Souvent présenté comme un modèle démocratique sur le continent africain, le Sénégal est traversé par des conflits politiques violents. Les manifestations de juin 2023 et leur sanglante répression sur fond de controverse judiciaire font s’entrechoquer deux récits opposés de son histoire politique.
Du 1er au 3 juin dernier, des protestations d’une grande ampleur se sont déroulées au Sénégal. Ces protestations ont été réprimées de façon violente, faisant officiellement 23 morts et plusieurs centaines de blessés. Un mois plus tard, le 2 juillet, le Président de la République, Macky Sall, déclare contre toute attente qu’il ne se représente pas à la prochaine élection présidentielle prévue en février 2024. Depuis plusieurs années, la légalité de cette potentielle candidature faisait l’objet d’un vif débat.
Ces deux évènements se déroulent à seulement un mois d’écart. Ils donnent pourtant une image pour le moins contradictoire du Sénégal. La brutalité de la répression des manifestations du mois de juin écorne l’image du Sénégal, souvent considéré comme une démocratie modèle en Afrique de l’Ouest. Ces évènements auraient même fait « dériver » le pays dans le camp des régimes autoritaires [1]. La non-candidature du président sortant à l’élection présidentielle ressemble de ce point de vue à un happy ending. Elle donne l’image d’un pays gouverné par un président qui se montre, finalement, soucieux du respect des règles démocratiques et capable d’écouter son peuple pour maintenir la paix sociale. Elle ancre le pays dans le club des nations où « l’État de droit garantit la stabilité [2] ».
Ce va-et-vient en rappelle d’autres. Il fait écho à ceux éprouvés par la Tunisie ou encore l’Égypte lors des « révolutions arabes » et de leurs prolongements multiples. Dans le cas du Sénégal, la rapidité de ces changements interroge plus vivement encore. Il paraît improbable que ces fluctuations aient entériné une transformation de nature du régime politique en un temps aussi restreint. L’enchaînement de ces bouleversements suggère que ce retournement relève plutôt le fruit d’un processus collectif d’étiquetage de la part des journalistes, des hommes et des femmes politiques, des experts ou encore des universitaires.
Dans les lignes qui suivent, je reviens sur la façon dont une vision faisant du Sénégal un exemple démocratique et une autre, opposée, faisant de ce même pays un régime quasi autoritaire coexistent dans l’espace public et s’affrontent. Au-delà du traitement médiatique réservé à la répression de ces protestations puis à la non-candidature du Président de la République sortant, cette dualité se retrouve également dans les travaux de sciences sociales sur ce pays. Cet affrontement s’est, de plus, imposé comme un enjeu politique majeur à la suite des protestations du mois de juin, lorsqu’opposition et gouvernement ont produit leurs propres versions contradictoires des évènements. Cette lutte donne à voir la façon dont le registre démocratique s’est imposé comme le seul langage politique légitime, y compris parfois pour justifier des politiques publiques qui en sont pourtant éloignées [3]. Mieux, elle montre comment le souci des apparences modèle les pratiques répressives.
Une crise politique
Revenons d’abord sur les évènements de juin et de tout début juillet. Ce mois de juin mériterait un compte rendu minutieux, quasi heure par heure. Seul cet exercice serait susceptible de restituer l’incertitude qui a caractérisé cette période. Je me contenterai simplement ici de retracer la suite des événements, afin d’insister sur les interprétations contradictoires qu’on pourrait en faire.
