Le charbon n’est pas seulement une matière première : c’est aussi un symbole et une marchandise, dont Ch.-F. Mathis retrace l’histoire sur deux siècles.
Le charbon n’est pas seulement une matière première : c’est aussi un symbole et une marchandise, dont Ch.-F. Mathis retrace l’histoire sur deux siècles.
Le charbon est la source d’énergie principale en Angleterre et au Pays de Galles du XIXe siècle jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (77% des besoins énergétiques du pays en 1877, 95% en 1900 et encore 90% à la fin des années 1930). Charles-François Mathis étudie dans son ouvrage l’histoire du charbon dans la société anglaise [1], non seulement comme matière première, mais aussi comme symbole et marchandise : il en propose une histoire sur le long terme (du XIXe siècle jusqu’aux années 1930), intime et culturelle « au plus près du consommateur, de ses habitudes, de ses modes de pensée » (p. 495).
Cette approche s’inscrit dans le renouvellement récent de l’histoire de l’énergie qui ne considère plus seulement les techniques et les ressources, mais des systèmes énergétiques [2] : l’énergie est analysée comme une combinaison de facteurs techniques, politiques, économiques, sociaux et culturels en interaction constante. Ainsi, c’est l’avènement et les ressorts d’une véritable « civilisation » du charbon que propose d’analyser cet ouvrage, en étudiant la manière dont la société est façonnée par la matérialité du charbon (infrastructures, organisation du foyer domestique, usages concrets du charbon), mais aussi par sa symbolique. La société anglaise est tout entière « coal-minded » (p. 16), tournée vers le charbon.
Le principal enjeu de l’ouvrage consiste à « rendre à nouveau visible l’énergie » (F. Trentmann [3]) dans ses usages quotidiens. Il ne s’agit pas pour l’auteur de reprendre les travaux déjà très nombreux sur le travail (mines et mineurs) ou sur l’industrie du charbon et son rôle dans le processus d’industrialisation, mais de s’intéresser aux consommateurs, au domestique, au modeste et à l’invisible. Par cette attention au quotidien, Charles-François Mathis revendique l’héritage de réflexions précédentes sur la « civilisation matérielle » conçue par Fernand Braudel [4]. Comment se procure-t-on du charbon ? Comment l’utilise-t-on ? Qui s’occupe de quoi (hommes, femmes, enfants, rôle de l’État ou des producteurs, des associations de consommateurs) ?
Ces questions résonnent au-delà du milieu historique et universitaire : l’ouvrage permet de prendre du recul sur la place des énergies dans nos sociétés, où elles sont beaucoup plus occultées que le charbon dans la société anglaise du XIXe siècle. Le charbon se voit (fumée), se sent (pique le nez), se goûte (irrite la gorge), se retrouve dans les chansons, dans la presse, dans la littérature, les arts, l’architecture, le cinéma, et jusque dans les histoires pour enfants, la publicité ou les livres de cuisine.
Ces nombreuses sources, pour certaines inédites comme celles des organisations charitables créées pour fournir le charbon aux plus pauvres, permettent d’étudier les consommateurs, ceux qui s’adressent à eux (publicité, manuels d’économie domestique, industriels, réformateurs) et qui parlent en leur nom (le monde politique).
Le charbon est omniprésent dans l’espace anglais du XIXe siècle jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Extrait principalement dans les régions minières autour de Birmingham (West Midlands), au Pays de Galles et dans le Yorkshire (région de Durham au nord-est), il est une marchandise qui marque le territoire anglais (par des flux de distribution, de la mine à l’habitation privée), passant par des dépôts, des livreurs, des sociétés de vente et d’achat. Il modifie également l’organisation du foyer des Anglais. Chaque ménage en consommant plusieurs tonnes par an, il faut le stocker, dans des pièces et des meubles dédiés, utiliser l’outillage adéquat, autant d’artéfacts d’une civilisation qui imprègne chaque geste du quotidien.
