Comment étudier le marketing ? L’approche de Thibault Le Texier, centrée sur la genèse et la diffusion de la rationalité marketing, est confrontée à d’autres regards portés par les sciences sociales sur cet objet.
Comment étudier le marketing ? L’approche de Thibault Le Texier, centrée sur la genèse et la diffusion de la rationalité marketing, est confrontée à d’autres regards portés par les sciences sociales sur cet objet.
Le marketing est omniprésent. Mais cet objet nous échappe, en même temps qu’il tend à étendre son emprise sur nous. Au fond, qu’est-ce que le marketing ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ? Comment s’est-il construit, diffusé, imposé ? Qui sont ses professionnels, ses spécialistes ? Comment influencent-ils l’économie et la société ?
Bras armé du capitalisme, « main visible des marchés », le marketing apparaît comme un rouage essentiel de la mécanique marchande, en organisant et facilitant les flux de biens et services, depuis la sphère productive jusqu’aux consommatrices et consommateurs. Mettre le marketing en question renvoie bien sûr à des inquiétudes actuelles, alors que l’urgence climatique impose le défi de la sobriété, et que le développement des canaux numériques et la captation massive des données personnelles semblent donner un supplément de puissance aux forces du marketing.
Dans La main visible des marchés, Thibault Le Texier développe, sur plus de 600 pages et en 26 chapitres, une histoire critique du marketing. Cette histoire est centrée sur ce que l’auteur appelle la « rationalité marketing », à savoir un « système cohérent de savoirs prescriptifs » (p. 13) dont il étudie la genèse, la logique propre et la diffusion. L’auteur choisit de centrer son histoire sur les États-Unis, et sur la façon dont ces savoirs y ont été codifiés, structurés et prescrits, principalement dans les manuels universitaires.
Les trois premiers chapitres portent sur la genèse de la rationalité marketing. Au XIXe siècle, les manuels de « marketing domestique » regroupent des recommandations, adressées aux ménagères, pour s’orienter au sein d’une offre commerciale qui se diversifie, mais dont la qualité est pour le moins incertaine. Au tournant du siècle, les manuels de « marketing agricole » s’adressent aux vendeurs de produits issus de l’agriculture et de l’élevage, qui doivent trouver des moyens d’écouler leurs surplus et d’alimenter des marchés rendus accessibles par l’infrastructure routière et ferroviaire. Les savoirs issus du marketing agricole sont ensuite systématisés, formalisés et appliqués à l’ensemble des biens et services marchands, conduisant à l’établissement du « marketing moderne ». Selon l’auteur, « depuis les années 1920, la rationalité marketing a étendu son emprise, mais elle a peu évolué » (p. 71).
Les chapitres suivants délaissent une structure chronologique pour adopter un découpage thématique. Il s’agit tout d’abord, pour l’auteur, de montrer comment la rationalité marketing conduit à repenser les consommateurs (chapitres 4 à 7), les produits (chapitres 8 à 12), et les nombreux canaux qui les relient (chapitres 13 à 19). La rationalité marketing est ce qui met au diapason les multiples médiations visant à rapprocher la demande du consommateur et l’offre du producteur alors que les marchés se multiplient et s’étendent. L’auteur s’intéresse ensuite à la façon dont la rationalité marketing s’est vue investie d’une mission expansionniste par certains de ses théoriciens. Des tentatives d’implantation du marketing dans des domaines aussi divers que la politique, les organismes non lucratifs ou le marketing « de soi » sont tour à tour examinés (chapitres 20 à 22).
Au fil de ces pages, deux grandes thèses se dégagent. La première est que la rationalité marketing est parvenue à animer, à mettre en relation, fluidifier et harmoniser un vaste ensemble de produits, de canaux et de consommateurs, au point que ceux-ci, mis ensemble, forment système. Par « système marketing », Le Texier entend « l’aménagement général de la société en vue d’assurer un flux abondant de marchandises entre des producteurs et des consommateurs distants » (p. 418). Dans ce système, la force de la rationalité marketing repose moins sur sa capacité à orienter les choix des consommateurs, voire à les manipuler, qu’à donner aux acteurs de l’offre (i.e. les producteurs et commerçants) les moyens d’agir sur le marché sans en avoir l’air. La « ruse » du marketing, c’est de promouvoir la figure du consommateur-roi, de se plier à son libre-choix et à ses caprices pour mieux l’attirer. Pour l’auteur, « le marketing est un pouvoir subordonné, un pouvoir serviteur : il atteint sa pleine efficacité quand il se met – ou semble se mettre – au service des sujets » (p. 103).
