les premières années de la carrière de Goody sont donc fastes pour la profession, dont les effectifs sont décuplés en vingt ans. Trois générations cohabitent jusque vers 1970, au moment où il accède au professorat : celle des maîtres formés avant la guerre, la sienne, enfin celle de ses premiers élèves. Puis vient la crise d’identité : l’affaissement de l’orthodoxie anthropologique britannique face aux assauts structuralistes, la fin de l’Empire, et le début des critiques sur les compromissions supposées des anthropologues avec le pouvoir colonial. Héritier de Fortes, Goody est de l’avis général un habile manœuvrier dans les luttes de pouvoir de Cambridge, et il survit à ces années de crise. Lecturer en 1959, il est élu fellow en 1960, directeur d’études en 1969, reader en 1971, enfin professeur en 1973, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1984, et qui lui permit, en tant que directeur de département, d’être un des rares anthropologues de sa génération à rester peu touché en un moment troublé pour la profession. L’ampleur de son œuvre s’appuie sur la centralité de sa position dans le monde anthropologique académique britannique, et notamment l’accès privilégié aux presses universitaires de Cambridge, dont il dirige plusieurs collections.
Pourquoi comparer ?
L’œuvre foisonnante produite pendant ces trente ans de carrière universitaire s’est vue parfois reprocher son éclectisme. Il paraît plus judicieux d’y discerner plusieurs sillons ouverts assez tôt dans la carrière de Goody et obstinément creusés depuis, non sans évolutions. Formé dans le culte du terrain, Goody a essayé de s’en émanciper pour défendre la validité d’une approche comparative plus livresque, mais il a toujours appuyé cette entreprise sur ses longs séjours au Ghana (1949-1951, 1956-1957, 1964-1966). La première partie de la recherche de Goody relève directement du questionnaire anthropologique en vogue dans le monde britannique des années 1950, centré sur l’étude de la parenté en lien avec la propriété et les sociétés segmentaires africaines. Confronté à l’importance des funérailles dans les deux villages du nord du Ghana qu’il étudie, Goody a cherché à expliquer ce traitement réservé aux ancêtres. L’explication qu’il avance alors est basée sur une anthropologie juridique, et met en avant un principe : c’est par culpabilité que les héritiers rendent un culte aux morts dont ils héritent, et une loi : plus on hérite des ancêtres, plus on leur rend un culte. Empêché, selon ses propres dires, de produire un grand œuvre sur la parenté africaine par l’exemple écrasant du travail de Fortes en la matière, il cherche dès les années 1960 un autre moyen de généraliser son propos. À la différence de l’ethnologie malinowskienne, sa formation auprès de Fortes et d’Evans-Pritchard le porte à la recherche de principes anthropologiques qui soient quasi universels.
Cette première tentative de montée en généralité se fait, elle aussi, à partir d’un questionnement en vogue sur la nature de l’État en Afrique, à l’heure des décolonisations. La comparaison est au centre de la démarche, puisque les anthropologues européens importent le concept de féodalité, conçue avec Marx comme mode de production et comme stade essentiel de développement d’une « formation sociale économique », pour en chercher en Afrique les signes ou l’absence. Goody, pour sa part, prend pour point de référence l’Eurasie tout entière. Il relève la différence de productivité des sols, des outils, et la rareté des bêtes de sommes liée aux maladies, pour expliquer l’existence d’États prédateurs, riches d’hommes plus que de ressources, à l’opposé des élites du Moyen Age européen, capables de détourner à leur profit le surplus d’une agriculture de la charrue. Émerge ainsi une typologie différenciant, selon les technologies militaires employées, les systèmes politiques acéphales (arc et flèches) et les États centralisés (fusils et chevaux), avec une conclusion théorique : la situation pré-coloniale est trop différente de celle de l’Europe pour justifier l’emploi d’un même terme, féodalisme.
Ce travail n’est encore connu que des seuls spécialistes des études africaines. En revanche, l’article co-signé en 1963 avec Ian Watt, spécialiste de littérature européenne, touche d’emblée un public plus vaste. L’étude, consacrée à la maîtrise de l’écriture et de la lecture (literacy) et à ses « conséquences », est bien dans l’air du temps : l’école de Toronto (Havelock, Innis, McLuhan) examine depuis longtemps la transition de l’oralité à l’écriture, qu’ont déjà défrichée Albert Lord et Milman Parry dans leurs études sur les origines orales de l’épopée homérique. Inspiré par ces développements, Goody veut établir à nouveaux frais la frontière entre ceux qu’on appelait encore « les primitifs » et les « civilisés ». Si l’anthropologie doit se pencher sur les deux groupes, elle ne doit pas nier ce qui les différencie — en l’occurrence, l’écrit. La civilisation grecque lui semble l’exemple idéal d’une transition vers une société scripturaire et des conséquences de cette transition sur : le rapport au passé, l’accumulation et la critique du savoir, les formes de la logique ; mais aussi l’apparition de classes sociales, de l’État et de ses bureaucraties ; les conflits de générations, l’individualisation, et de l’aliénation que ces transformations entraîneraient. L’écriture alphabétique elle-même, parce qu’elle est phonétique et donc la plus proche de l’acte de parler, permettrait d’en développer une conscience plus précise et donc plus critique que les autres graphies. Le « miracle grec », que les auteurs se gardent de résumer à l’adoption et à la généralisation du rôle de l’écriture dans la vie sociale, serait néanmoins incompréhensible sans ces phénomènes.
