Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah libanais, a prononcé deux discours les 3 et 11 novembre 2023. Le second avait pour objet de commémorer les « martyrs » de la « Résistance », culte amorcé avec la mort d’Ahmad Qasir, considéré comme le premier « combattant » tombé face à « l’ennemi », auteur d’un attentat-suicide contre le quartier général de l’armée israélienne à Tyr le 11 novembre 1982. Ces allocutions, la première en particulier, étaient attendues dans le monde entier, comme en a témoigné la mobilisation médiatique. L’interrogation portait sur l’appel ou non à prendre massivement les armes contre Israël, décision susceptible d’entraîner l’intervention militaire de puissances régionales et internationales. Cet article vise à synthétiser la mise en récit formulée par Hassan Nasrallah, puis à inscrire son positionnement parmi ceux d’autres acteurs régionaux.
Deux discours en vue de promouvoir le récit d’une « résistance » de longue durée
Reprenant l’expression de tufân al-Aqsâ [« déluge d’al-Aqsa »], le secrétaire général du Hezbollah libanais consacre les mots choisis par le Hamas pour nommer les attaques du 7 octobre 2023. Dans un même élan, il disqualifie le choix des termes utilisés dans la plupart des médias européens et nord-américains, et nie une partie significative des faits, dont les massacres de femmes et d’enfants israéliens. Attentif au choix de chaque vocable, il parle de muqâtilûn [« combattants »] et de mujâhidûn [« jihadistes »], sans pour autant employer la catégorie de jihâd, ce qui lui évite d’avoir à en porter les conséquences. Celle-ci a été utilisée par Ismaël Haniyeh, chef du Bureau politique du Hamas établi à Doha, pour appeler les musulmans du monde entier à se mobiliser, personnellement ou par un soutien matériel, lors de l’allocation retransmise par al-Jazeerah, le 8 octobre 2023.
« Ce n’est pas un dossier régional », mais « la cause de la Palestine » qui est en jeu, déclare Hassan Nasrallah lors de sa première intervention, désireux de couper court aux affirmations portées par la presse libanaise et internationale, de préparatifs conjoints entre le Hamas, le Hezbollah et des représentants iraniens. Lors de la seconde prise de parole, dans un récit embrassant plus de sept décennies, depuis Deir Yassine [1] jusqu’au temps présent, il retisse le fil narratif selon lequel Israël n’a cessé de détruire des demeures, de chasser des populations, de « massacrer » des gens, sans distinction pour « les femmes, les enfants et les vieillards ». Cet « ennemi », poursuit-il, dirigé par « un gouvernement extrémiste », n’a pas de « sens humain, ni moral, ni juridique », il ne reconnaît pas les droits des Palestiniens. Son objectif ultime est « l’asservissement » des populations. Cependant, souligne Nasrallah, le 7 octobre a marqué « une étape historique » dans une lutte de long terme. Israël a beau disposer de moyens importants, il a échoué, il a subi un « tremblement de terre », sécuritaire et humain, et il ne survit que grâce aux milliards de dollars que lui fournissent les États-Unis. Il n’a fait que renforcer la « foi » et la « force » de ceux qui lui opposent une « résistance ». Il échouera donc à Gaza, comme il a échoué au Liban en 1985 [2], en 2000 [3], et en 2006 [4].
En contradiction avec l’affirmation liminaire, Nasrallah inscrit aussi les combats à Gaza dans un espace de conflits plus large. Le responsable, scande-t-il, ce n’est pas « l’entité sioniste », c’est « l’Amérique » : Israël n’est qu’un instrument des « Américains », eux-mêmes suivis par les « Anglais ». Ce sont les États-Unis qui sont aux commandes, ce sont eux qui peuvent arrêter « l’agression ». Pour faire face à ce « défi », deux États agissent indirectement : la Syrie et l’Iran. La première, explique-t-il, continue de supporter un fardeau important, après avoir « combattu Daesh » qui, selon ses dires, a bénéficié du « soutien des États-Unis ». La seconde, menacée sans jamais plier, « ne dirige pas » l’action de « la Résistance » mais, sous différentes modalités [5], apporte un soutien décisif à plusieurs groupes de « combattants », comme en témoigne le « martyre » du général Soleimani [6], et comme l’assure le guide suprême iranien Khamenei, salué en nom propre.