-Séquence 1 : Nous sommes au début du mois de juin et un doute plane depuis plusieurs années sur la candidature du Président de la République actuel, Macky Sall, aux prochaines élections présidentielles qui doivent se dérouler au mois de février 2024. Ce suspense est d’autant plus problématique que Sall a modifié la constitution peu après son arrivée au pouvoir de façon à limiter à deux le nombre de mandats consécutifs. Parce que cette réforme constitutionnelle a, du même coup, raccourci la durée du mandat de 7 à 5 ans, il ne s’agit selon lui pas de son second mandat mais de son premier quinquennat. D’éminents juristes se sont d’ailleurs prononcés en faveur de la légalité de cette candidature. Alors que le président entretient savamment le doute sur sa volonté d’être candidat aux prochaines élections présidentielles, on assiste à de nombreux emprisonnements de journalistes, de commentateurs politiques, voire d’opposants. Ces dernières années, l’arrestation puis l’emprisonnement et la condamnation de Karim Wade et Khalifa Sall, deux des principaux opposants politiques au président sortant, les empêchent de légalement se présenter. En mars 2021, la convocation au commissariat du principal leader de l’opposition [4], Ousmane Sonko, dans le cadre d’une enquête pour viol et menaces de mort, puis son arrestation sur le chemin du commissariat, ont déjà entraîné plusieurs jours de manifestations d’ampleur dans l’ensemble des grandes villes du pays et permis à l’opposant d’être rapidement relâché. Les cadres du parti de Sonko – les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF) – regardent alors avec attention l’actualité pakistanaise, où l’ancien Premier ministre Imran Khan, figure de l’opposition, est lui aussi aux prises avec la justice [5].
Après de multiples rebondissements, le verdict de l’appel formulé par Sonko est rendu le 1er juin. Il confirme sa culpabilité. L’opposant ne s’est pas présenté à ce second procès et a donc été jugé par contumace. Au moment du verdict, il est à son domicile de Dakar, qui est encerclé par la police, le privant de toute possibilité de circuler.
-Séquence 2 : Le verdict suscite l’étonnement. Alors que toute l’enquête, les débats lors du procès et le réquisitoire de l’avocat général se sont concentrés sur les accusations de viol et de menaces de mort, Ousmane Sonko est finalement condamné à 200 000 FCFA d’amende et 2 ans de prison pour détournement de la jeunesse, un verdict dont les commentateurs peinent à faire l’exégèse. De plus, le flou règne sur la situation du condamné. Va-t-il être arrêté ? Si oui, quand ? Peut-il être rejugé s’il ne s’est pas rendu à son procès ? L’opposant est-il inéligible ou faut-il attendre qu’il ait épuisé tous ses recours ?
À peine quelques heures après que cette décision a été rendue publique, des manifestations éclatent dans toutes les grandes villes du pays, et notamment à Dakar, la capitale. Quelques semaines plus tôt, Ousmane Sonko avait déjà fait l’objet d’une condamnation à 6 mois de prison avec sursis pour diffamation dans un procès l’opposant au ministre du Tourisme. Alors que ce verdict le rendait potentiellement inéligible, il n’avait pas engendré la même émotion. Sans doute les deux affaires n’avaient pas la même portée symbolique ; peut-être la nature même de ce second verdict, perçu comme éminemment injuste par une grande partie de la population, a également joué un rôle. En effet, le résultat du procès ne fait que confirmer un sentiment partagé par beaucoup : la justice est instrumentalisée, elle n’est rendue qu’en faveur des plus puissants et des proches du pouvoir.
Ces modes d’action ressemblent à s’y méprendre à ceux des émeutes qui avaient secoué le pays en mars 2021 à la suite de l’arrestation d’Ousmane Sonko, ou encore à celles qui ont secoué le quartier de Ngor à peine quelques semaines plus tôt pour des questions foncières. L’intensité des affrontements semble cependant plus forte. S’y ajoutent des attaques de domiciles privés à l’arme à feu, au cocktail Molotov, ou encore des appels au meurtre sur les réseaux sociaux de personnes considérées comme proches du pouvoir. Ces actions, extrêmement ciblées, ont pour effet de créer une véritable psychose dans certains quartiers.
Au-delà de ces évènements, c’est la réponse policière du gouvernement qui choque. Pour un nombre comparable de jours de manifestations qu’en mars 2021, on recense un nombre de morts et de blessés plus important. On dénombre plus de 600 arrestations en quelques jours. Les témoignages décrivent les caves du tribunal de Dakar pleines à craquer de détenus arrêtés à l’occasion des émeutes et en attente de jugement. Des images montrant les forces de sécurité utiliser des enfants comme boucliers humains face aux projectiles des manifestants sont diffusées sur les réseaux sociaux, tandis que les mêmes sources montrent des victimes de tir par balles parmi les manifestants [6]. Une polémique éclate à propos de l’usage de « nervis [7] » comme auxiliaires des forces de l’ordre, semble-t-il dépassées par l’ampleur des manifestations et les multiples fronts qui s’ouvrent dans les différents quartiers de Dakar et sa banlieue.