Une partie conséquente du reste de l’œuvre de Goody a été dévolue à tirer les conséquences de cette thèse et à répondre aux critiques, nombreuses, qu’elle suscite. La principale porte bien sûr sur le déterminisme supposé de la démarche développée avec Watt. Goody s’en est défendu, sans trop convaincre, en remplaçant le terme de conséquence par celui d’ « implication », en examinant, également, les cas où l’introduction d’une écriture n’avait pas résulté dans les profonds changements sociaux qu’il décrivait en 1963. Plus gênante, au regard de ses prises de position ultérieures, a été la question de savoir dans quelle mesure « l’hypothèse littératienne » donne une seconde vie à l’idée d’un « grand partage » entre sociétés, grecque, occidentale, civilisée, moderne, d’un côté, orientaux, primitifs, non-occidentaux, traditionnelle, de l’autre. Ces critiques ont d’ailleurs très vite attiré l’attention de Goody sur l’histoire de la Chine, qu’il mobilisera ensuite de plus en plus dans ses démonstrations. Il serait faux de penser cependant que « l’hypothèse » n’a été développée que de manière défensive après 1963. En réalité, elle correspondait bien au tropisme technologiste de la pensée de Goody, jamais démenti, ainsi qu’à son terrain africain. La question de l’éducation dans les territoires décolonisés montrait en effet toute l’importance de l’alphabétisation comme problème technique et social. Elle offrait même les questions d’un test de son hypothèse. Elle correspondait, enfin, à une branche du travail de terrain de Goody laissée à peu près inexploitée par ses publications africanistes jusqu’en 1972, alors que l’expérience qu’il en avait fait datait de 1950-1951 : le Bagre.
Cérémonie initiatique des LoDagaa lors de laquelle sont transmis des mythes sur la création, le Bagre illustre pour Goody, par la diversité des versions ayant court, et par les effets qu’a sur cette diversité le passage à l’écrit, plusieurs thèses importantes : 1) les mythologies ne sont pas des systèmes ordonnés, comme Lévi-Strauss le voudrait, mais « le genre de choses que l’humanité peut prendre, ou pas », un récit parmi d’autres auxquels auditeurs ou récitants peuvent ou non accorder crédit ; 2) les sociétés orales ne sont pas les lieux d’une conformité mécanique à la tradition, tradition qui apparaît dès lors comme un jeu permanent d’accommodation et de dissimulation de la variation culturelle, individuelle comme collective ; 3) cette variation est possible en raison de l’ambivalence fondamentale des êtres humains face à leurs propres créations ; enfin 4) le pouvoir de l’écrit que l’article de 1963 n’évoquait que par hypothèse apparaît dans la position hégémonique acquise au sein de la société loDagaa par la transcription du Bagre réalisée par... Goody lui-même.
En 1976, avec Production and Reproduction, Goody s’efforce de rassembler ces fils épars. Il mobilise les données sur plusieurs centaines de sociétés humaines collectées dans les Human Relations Area Files créées en 1947 par l’anthropologue américain George P. Murdock, afin de soumettre ses théories au test statistique. Il reprend, pour l’essentiel, ses thèses sur le lien entre terre, classe, parenté et mariage : les sociétés eurasiatiques pratiquent la transmission d’héritage aux filles comme aux fils, afin de préserver des différences de statut enracinées dans une économie avancée qui, grâce à ses surplus, produit des hiérarchies. En découlent un certain nombre de conséquences sur la conception de la famille et les comportements, notamment sexuels. Goody formule dès lors une synthèse dont il ne déviera quasiment plus : les différences entre États et sociétés africains et eurasiatiques peuvent être comprises comme des différences de degrés (sur un continuum de complexité) mais aussi comme des différences de nature. Ces dernières s’enracinent dans des modes de production différents, mais également des modes de communication très dissemblables : l’écrit, notamment, permet de développer des bureaucraties et des États (ce qui le conduit à parler de literate states). L’Afrique met ainsi en relief la profonde unité de l’Eurasie.
Retour à l’anthropologie de salon ?