La seconde thèse de l’auteur est que la rationalité marketing peine à s’imposer hors de son domaine originel, celui du commerce de biens et services. Pour Le Texier, la rationalité marketing voyage mal, différant en cela de la rationalité managériale, qu’il a étudiée par ailleurs (Le Texier, 2011) : « tout au long du 20e siècle, les théoriciens du marketing concourent à universaliser le modèle de l’entreprise en appliquant leurs concepts tous azimuts, à la manière des théoriciens du management, mais avec moins de succès » (p. 486). Pour Le Texier, la raison marketing ne se transplante pas facilement hors des entreprises privées et des relations commerciales, à l’image du marketing politique, qui, malgré une promotion forcenée, ne parvient pas à imposer ses concepts et recettes dans le champ politique et dans la vie publique, à l’exception de quelques sous-domaines comme le marketing territorial. De la même manière, les tentatives de greffe de la rationalité marketing sur des institutions non lucratives (par exemple, les universités), ou le développement personnel et la gestion de carrière se sont soldées par des échecs. L’auteur y voit la preuve que les approches critiques du marketing font fausse route : « Une littérature critique a prospéré sur la dénonciation alarmée de l’empire du marché : tout serait à vendre, de l’amour au bonheur, des organes aux diplômes. En réalité ce n’est pas le cas » (p. 462).
Le concept principal de l’ouvrage est celui de « rationalité ». Avec sa focale sur les manuels universitaires et les savoirs prescriptifs, Le Texier examine ce que, à la suite de Max Weber, on appelle la rationalisation formelle, à savoir l’élaboration systématique de savoirs participant de la constitution et de l’autonomisation d’un domaine. Une fois ce mouvement de rationalisation formelle accompli (vers 1920, selon l’auteur), le sujet qui occupe l’essentiel de l’ouvrage est la diffusion de cette rationalité dans différentes sphères économiques et sociales. Mais, les manuels universitaires sont une source beaucoup moins sûre pour décrire ces mécanismes qui mobilisent une grande diversité d’acteurs, d’institutions, d’échelles, et sont susceptibles de se heurter à des processus de rationalisation concurrents. Ces processus de transformation et de recomposition sociales, qui relèvent dans l’approche wébérienne de la rationalisation matérielle, sont globalement absents de l’ouvrage. Certes, l’auteur montre que les savoirs du marketing, stabilisés et mis en cohérence, viennent équiper, matériellement, la relation marchande. Mais la rationalité marketing semble s’imposer d’elle-même, et flotter au-dessus des échanges marchands qu’elle tend à fluidifier en alignant de manière harmonieuse canaux, produits et consommateurs [1].
Or, la rationalité formelle ne se suffit pas à elle-même. Elle a besoin de porte-parole. Aux côtés des universitaires, étudiés par l’auteur (chapitres 23 à 25), participent à la promotion et à la diffusion des savoirs codifiés : les associations professionnelles et institutions publiques (Chessel, 1998 ; Chessel et Pavis, 2001), la presse professionnelle (Cochoy, 2014), ou des coalitions moins formelles d’acteurs. Ainsi, dans Le siècle américain, Olivier Zunz (2000) a montré que le développement du marketing, aux États-Unis, s’inscrit dans un contexte historique particulier, celui d’une refondation du modèle économique et social, où le marché et la consommation se voient investis d’une fonction d’inclusion et d’intégration sociale. Ce projet est porté par un réseau d’acteurs associant universitaires, hommes d’affaires et politiques, sous l’égide et avec le soutien financier des grandes fondations philanthropiques, particulièrement actives dans les années 1930 et 1940. Absente de l’ouvrage, cette dimension proprement politique du marketing, outil d’inclusion et partie prenante du modèle social américain, est ensuite réactivée dans les années 1960 par les mouvements pour les droits civiques, les militantes féministes, les activistes homosexuels (Cohen, 2003 ; Johnson, 2019) [2].