Les manifestations prennent fin pendant le week-end, sans qu’on puisse dire exactement pourquoi. Sans doute les arrestations de masse et la dureté de la répression ont-elles joué un rôle. Peut-être la visite nocturne du Président de la République à l’une des autorités religieuses les plus importantes du pays a-t-elle envoyé un message d’apaisement. Les représentants de la société civile tentent par ailleurs de reprendre la main en proposant une grande manifestation pacifique dans les jours qui suivent afin de protester contre la répression. Elle n’obtiendra finalement pas d’autorisation préfectorale.
-Séquence 3 : Depuis le début des émeutes, le Président a pris la parole à travers un seul communiqué de presse en date du 7 juin. Cette prise de parole a été plutôt lacunaire. Le Président présentait ses condoléances aux familles des morts, tout en félicitant les forces de l’ordre pour leur gestion des évènements [8]. Le discours du Président du 3 juillet marque cependant un retournement. L’entourage présidentiel annonce en amont que lors de ce discours, le chef de l’État se prononcera enfin sur sa candidature aux prochaines élections. Depuis plusieurs mois, le Président ne cesse de se mettre en scène, recevant le soutien et les encouragements de représentants de différents segments de la société. La veille encore, il est intervenu devant un parterre de maires et de conseillers départementaux signataires d’une pétition en faveur de sa candidature, assurant qu’il désirait « poursuivre sa politique » et enjoignant à son auditoire de s’organiser localement pour assurer le maintien de l’ordre face aux potentiels émeutiers. Le discours présidentiel commence. Au bout de quelques minutes, l’annonce tombe : il ne se représentera pas. Stupéfaction.
Pour de nombreux observateurs, le pays redevient l’exemple d’une démocratie qui fonctionne malgré les crises qu’elle traverse. Alors que rien n’a changé, ou si peu, son Président cultive désormais son image retrouvée de démocrate. Sa parole se fait moins discrète dans les médias nationaux, tandis que certains lui prêtent un futur à l’ONU où, dit-on, il se pourrait fort bien qu’il prenne la succession d’António Guterres.
Récit et contre-récit de la success-story sénégalaise
Depuis les années 1960 et l’indépendance du pays, la vie politique sénégalaise est traversée par les mêmes oscillations que celles de ces derniers mois. Dans un texte paru en 2000, Christian Coulon pointait déjà du doigt la coexistence de deux récits nationaux opposés au Sénégal [9]. À l’époque, il attribuait le récit présentant la trajectoire du Sénégal comme celle d’un pays vertueux et démocratique aux « élites lettrées » et le récit présentant cette même trajectoire de façon plus nuancée aux « gens ordinaires ». Or, selon moi, cette opposition ne relève pas que d’une opposition sociologique entre un récit national élitiste et un récit national populaire. Elle traverse plus largement l’ensemble des travaux de sciences sociales sur le Sénégal [10]. Si bien qu’on a parfois le sentiment qu’on pourrait tirer deux récits diamétralement opposés sur la base de ces travaux, à l’image de l’interprétation qu’on pourrait faire de l’observation des événements de cet été.
On pourrait tout à fait présenter la trajectoire historique du Sénégal comme une success-story [11]. Le vote est une pratique qui existe depuis longtemps au Sénégal et qui concerne également les populations indigènes dès le début du XXe siècle, même s’il ne s’agit que d’une infime fraction de ces populations. Au sortir de la période coloniale, en 1960, le premier Président est un homme de lettres, Léopold Sédar Senghor. Contrairement à beaucoup de ses homologues en Afrique de l’Ouest, celui-ci quitte le pouvoir après 20 ans et trois mandats successifs. Son Premier ministre, Abdou Diouf, lui succède en 1981 et se fait élire en 1983. Il reste également au pouvoir durant 20 ans, mais est défait aux élections présidentielles de 2000 par son opposant de toujours, Abdoulaye Wade. Ce dernier effectue également deux mandats avant d’être défait aux élections en 2012. Au-delà de ces alternances politiques, les années 1980 sont également le moment d’une libéralisation des médias et plus généralement de la vie politique. Le Sénégal échappe par ailleurs aux coups d’État et aux conflits ethniques qui touchent beaucoup de pays du continent. La formation nationale y a eu lieu par le bas [12], elle est fondée sur la wolofisation de la société, c’est-à-dire la domination de la culture et de la langue wolof au sein de la population. Elle a jusqu’ici permis de relativement préserver le pays de toute instrumentalisation politique des clivages ethniques. Ce récit laudatif se décline dans le domaine religieux. L’alliance entre l’État sénégalais et les dignitaires des principales confréries religieuses sous la forme d’un « contrat social [13] » a été un facteur de stabilité politique depuis les indépendances et même avant durant la période coloniale.