L’auteur souligne un premier paradoxe : le charbon est omniprésent et pourtant il n’existe pas réellement : on distingue de nombreuses catégories de charbons selon la qualité et l’usage (l’anthracite par exemple), mais aucun consensus scientifique ou juridique ne permet de définir ce qu’il recouvre réellement.
Le charbon est d’abord pour l’auteur un matériau qui permet de « lire le monde britannique » (p. 77) de cette époque, à travers un deuxième paradoxe. Le charbon est tout à la fois un objet de fascination et d’inquiétude. Il imprime sa marque dans le vocabulaire, dans l’art, dans l’imaginaire, dans le rapport au confort (une pièce sans cheminée est impensable pour un Anglais, et ce dans diverses classes sociales) : le King Coal (le Roi Charbon, expression popularisée à partir des années 1850 qui souligne l’ambivalence du rapport au charbon, à la fois bienfaiteur et tyran) nourrit le feu domestique comme la puissance de la nation. Il est un don bienfaisant, mais aussi une source d’angoisse : dès le XIXe siècle, la peur de la pénurie agite les économistes [5], les politiques, mais aussi les consommateurs. L’ouvrage inscrit les questions actuelles d’économie d’énergie dans le long terme.
La « Grande famine » de charbon de 1873 est analysée comme un tournant dans le rapport des Britanniques au charbon. Le prix à la tonne pour l’usage domestique passe de 18 shillings en 1871 à 44 shillings en 1873, provoquant des manifestations, des meetings d’indignation, et des pétitions pour réclamer l’intervention de l’État via la taxation des exportations ou l’encadrement de la production. Signe de la profondeur et de la modernité des débats, une forme de taxe carbone censée modérer les usages du charbon est même évoquée en 1871, mais vite abandonnée.
L’auteur étudie ces mouvements dans plusieurs villes, entre émotion populaire locale et contestation politique plus large du libéralisme et du victorianisme. (p. 153). Il s’agit selon lui d’une première brèche dans la civilisation du charbon : la société anglaise en est fortement dépendante, et les plus pauvres sont les plus vulnérables. Si le charbon représente en moyenne 5% du budget d’un ménage, la volatilité des prix (saisonnière ou du fait d’un évènement inattendu) pèse sur des dépenses qui se limitent pour les plus humbles au minimum vital.
Pour faire face à cette précarité énergétique, notamment la peur du froid en hiver lorsque les prix sont au plus haut, des « coal clubs » organisent des achats collectifs à la belle saison dans les petites localités. S’appuyant sur leurs archives inédites, Charles-François Mathis étudie ces intermédiaires qui récoltent les cotisations et distribuent le charbon aux adhérents. En 1911, à Winchester (23 000 habitants), un coal club regroupe par exemple 330 membres ; en 1861 le coal club de Market Harborough distribue 303 tonnes de charbon à ses 198 membres. Des coopératives de consommateurs passent des accords avec les mines pour acheminer directement du charbon vers les villes, en se regroupant dans des sociétés comme la Co-Operative Wholesale Society (CWS) en 1863 à Manchester.
L’auteur s’intéresse également à des consommations certes résiduelles au niveau national, mais qui peuvent « au niveau individuel faire toute la différence entre survivre et mourir de froid » (p. 206) : ramassage de charbon tombé dans la rivière lors du transport, recettes de fabrication de boulettes à partir de poussières de charbon.
Tout un corpus de savoirs se développe sur le charbon et ses usages domestiques, que l’auteur saisit notamment à travers les manuels d’économie domestique et les manuels scolaires. Cette approche par le bas montre le souci des économies d’énergie, l’acquisition d’un savoir-faire avant tout destiné aux femmes pour la gestion du feu de charbon. Le charbon reflète la répartition genrée des tâches (les femmes reçoivent le charbon au domicile, puis en font usage lorsqu’elles cuisinent), mais aussi « l’intimité familiale, [..] son organisation et [les] rapports de pouvoir qui peuvent s’y exprimer » (p. 265) Très tôt, les enfants apprennent une véritable « morale » du charbon, ses origines géologiques, les risques du feu, la rêverie des comptines face au foyer.