La nature même de l’« agression » et de ceux qui en sont responsables a provoqué, selon Nasrallah, la mobilisation sur « un front général » : le premier est celui de « la Palestine » ; le deuxième est celui du Yémen, une « exception » dans le monde arabe puisque c’est le seul « État » qui agit par l’intermédiaire de « son armée [7] », et non uniquement par l’action d’une « résistance » ; le troisième est celui de l’Irak, où des « combattants » s’attaquent aux troupes états-uniennes qui y stationnent encore [8] ; le quatrième est celui du Liban. Le Hezbollah, poursuit-il, riposte à chaque attaque israélienne, et si des bombes touchent des civils libanais, les armes « de la Résistance » frappent également des civils israéliens. « Nous sommes déjà en guerre contre Israël », affirme Hassan Nasrallah, pour couper court aux interrogations relatives à un engagement militaire massif. En prenant des intonations plus martiales, il déclare que tous les scénarios sont envisagés, toutes les options restent ouvertes. Après avoir énuméré les forces mobilisées par Israël à la frontière libanaise, sur terre, sur mer et dans les airs pour illustrer la participation du Hezbollah à la lutte commune, il déclare au gouvernement états-unien que sa flotte ne fait pas peur à ses combattants, surtout après « le retrait honteux » de l’Afghanistan en août 2021.
Les conclusions des deux interventions se font écho : le secrétaire général du Hezbollah invite ses partisans à avoir « foi en Dieu », à lui demander la « victoire finale » sur « tous les fronts », une victoire « de la Palestine » déjà en cours puisque, « depuis le 7 octobre », « Israël n’est déjà plus Israël ». C’est un « combat » qui vise à « faire barrage » à l’agression, au sein duquel des armes nouvelles pourront être utilisées ; c’est un « combat » total, inscrit « dans la durée » de plus de quatre décennies ; c’est un « combat » qui exige donc de « la patience » et dépend du sens de la « responsabilité » des « Arabes » et des « musulmans ».
Le doigt pointé vers des régimes sunnites
En témoignant d’un soutien réel mais mesuré au Hamas, le Hezbollah est logique avec son engagement fondateur du début des années 1980 et, dans la conjoncture inédite des années 2020, il aide l’Iran à entraver le processus de normalisation en cours entre l’Arabie saoudite et Israël. Cependant, ni le secrétaire général du Hezbollah ni le guide suprême iranien n’ont intérêt à sacrifier les seules organisations militaires chiites, qu’elles soient libanaises, irakiennes ou yéménites alors que, depuis le début du millénaire, elles se sont renforcées dans le monde arabe majoritairement sunnite.
Le 11 novembre 2023, date du second discours de Hassan Nasrallah, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, a convoqué à Ryad un « sommet arabo-islamique » réunissant les représentants de la Ligue des États arabes (LEA) et ceux, pour partie les mêmes, des 57 États membres de l’Organisation de la Coopération islamique (OCI). Cette rencontre débouche sur une condamnation des massacres « sans distinction d’ethnie ou de religion », sur une expression de soutien à « la cause palestinienne », au « peuple palestinien [9] » dont les besoins vitaux immédiats doivent être satisfaits, accompagnée d’une demande pressante de faire cesser « l’agression israélienne » et d’établir « un État indépendant de Palestine dans les frontières du 4 juin 1967 », suivant les résolutions des Nations-Unies [10], avec « al-Quds al-Sharif comme capitale », selon l’ « Initiative de paix arabe [11] » adoptée au sommet de la LEA au sommet de Beyrouth le 27 mars 2002.
Pas plus que les dirigeants du Hamas, ceux du Hezbollah n’ont manifesté leur adhésion en faveur d’une solution à deux États. Or les gouvernants israéliens qui, depuis l’accord de Genève (1e décembre 2003), n’ont jamais envisagé d’œuvrer significativement en ce sens, de conserve avec des interlocuteurs palestiniens et arabes divisés, ont laissé un champ libre à ces deux organisations, dans le registre de la parole comme dans celui de l’action.
À l’été 2023, le Hezbollah a ouvert à Baalbek un « musée du jihâd », nouvelle pièce dans la construction d’une « société de la résistance » établie sur l’impossibilité absolue d’envisager une paix avec Israël. Ce discours est une constante depuis quatre décennies. Dans les sources qui émanent du « parti de Dieu », depuis les manuels de formation des militants jusqu’aux essais publiés par ses plus éminents responsables, le jihâd al-nafs [« effort de soi »] est associé à al-jihâd al-‘askarî [« l’effort guerrier »]. Un parallèle est dressé entre les tensions et conflits ayant opposé Muhammad à trois tribus juives de Médine, dans les années ayant suivi l’hégire, et la guerre contre Israël. Al-‘adû [« L’ennemi »], c’est d’abord Israël, « cancer violateur », « entité sioniste raciste » ayant recours au « terrorisme ». L’inacceptable est l’« occupation sioniste, violatrice de la terre sacrée » palestinienne et libanaise (pour ce qui concerne le hameau de Chebaa, au sud-est du Liban). Or celle-ci, dans la lecture qu’en font les dirigeants du Hezbollah, relève d’une mobilisation des puissances occidentales, des « colonisateurs » et, plus profondément, l’enjeu renvoie à l’occupation de la terre « des musulmans ». Cette confessionnalisation de l’enjeu fait écho à d’autres prises de parole, dont celle du Centre de la fatwâ d’al-Azhar, l’une des plus importantes autorités sunnites dans le monde, qui déclare que « l’entité sioniste occupante est un charbon ardent répugnant au cœur de la nation islamique et arabe [12] ».