On pourrait cependant raconter une tout autre histoire du pays. Deux ans après l’indépendance, le Sénégal a connu son premier coup de force, Senghor emprisonnant pendant 12 ans son Premier ministre, un ancien allié devenu un rival, Mamadou Dia. Par la suite, la vie politique est verrouillée et le Parti socialiste de Senghor hégémonique. La pratique du vote, certes ancienne, est marquée par la persistance de pratiques clientélistes. Les différentes alternances politiques ont toujours été précédées ou suivies de fortes périodes d’incertitude et de troubles violents. L’histoire politique sénégalaise a été jalonnée d’épisodes violents comme en 1968, 1988 ou encore 1993 [14]. Les élections présidentielles de 2000 ont certes vu pour la première fois depuis l’indépendance arriver au pouvoir un parti autre que le Parti socialiste, mais pour certains l’alternance n’a été que de façade. Elle a simplement donné lieu à une « révolution passive » et la cooptation de nouvelles personnes au sein de l’élite, de fait en partie renouvelée mais dépositaire des mêmes pratiques [15]. La dernière alternance, celle de 2012, ne fait pas exception au regard des précédentes échéances électorales, puisqu’elle a également été précédée de manifestations violemment réprimées destinées à protester contre la volonté supposée du président Wade d’imposer son fils à la tête de l’État. Enfin, le pays n’échappe en rien à la violence armée, il abrite l’un des plus vieux conflits du continent africain. Depuis le début des années 1980, l’ancienne région de la Casamance est régulièrement le théâtre d’affrontements entre des rebelles indépendantistes et l’armée.
Deux attitudes sont possibles face à ces narrations contradictoires ; chacune d’elles équivaut, à sa manière, à mettre à distance le mythe de la success-story sénégalaise.
La première posture, sans doute la plus tentante, serait celle du dévoilement. La success-story sénégalaise n’est qu’un mythe, elle cache en fait une histoire plus complexe faite de répressions, de violences politiques et de clientélisme. Cette deuxième posture, plus radicale que la première, ne retient rien du premier récit. Elle a l’avantage d’être spectaculaire et de donner une plus grande impression de vérité en disqualifiant tous les autres discours possibles.
Une autre posture consisterait à présenter le régime sénégalais comme un régime hybride. De ce point de vue, il n’existe pas de régime démocratique parfait ou absolu, pas plus qu’il n’existe de régime autoritaire. Il n’y a que des pratiques de différentes sortes qui alternent et coexistent, à des degrés divers, au sein de tous les régimes politiques [16]. Dans cette première solution, on tente alors de combiner ces récits pour dépasser le mythe et s’approcher de l’image supposée réelle.
Chacune de ces deux lectures néglige cependant un élément important : la façon dont cette narration est elle-même un enjeu politique. Dans les jours qui suivent les manifestations de juin dernier, différentes versions des évènements se sont opposées. Elles étaient proposées par l’opposition, d’un côté, et par le gouvernement de l’autre. Elles sous-tendaient chacune différentes visions de l’histoire du Sénégal et se sont affrontées à travers toutes sortes de médias : journaux, plateaux de télévision, réseaux sociaux. Dire si le Sénégal est un pays autoritaire ou démocratique n’est pas qu’un enjeu sur le plan académique, c’est aussi un enjeu politique. Trop se concentrer sur la question de la nature du régime tendrait à le faire oublier.