Le type de comparaison mis en place par Goody résultait donc du besoin de comprendre son terrain de prédilection, l’Afrique, et de le comprendre, comme le faisaient explicitement ou non ses prédécesseurs africanistes, avec l’Europe en tête. En prenant en compte l’Eurasie, et non pas l’Europe, il se démarquait des thèses contemporaines des systèmes-mondes, centrées sur la question du décollage européen, de l’industrialisation et du développement du capitalisme. Il développait en somme un comparatisme à visée interne à l’anthropologie. Mais le moment de sa retraite (ou plutôt de son statut émérite) correspond à une montée des attaques contre la profession dont il a été pendant trente ans, à Cambridge, un mandarin. La période correspond également au développement de contre-récits non seulement chez les historiens, mais aussi chez les anthropologues comme Eric Wolf et son Europe and the People Without History. La libéralisation de la Chine et son insertion comme atelier du monde dans l’économie globale invitent aussi à reprendre la question du rôle de ce pays dans l’histoire mondiale.
Face à ces évolutions, la pensée, ou plutôt la méthode de Goody connaît plusieurs inflexions. Plus portée que par le passé sur le grand récit de l’histoire de « la culture humaine » elle devient également plus polémique, car elle doit s’adapter à un champ de plus en plus concurrentiel où la parole sur l’Autre n’est plus réservée aux anthropologues (avec la montée d’une histoire globale volontiers économiste), et où la catégorie d’Autre elle-même est remise en cause. Opposé à toute théorie, Goody se montre pragmatique face à ces évolutions. Très capable d’intégrer et d’analyser l’historiographie la plus récente, il procède à un certain nombre de révisions (sur l’exceptionnalité de l’Ouest lié à l’alphabet, par exemple), et déplace le champ privilégié de ses investigations vers l’Eurasie. De nouveaux thèmes apparaissent, comme la question de l’influence asiatique sur l’Europe. C’est le thème de la famille qui permet cette transition vers une anthropologie historique sans frontières : remplaçant la terminologie anthropologique de la parenté, il apparaît dès 1983, pour établir l’unité anthropologique de l’Europe après l’an 300 (avec l’entrée de l’Église dans les affaires familiales). Déjà pointe une critique de la thèse d’une exception européenne dans l’histoire mondiale qui va devenir de plus en plus importante dans son œuvre. À partir des années 1980, les livres de Goody, définitivement éloigné du terrain, s’apparente ainsi moins à une monographie qu’à la ré-articulation, sur la base de lectures encyclopédiques, des principaux thèmes développés durant la période africaniste. Chaque ouvrage résume et réoriente ainsi le suivant : l’étude des moyens de production aboutit au thème de la cuisine, le travail sur les fleurs conduit aux interdits qui frappe leur usage, et de proche en proche à l’iconoclasme ; le travail sur la famille européenne aboutit à des considérations sur la naissance du capitalisme européen, le sentiment amoureux, etc.. Peu à peu, également, le thème d’une unité européenne radicale face au reste de l’Eurasie disparaît, jusqu’à être presque réduit à rien en 2006 avec Le Vol de l’histoire.
Car c’est bien la critique de l’européocentrisme qui sert de toile de fond à l’enquête : exceptionnalité des structures familiales, des sentiments (l’amour), des pratiques (la haute cuisine, l’usage des fleurs) sont systématiquement remis en causes dans des opus dans lesquels le référent africain reste visible, mais effacé. L’unité eurasiatique est en effet construite en miroir à l’unité africaine : c’est l’absence de « culture des fleurs » en Afrique noire, d’élites féodales, de haute cuisine qui fait apercevoir des similarités étonnantes, et fondées dans les conditions matérielles, entre Chine et France, Indonésie et Écosse etc. Entre la révolution urbaine de l’Âge de bronze et l’époque moderne, affirme Goody, pas de rupture majeure. Pas non plus de différenciation métaphysique entre les deux pôles du continent, l’Europe et l’Extrême-Orient sinisé : si la première se développe à partir du XVIe siècle, et surtout du XIXe siècle, son avance n’est pas décisive, elle n’est même qu’un rattrapage par rapport à la seconde, après les années de régression du Moyen Âge. Ce n’est pas à l’exceptionnelle vigueur de sa bourgeoisie, de sa conception du travail, ni à son inventivité hors norme, bref à sa « culture » que l’Europe doit sa domination temporaire des affaires mondiales au XIXe siècle. Il s’agit simplement d’un mouvement de balancier millénaire, qui a d’ailleurs plus souvent favorisé l’Asie que l’Europe.