Mais dans les sources susnommées, il est un « ennemi » second qui distingue significativement le Hezbollah du Hamas, car son nom introduit une distinction confessionnelle entre chiites et sunnites. Cet « ennemi » a eu pour visage initial celui des Omeyyades « terroristes », responsables de la mort de Husayn, fils d’Ali et petit-fils de Muhammad, troisième Imâm pour les chiites. Suivant la narration hezbollahie, cette dynastie a eu des héritiers dans l’histoire musulmane, depuis Haroun al-Rachid jusqu’aux « tyrans », « corrompus et injustes », des temps contemporains, en passant par Gengis Khan. Le Hamas (sunnite) n’est bien sûr pas visé, car il combat l’« ennemi » premier (mais il peut susciter des perturbations s’il agit sans concertation avec son allié à partir du Liban [13]). En revanche certains régimes sunnites ont été associés à cet héritage : ceux qui, tels l’Arabie Saoudite ou Bahraïn, ont cherché à affaiblir les autorités ou mouvements non sunnites de la région et ceux qui, tels les Émirats arabes unis, ont établi des relations officielles avec Israël.
Sans cette clef de lecture, il n’est pas possible de saisir la justification idéologique de l’engagement militaire du Hezbollah aux côtés du régime alaouite de Bachar al-Asad dès 2012. Trois ans plus tard, Nasrallah avertissait ses partisans qu’il conduisait une ma‘raka wujûdiya [« lutte existentielle »], dans une guerre « mondiale » qui ne permettait en aucun cas de faire, comme certains États arabes, front commun avec les États-Unis et Israël. Condamnant l’engagement de l’Arabie saoudite et de ses alliés contre les houtis zaydites au Yémen à partir de mars 2015, il qualifia les premiers d’adawât [« instruments »] au service du « projet américain et sioniste ». En février 2019, lors de la commémoration des « martyrs », il affirma que Daesh et les groupes « takfiristes » ayant théorisé la lutte des sunnites contre « l’ennemi proche » i.e. les chiites [14], avaient perdu la partie en Irak et en Syrie, mais qu’il ne fallait pas baisser la garde.
Lors du sommet du 11 novembre 2023, les États du Golfe éludent la demande iranienne d’armer davantage le Hamas et de rompre tout lien avec Israël. Plusieurs États arabes de la région (Égypte, Jordanie, Bahreïn, Émirats arabes unis, Soudan), dirigés par des sunnites, ont signé des accords avec Israël entre 1979 et 2020 ; même l’Arabie saoudite s’est engagée sur la voie d’une normalisation conditionnelle. À l’exception du Hamas et de ses alliés comme le Jihâd islamique, les autres acteurs engagés sur les « fronts » contre Israël sont des organisations chiites. Aussi, même si l’arsenal du Hezbollah s’est renforcé depuis la guerre de 2006 et s’il n’a nullement exclu l’hypothèse d’une confrontation ouverte comme en témoignent les signes de mobilisation aux frontières, Hassan Nasrallah sait que prendre une initiative armée allant plus loin que la seule réplique ponctuelle aux bombardements israéliens serait risquer un affaiblissement durable. Et, même s’il a montré qu’il pouvait passer outre [15], il sait également qu’il ne bénéficie pas du soutien de l’ensemble de la population libanaise, très éprouvée économiquement, sans direction à la tête de l’État [16], et déjà marquée par les déplacements de population et les destructions de récoltes ou sud du pays.
Fin novembre 2023, l’offensive militaire israélienne de plus de quarante jours contre les forces armées du Hamas et de ses alliés a conduit à l’occupation d’une partie de la bande de Gaza, à la mort de milliers de Gazaouis et à des destructions massives. Les responsables du Hamas font entendre deux voix : depuis Doha, Ismaël Haniyeh ne parle plus de jihâd et justifie le cessez-le-feu permettant un échange d’otages israéliens contre des prisonniers palestiniens ; dans la bande de Gaza, Abû Ubayda, porte-parole des brigades al-Qasâm, appelle à la poursuite de la lutte sans relâche. Les dirigeants israéliens se cantonnent dans un discours sécuritaire qui élude une solution politique à deux États prônée par plusieurs puissances régionales et internationales. La frontière libano-israélienne, en dépit de la présence de 15 000 Casques bleus de la FINUL [17], reste une zone vers laquelle le conflit peut dégénérer à tout moment. Chacun des deux protagonistes a prévenu qu’il pouvait frapper l’autre de manière décisive.