De plus, la rationalisation portée par le marketing est susceptible de se retrouver confrontée à des dynamiques de rationalisation concurrentes. C’est particulièrement visible à l’intérieur des entreprises, où la rationalité marketing fait face à d’autres rationalités – celle de l’ingénieur, ou la logique financière, par exemple – pour prétendre à la conduite des affaires et capter les ressources humaines et les budgets. Les travaux de Neil Fligstein (1990) sont particulièrement éclairants à cet égard. Celui-ci montre comment, dans les grandes entreprises industrielles américaines, plusieurs « conceptions de contrôle » se sont succédé pendant le XXe siècle. L’accent mis sur le marketing (différenciation, marque, publicité, distribution), est un moyen de faire face à l’épuisement du modèle fordiste, fondé sur la recherche de gains de productivité, et les dirigeants d’entreprises sont de plus en plus recrutés parmi les professionnels de la vente et du marketing, et non plus parmi les ingénieurs. Cette conception de contrôle donnant la part belle au marketing domine à partir des années 1940 ; elle est contestée dans les années 1970, puis marginalisée, par les spécialistes de la finance, qui inscrivent les grandes entreprises dans un modèle de rentabilité et de maximisation de la valeur actionnariale dans la conduite des affaires.
Que le point de vue de l’auteur l’amène à la mise en évidence d’une chronologie spécifique est somme toute assez logique. Mais on peut regretter que son approche par trop univoque et linéaire de la rationalité marketing, réduite à sa seule composante formelle, le conduise à occulter la pluralité des dynamiques de rationalisation à l’œuvre, et aussi leur caractère discontinu et fluctuant.
Le problème plus général que pose la lecture de l’ouvrage est que la perspective critique adoptée par l’auteur se résume souvent à faire cavalier seul parmi les travaux en histoire et en sociologie qui portent sur le marketing. Le Texier considère que « les sciences sociales ont délaissé cet objet » (p. 160), alors même qu’elles l’ont investi depuis fort longtemps. Les travaux en histoire y sont présentés comme descriptifs, précis, mais spécialisés, et « peu soucieux d’articuler les différentes facettes du marketing » (p. 636). Face aux approches dites « critiques », qui dénoncent les manipulations du marketing et de la publicité, et l’extension du domaine de la marchandisation, Le Texier offre un plaidoyer en faveur du marketing, injustement caricaturé selon lui. Mais, l’auteur destine ses critiques les plus sévères aux approches compréhensives en sociologie économique, qui « ne font qu’observer le travail du marketing et répéter ce que disent ses spécialistes depuis un siècle » (p. 640).
Ces critiques sont partiellement infondées. Le Texier fait peu de cas de l’ouvrage de synthèse proposé par Franck Cochoy (1999), dont il reprend pourtant très largement le projet et la démarche. Par ailleurs, alors même que le marketing avait effectivement été délaissé par la sociologie (à l’exception d’une sociologie très critique qui dénonce les manipulations de la publicité et du marketing, donc), depuis plus de deux décennies, le marketing (ses professionnels, leurs outils) devient un objet d’étude investi par des chercheuses et des chercheurs, dans le cadre du renouveau de la sociologie des marchés, étonnamment réduite par Le Texier aux travaux de Michel Callon (Callon, 2017). Il s’agit pour des auteurs appartenant à des traditions et des approches variées, d’élaborer une sociologie des marchés (François, 2008, Steiner, 2010, Le Velly, 2012), d’enquêter sur le travail marchand (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000), d’entrer à l’intérieur du marketing (Zwick et Cayla, 2011), de reconnecter le marketing avec les marchés (Araujo, Finch, Kjellberg, 2010), ou encore d’inclure le marketing et ses outils dans une étude des marchés comme espaces de luttes morales et politiques (Steiner et Trespeuch, 2013 ; Geiger & al ., 2014 ; Dubuisson-Quellier, 2016 ; Ansaloni, Trompette et Zalio, 2017).