La logique de ce qui, pour ceux qu’il appelle les « autoritaristes du terrain » représente incontestablement une dérive vers la spéculation hors-sol, apparaît clairement : le matérialisme de Goody (et son statut académique) l’autorise très vite à un changement d’échelle qui déplace les questionnements anthropologiques vers de grandes questions humanistes » souvent très liées au contexte historique. Au delà du détail des analyses, sa vigueur vient en partie de l’effort, contraire à la tradition fonctionnaliste, de dérouler un récit historique mettant en valeur des processus, et permettant la synthèse des divers fils analytiques mis en place au cours de la recherche. La distance au terrain qui transforme l’anthropologue post-fonctionnaliste en un essayiste « en chambre » permet de polémiquer d’égal à égal avec les étoiles montantes du champ de l’histoire globale que sont les historiens économistes. Elle transforme le travail de Goody en entreprise de refondation d’une discipline anthropologique malmenée, qu’il défend, plus ou moins habilement, contre les attaques. L’anthropologie historique développée par Goody se veut en fait un retour aux ambitions d’une anthropologie littéraire d’avant le terrain, le rapprochant des Tylor et Frazer qu’il s’emploie dès lors à réhabiliter, dont il regrette bien sûr l’évolutionnisme européocentrique. De ce travail de tri des grands ancêtres, c’est surtout Max Weber qui fait les frais, avec son insistance sur la « rationalité » européenne. L’attaque sera peu à peu élargie à d’autres maîtres des sciences sociales, Elias, Braudel, Joseph Needham, ou... Kenneth Pomeranz, éminent représentant de la World History de « l’école de Californie ». Dans la lignée de Production and Reproduction, Goody ne fonde pas la spécificité de son anthropologie sur une notion unique (même si l’usage assez flou du concept de culture s’affirme de plus en plus dans son travail), et préfère une approche par strates, distinguant modes de production et de communication. Il semble faire retour vers une notion de nature humaine, entendue comme l’ensemble, au fond limité, des variations offertes à l’homme par la vie en société. Il s’interroge alors sur les conditions matérielles qui rendent possibles évolutions et divergences. Il donne aussi à son anthropologie un socle cognitif, enracinée dans la lecture de Freud ou de T.S. Eliot. En dehors des positionnements stratégiques, il se montre moins enclin que les autres world historians à tout miser sur la comparaison Chine/Europe, préférant le concept intermédiaire d’Eurasie. Enfin, en accord avec son approche livresque, il met en avant le caractère cumulatif du savoir et s’oppose à l’entreprise de sape que deviennent parfois les générations.
Cette entreprise de comparaison tous azimuts n’est pas dépourvue de nuances. Goody, en particulier, se refuse à sauter d’une remise en cause des oppositions artificielles (notamment culturelles) vers un universalisme humaniste consensuel. La modération de sa position apparaît surtout quand on la compare à celle de certains world historians. Certaines de ses tentatives de rééquilibrage paraîtront certes excessives (la vision d’un Moyen Age européen « Âge des ténèbres », par exemple, ou la minorisation des différences culturelles avec l’Asie). D’autres stratégies sembleront peu efficaces : la recherche de « renaissances » non-européennes valant bien LA Renaissance du XVIe siècle semble remployer inutilement une notion dont le caractère essentiellement idéologique est assez bien établi. Plus fondamentalement, le recours à l’idée d’une unité eurasiatique ininterrompu depuis l’Âge de Bronze a une valeur heuristique certaine, mais elle laisse de côté d’immenses pans de l’histoire humaine, particulièrement le monde musulman. Elle aplatit aussi les évolutions historiques postérieures à la « révolution urbaine », interdisant une périodisation plus fine dans laquelle les évolutions émotionnelles et intellectuelles seraient prises en compte, en même temps que les évolutions technologiques. L’« hypothèse littératienne », quant à elle, a bien acquis la valeur d’une référence incontournable — mais, assez peu attentive aux enjeux de pouvoir et assez peu renouvelée depuis sa création, elle n’est plus guère utilisée dans les études de littératie. De l’œuvre goodienne, c’est en fin de compte la foi comparatiste qui s’avère la plus communicative. Potentialité du discours anthropologique depuis les origines, elle est mise en œuvre chez Goody dans la plus pure tradition fonctionnaliste, qui n’envisageait les monographies que pour mieux comparer terme à terme les sociétés humaines. La formulation dès les années 1970 de la « synthèse goodienne » nous rappelle enfin la profondeur historique de débats que nous avons tendance à considérer comme n’ayant débuté qu’il y a dix ou vingt ans. La décolonisation, et avant elle la critique du colonialisme, avaient déjà suscité un effort majeur de compréhension de la différence entre l’Europe et le monde, dont les sciences sociales depuis Marx et Weber cherchaient à rendre compte. Attaché aux échanges transdisciplinaires, Goody représente un effort de contribution enraciné dans l’anthropologie à la réalisation de cette ambition toujours actuelle.