Peu après les manifestations, pour l’opposition, Ousmane Sonko est le véritable défenseur de la démocratie face à un régime autoritaire. Ce discours présente Ousmane Sonko comme la victime d’un complot politico-judiciaire. Toujours dans ce discours, les membres du PASTEF et toutes les voix dissidentes, qu’elles appartiennent à la société civile ou à la presse, font l’objet d’une répression systématique et parfois même de torture. Cette situation s’inscrit dans une histoire plus longue de répression au Sénégal. Les sciences sociales sont d’ailleurs convoquées par l’opposition à l’appui de ce constat, afin de dévoiler les ressorts cachés de l’histoire sénégalaise [17]. Les manifestations ne concernent pas uniquement Ousmane Sonko, car au-delà de sa personne, c’est la possibilité d’une première véritable alternance qui est mise en danger. Après l’élimination de Karim Wade et de Khalifa Sall, si on laisse faire pour Ousmane Sonko, le Président Macky Sall n’aura plus aucune limite. À cet effet, l’usage de nervis a été planifié depuis longtemps par le pouvoir, dans le cadre de ce qui relève d’un complot d’État [18]. Le gouvernement sénégalais aurait détourné une cargaison d’armes et les aurait distribuées à des personnes n’appartenant pas aux forces de l’ordre. Elles accompagnent les forces de l’ordre dans la répression des manifestations.
Le gouvernement se présente en revanche comme le défenseur de la démocratie face à une opposition irresponsable, manipulée par des forces extérieures. Preuve de cette irresponsabilité alléguée, la majeure partie des dirigeants de l’opposition a refusé de participer au grand dialogue national organisé par le Président début juin. Le gouvernement met en avant le strict respect de la procédure judiciaire dans les affaires impliquant Ousmane Sonko. Il insiste sur l’indépendance des juges qui ont rendu le verdict. Le Sénégal serait victime de « forces occultes [19] ». L’expression est floue, elle n’est jamais vraiment précisée par les différents représentants du parti présidentiel ou du gouvernement. On devine cependant qu’elle fait une allusion à une nébuleuse rassemblant la Russie, la menace djihadiste ou encore celle de pays voisins du Sénégal comme la Guinée ou la Gambie. Ces « forces » seraient en partie téléguidées depuis l’étranger dans le but de déstabiliser le pays, le seul îlot démocratique restant dans la sous-région. Les tirs à balles réelles observés durant les manifestations proviendraient de ces mêmes forces occultes. Elles n’auraient pas hésité à tirer sur les forces de l’ordre et parfois même sur les manifestants afin de semer la confusion.
Ces discours, dont on se contente ici de dessiner les contours, émanent d’une constellation d’acteurs rassemblant journalistes, influenceurs, hommes et femmes politiques ou encore représentants de la société civile. Ils se déclinent en différentes variantes. Ils ne s’entrechoquent que rarement sur les plateaux de télévision ou de radio. Le paysage médiatique est trop clivé pour cela. Ils sont plutôt tenus en parallèle.
Le parti d’Ousmane Sonko et le gouvernement donnent à ces récits leur forme la plus aboutie début juin lors de conférences de presse qui se répondent. Chacun d’eux présente alors sa version des faits sous la forme d’un mémorandum pour l’un et d’un livre blanc pour l’autre. Les documents évoquent la forme bureaucratique par leur nom (mémorandum/livre blanc), mais aussi par leur esthétique qui renvoie à celle des documents habituellement produits par l’administration. Rien d’étonnant lorsqu’on sait qu’on retrouve des représentants de différents segments de l’administration parmi les cadres des deux camps. Ousmane Sonko est passé par l’École Nationale d’Administration, puis la Direction générale des Impôts et des Domaines. Son engagement politique commence par un engagement syndical au sein de l’administration dans laquelle il compte de nombreux partisans. Au passage, ce dernier constat amène une nouvelle fois à nuancer l’interprétation proposée par Christian Coulon réduisant l’opposition entre ces deux récits nationaux à une opposition de classe.
L’affrontement entre ces versions déborde de l’espace public national. La forme des documents, conçus en référence au standard bureaucratique on l’a dit, les rend d’autant plus accessibles à la presse du monde entier à l’inverse de simples déclarations faites en wolof. D’ailleurs, la langue des conférences de presse ne se limite pas au wolof comme c’est parfois le cas au PASTEF, les déclarations sont aussi faites en français et même en anglais. Dans le mémorandum produit par le PASTEF, les destinataires sont affichés clairement : les chancelleries et la presse occidentale. Dans le cas du mémorandum toujours, le journal Libération, les Nations Unies, Amnesty international, le New York Times ou encore le Monde sont convoqués à l’appui de la version des faits de l’opposition. L’international est érigé en arbitre du combat entre ces deux versions.