Le rapport genré à l’énergie est un axe important de cette étude : « les petites filles sont initiées très tôt, par leur mère ou leurs maîtresses, à l’allumage du feu et à son entretien » (p. 309) ; les femmes sont aux avant-postes des manifestations de la Grande Famine ; elles sont souvent chargées de collecter les cotisations des coal-clubs ; elles sont aussi la cible privilégiée du marketing des entreprises énergétiques, qui mettent en avant une prise de pouvoir supposée des femmes dans le foyer, grâce à la maîtrise du charbon.
La question du rôle de l’État dans le marché du charbon est un serpent de mer depuis le XIXe siècle. L’absence de régulation est remise en cause à partir de la Première Guerre mondiale, avec la mise en place de restrictions aux exportations en 1915. L’auteur analyse les méandres de la création de différents comités, notamment le Fuel Research Board en 1917, chargé de créer et de collecter des données sur les gisements existants. Il démontre qu’une véritable politique énergétique nationale émerge progressivement, accompagnée d’une meilleure connaissance scientifique du charbon.
La concurrence de nouvelles sources d’énergie est à cette époque tout autant matérielle que symbolique : ce sont désormais le pétrole et l’électricité qui symbolisent la modernité et façonnent les imaginaires. Face à cette perte d’aura, les promoteurs du charbon défendent dans les années 1930 un feu plus sain que ses rivaux, plus propre s’il est correctement utilisé, et même un matériau patriotique : le charbon est bien une marchandise avant d’être une ressource.
Cet ouvrage est pour les historiens une étude exemplaire des « cultures énergétiques » qui accompagnent la mobilisation d’une source d’énergie. En analysant les usages quotidiens et le flot d’émotions contradictoires que suscite le charbon, il permet de redonner leur place aux personnes ordinaires, aux consommateurs et aux usagers souvent oubliés des études historiques sur l’énergie.
Plus largement, Charles-François Mathis invite à réfléchir aux leçons à tirer de cette étude historique pour nos sociétés actuelles où coexistent l’abondance et la précarité énergétique. L’énergie n’est pas qu’une ressource, mais une construction sociale et économique difficile à définir, une marchandise de plus en plus invisibilisée, qui pourtant façonne les espaces nationaux et domestiques. Notons que le charbon, bien que considéré comme une énergie du passé, représente encore 10,5% de l’énergie totale consommée à l’échelle de la planète en 2017 et 25% des besoins énergétiques de l’Angleterre et du Pays de Galles au début du XXIe siècle. À l’heure des débats techniques sur les différents scénarios du « mix énergétique », il est utile de rappeler que l’énergie est indissociable des usages et représentations qu’elle implique, et donc que « la transition se joue, entre autres, sur un imaginaire » (p. 273).
par , le 21 février 2022
Pour aller plus loin
• Une présentation de l’ouvrage par l’auteur sur la chaîne YouTube des éditions Vendémiaires
• L’émission Concordance des Temps sur France Culture a consacré un épisode le 11 décembre 2021 à l’ouvrage.
Louis Fagon, « Le Roi Charbon », La Vie des idées , 21 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-Roi-Charbon
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[1] L’étude se concentre sur l’Angleterre et le Pays de Galles, et exclut l’Irlande et l’Ecosse pour des raisons pratiques (ampleur des archives et de la période) et des enjeux historiographiques différents (l’Irlande étant dépourvue de charbon).
[2] Geneviève Massard-Guilbaud, Charles-François Mathis (dir.), Sous le soleil. Systèmes et transitions énergétiques du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.
[3] Dans le cadre du projet de recherche Material Cultures of Energy, basé à Birkbeck College (Université de Londres) entre 2013 et 2017. F. Trentmann, « Getting to Grips with Energy : Fuel, Materiality and Daily Life », Science Museum Group Journal, printemps 2018, n°9, en ligne
[4] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe- XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979.
[5] William S. JEVONS, The Coal Question : An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal-Mines, Londres, Macmillan & Co., 1865.