Loin de « répéter » ce que disent les professeurs de marketing, ces travaux s’efforcent de repérer, qualifier, et historiciser tous les efforts engagés par les professionnels de l’offre pour définir et organiser le marché à leur manière – sans se limiter à ce que Le Texier appelle la rationalité marketing, mais en intégrant les dispositifs, organisations, manières de faire et stratégies. Ces cadrages sont souvent incomplets ou défaillants, et ils se heurtent à d’autres cadrages, qu’ils émanent des pouvoirs publics et du droit, des consommateurs et de leurs représentants, ou d’institutions et organisations qui, d’une manière ou d’une autre, appréhendent le marché comme un instrument politique (Nouguez, Pilmis, 2022). Les professionnels du marketing ne sont pas les seuls à faire le marché, d’où l’intérêt de les étudier dans leurs entreprises et dans les espaces, marchands et non-marchands, qu’ils entendent organiser et gouverner.
par , le 29 septembre 2022
Références
Ansaloni, Matthieu, Pascale Trompette, and Pierre-Paul Zalio. « Le marché comme forme de régulation politique. » Revue française de sociologie 58.3 (2017), p. 359-374.
Araujo, Luis, John Finch, et Hans Kjellberg (éd.). Reconnecting marketing to markets. Oxford University Press, 2010.
Callon, Michel. L’emprise des marchés : Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer. La découverte, 2017.
Chessel, Marie-Emmanuelle. La publicité : Naissance d’une profession (1900-1940). CNRS Éditions, 1998.
Chessel, Marie-Emmanuelle, et Fabienne Pavis. Le technocrate, le patron et le professeur. Éditions Belin, 2001.
Cochoy, Franck. Une histoire du marketing : discipliner l’économie de marché. La découverte, 1999.
Cochoy, Franck. Aux origines du libre-service. Progressive Grocer (1922-1959). Le Bord de l’eau, 2014.
Cochoy, Franck, et Sophie Dubuisson-Quellier. « Les professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand. Introduction. » Sociologie du travail 42.3, 2000, p. 359-368.
Dubuisson-Quellier, Sophie. Gouverner les conduites. Presses de Sciences Po, 2016.
Fligstein, Neil. The transformation of corporate control. Harvard University Press, 1990.
François, Pierre. Sociologie des marchés. Armand Colin, 2008.
Geiger, Susi, Harrison, Debbie, Kjellberg, Hans, et Alexandre Mallard (éd). Concerned markets : Economic ordering for multiple values. Edward Elgar Publishing, 2014.
Le Texier, Thibault. La rationalité managériale : de l’administration domestique à la gouvernance. Thèse de doctorat, Nice, 2011.
Le Velly, Ronan. Sociologie du marché. La Découverte, 2012.
Nouguez, Étienne, et Olivier Pilmis. « Les organisations face aux ‘lois’ du marché. », In La société des organisation (s.d. O. Borraz), Presses de Sciences Po, 2022 : 141-152.
Steiner, Philippe. La sociologie économique. La Découverte, 2010.
Steiner, Philippe, et Marie Trespeuch. Marchés contestés : quand le marché rencontre la morale. Presses universitaires du Mirail, 2013.
Turow, Joseph. Breaking up America : Advertisers and the new media world. University of Chicago Press, 1997.
Zunz, Olivier. Le siècle américain : essai sur l’essor d’une grande puissance. Fayard, 2000.
Zwick, Detlev, et Julien Cayla (éd.). Inside marketing : Practices, ideologies, devices. Oxford University Press, 2011.
Kevin Mellet, « La quête du marketing », La Vie des idées , 29 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-Texier-La-main-visible-des-marches
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[1] Ainsi, la fortune de la rationalité marketing dépend en large part de son intériorisation par les consommateurs : elle est devenue une sorte de seconde nature lorsqu’il s’agit de commerce de biens et services, car « tout le monde ou presque accomplit aujourd’hui des tâches de marketeur (…). Le marketing devient ainsi la fin et le moyen des sociétés contemporaines (…). Les sociétés contemporaines ont de même confié leur survie au système marketing sans que cela fasse l’objet de questionnements ou de grands choix politiques et sans que cela soit porté par un groupe organisé d’acteurs » (418-419).
[2] Dans ces travaux, Joseph Turow s’intéresse quant à lui à la façon dont les professionnels du marketing ont rompu avec ce projet politique inclusif pour développer des techniques contribuant au contraire à faire du marché une institution qui fragmente et qui discrimine (voir par exemple Turow, 1997).