L’internationalisation de ce débat atteint son apogée avec l’arrivée de Juan Branco, l’un des nombreux avocats d’Ousmane Sonko. Ce dernier produit et diffuse un document compilant l’ensemble des exactions attribuées au pouvoir sur les réseaux sociaux durant les manifestations de mars 2021 et de juin 2023 [20]. La logique du mémorandum est poussée à son comble. Le document ne mobilise plus seulement l’esthétique bureaucratique pour soutenir un récit des évènements de juin, il y adjoint la force rhétorique du droit, des images et l’énumération des faits. À travers lui, l’avocat en appelle à la Cour pénale internationale sans que cela ait beaucoup d’effet sur le plan judiciaire [21]. À cela répond la stratégie du gouvernement, elle aussi tournée vers l’international. Le Président se met en scène naviguant parmi les chefs d’États démocratiques dans une tournée au Portugal ou en France. Il est également amené à aller en Ukraine et en Russie pour une tentative de médiation initiée par l’Union africaine dont il assure la présidence. Il se met ainsi en scène dans les grands évènements internationaux, dans une posture semblable à celle de ses homologues occidentaux.
Épilogue
La décision du Président Macky Sall de renoncer à sa candidature pour la prochaine élection présidentielle a sans aucun doute à voir avec la pression qu’a exercée la rue durant ces journées de manifestation. Mais cette pression n’a pas été que physique et directe. Elle a également été symbolique. Ces évènements ont fait se heurter la success story sénégalaise à la réalité de l’exercice du pouvoir. En obligeant le gouvernement à déployer sa force et donc à montrer toute la violence dont il peut faire preuve au grand jour, ces manifestations ont permis de dévoiler l’existence de pratiques en opposition avec l’image d’un Sénégal démocratique, savamment cultivée à l’international dans un contexte de forte dépendance. La dette extérieure du Sénégal avoisine en effet 70% du PIB, tandis qu’une part importante du budget de l’État dépend des prêts octroyés par les institutions financières internationales. De ce point de vue, la non-candidature du Président Macky Sall à sa propre succession a toutes les allures d’un acte réparateur. Elle permet de calmer la tension pour un temps et de retourner du même coup à des modes de répression plus discrets et donc moins risqués pour l’image internationale du Sénégal. C’est, en tout cas, ce que laisse penser la suite des évènements.
Alors qu’au début du mois d’août l’annonce de la non-candidature du président sortant semblait justement avoir apaisé les tensions, Ousmane Sonko est arrêté, inculpé et incarcéré pour « appel à l’insurrection » et « complot contre l’autorité de l’État ». Il se lance dans une grève de la faim de plus d’un mois. Son parti est dissous par décret, tandis que des dizaines de ses cadres sont arrêtés. Les manifestations de l’opposition sont, elles, toujours interdites. Ces mesures sont prises par le gouvernement, encore une fois, au nom de la défense de la démocratie. À travers les déclarations publiques de ses différents représentants, le gouvernement rend Ousmane Sonko responsable des actes de violence qui ont eu lieu à l’occasion des manifestations de mars 2021 et de juin 2023. Lentement, mais sûrement, le débat politique se réoriente. Ousmane Sonko emprisonné, ses anciens alliés politiques naviguent entre condamner les pratiques d’un gouvernement qu’ils continuent de juger autoritaire et faire prospérer leur propre entreprise politique. L’attention médiatique se déporte vers le choix, par Macky Sall, du candidat de la coalition présidentielle à sa succession : Amadou Ba, son actuel Premier ministre. Au moment où commence la collecte des parrainages nécessaires pour faire acte officiel de candidature, ce n’est plus tant l’empêchement du principal opposant au Président sortant qui semble poser le plus gros problème mais, au contraire, le trop grand nombre de candidatures potentielles. Le récit d’un Sénégal démocratique semble s’être une nouvelle fois imposé face à son rival, du moins jusqu’à la prochaine irruption du réel.
Merci à Marieke Louis et Ariel Suhamy pour les retours constructifs sur une première version de ce texte. Merci également à Claudine Henry, Guillaume Gourgues et Vincent Foucher. Les propos tenus ici n’engagent bien sûr que l’auteur du texte.
Pour citer cet article :
Sidy Cissokho, « Le Sénégal aux deux visages »,
La Vie des idées
, 3 octobre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-Senegal-aux-deux-visages
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[3] Pascal Bonnard, Dorota Dakowska, Boris Gobille (dir.), Faire, défaire la démocratie. De Moscou, Bogota et Téhéran au Conseil de l’Europe, Karthala, 2021 dans La Vie des idées.
[4] On renvoie ici à l’enquête de Elgas sur la popularité d’Ousmane Sonko et ce qu’il peut représenter pour une partie de la population sénégalaise.
[5] Voir le reportage réalisé par Laurent Gayer sur les émeutes qui ont suivi son arrestation en mai.
[6] Le fil twitter de Juan Branco rassemble énormément de ces images.
[7] Terme utilisé dans le débat public au Sénégal pour désigner les hommes de main.
[8] Communiqué du Conseil des ministres du 7 juin 2023.
[9] Christian Coulon dans « La tradition démocratique au Sénégal : histoire d’un mythe », in Jaffrelot, (C.), (dir.), Démocraties d’ailleurs. Démocraties et démocratisations hors d’Occident, Karthala, Paris, 2000, p. 67-93.
[10] Dahou, Tarik et Foucher, Vincent, « Le Sénégal, entre changement politique et révolution passive. « Sopi » or not « sopi » ? », Politique africaine, vol. 96, n°4, 2004, p. 5-21.
[11] L’expression est employée pour la première fois par Donal B. Cruise O’Brien dans « Sénégal », in Dunn, (J.), (Dir.), West African States : Failure and Promise. A study in Comparative Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 187-188.
[12] Smith, Étienne, « La nationalisation par le bas : un nationalisme banal ? Le cas de la wolofisation au Sénégal », Raisons politiques, vol. 37, n°1, 2010, p. 65-77.
[13] Cruise O’Brien, D.B., « Les négociations du contrat social sénégalais », in Cruise O’Brien, (D.B.), Diop, M.C., Diouf M., La construction de l’État au Sénégal, Karthala, Paris, 2002, p. 83-84.
[14] Voir notamment pour les violences de 1988 et 1993 : Diop, Alioune Badara. “Espace électoral et violence au Sénégal (1983-1993) : l’ordre public otage des urnes.” Africa Development / Afrique et Développement, vol. 26, n° 1/2, 2001, p. 145–193.
[15] Diop, M.C. et Diouf, M., « Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, et après ? », in Cruise O’Brien, D.B., Diop, M.C., Diouf, M., dir., La Construction de l’État au Sénégal, op. cit., p. 101-141.
[16] Voir la contribution de Guillaume Gourgues dans La Vie des idées, mais aussi Michel Camau, Gilles Massardier dans « Revisiter les régimes politiques », in Camau, M., Massardier, G., dir., Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes, Karthala, Paris, 2009.
[17] Dans le mémorandum produit par la PASTEF sur les évènements de juin, on trouve en note de bas de page de nombreuses références à des travaux universitaires d’histoire, de sociologie et de sciences politiques sur le Sénégal.
[18] On retrouve chez certains des promoteurs les plus écoutés en langue wolof de ce discours des éléments classiques de la rhétorique complotiste. Voir par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=Ehn4M97HDSc
[19] Le principal promoteur de cette expression est Antoine Félix Abdoulaye Diome, le ministre de l’Intérieur. L’expression remonte aux émeutes de mars 2021.
[21] Cette intervention de l’avocat français connaît plusieurs rebondissements dans les semaines qui suivent. Juan Branco est l’objet d’une procédure devant l’Ordre des avocats pour avoir rendu public le nom et les coordonnées de fonctionnaires français impliqués selon lui dans les évènements de juin. Le gouvernement sénégalais tente aussi de lancer contre l’avocat un mandat d’arrêt international. Au début du mois d’août, Juan Branco s’introduit frauduleusement sur le territoire national sénégalais, il est alors envoyé deux jours en prison avant d’être expulsé en France.