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Essai International

Le GIEC dans tous ses états


par Kari De Pryck , le 28 janvier 2020


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Le GIEC est devenu une institution centrale dans le débat sur l’avenir du climat et dans les politiques de réduction du réchauffement. Mais comment ce groupe s’est-il constitué ? Comment est-il organisé ? D’où lui vient son influence ?

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a fêté ses trente ans en 2018. L’organisation, créée en 1988 sous les auspices de l’Organisation mondiale de la météorologie (OMM) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), est une des instances d’évaluation globale de l’environnement les plus anciennes et les plus institutionnalisées. Le GIEC a publié cinq rapports (en 1990, 1995, 2001, 2007 et 2014) et de nombreux rapports spéciaux, dont le rapport « Réchauffement à 1.5°C » publié en octobre 2018, qui a contribué à populariser la notion d’ « état d’urgence climatique ». En 2007, il s’est vu décerner le prix Nobel de la paix, conjointement à l’ancien vice-président américain Al Gore pour « leurs efforts de collecte et de diffusion des connaissances sur les changements climatiques provoqués par l’homme et pour avoir posé les fondements pour les mesures nécessaires à la lutte contre ces changements ». Le GIEC est souvent présenté comme un modèle d’expertise internationale, qui, dans d’autres contextes, permettrait d’accroître la visibilité des problèmes environnementaux. Ainsi la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui a vu le jour en 2012, s’inspirait en partie du GIEC.

De nombreuses controverses ont pourtant pavé l’histoire du GIEC et l’autorité dont l’organisation jouit aujourd’hui est le résultat d’un travail d’adaptation sans précédent. Son autorité est encore souvent remise en question, car si le GIEC bénéficie du soutien inconditionnel des ONG environnementales et de nombreux mouvements sociaux, ses conclusions ne font pas l’unanimité et sont encore contestées par plusieurs dirigeants, dont Donald J. Trump aux États-Unis, et Jair Bolsonaro au Brésil. Dans cet essai, je reviens sur la construction de l’autorité du GIEC comme processus de négociation entre les différents acteurs qui font l’organisation (scientifiques, diplomates, bureaucrates, etc.). Après une brève présentation de l’organisation et de sa gouvernance, je présente quatre enjeux qui caractérisent ses pratiques à l’interface entre science et diplomatie. Ces enjeux montrent que l’autorité du GIEC n’est pas seulement épistémique (car perçu comme crédible), mais également politique (car perçu comme légitime).

La genèse d’une organisation hybride

La création du Giec est liée à la construction du climat comme problème environnemental global. La question du réchauffement climatique est tout d’abord indissociable du passage d’une conception locale du climat à une définition en des termes globaux, perceptible dans les discours scientifiques et politiques à partir des années 1960. Cette évolution est principalement liée au développement des technologies computationnelles comme le système mondial de traitement des données et de prévision (SMRDP) et les modèles globaux du climat (Edwards 2010). Selon Clark Miller, « la création du GIEC signifiait la suprématie de la vision selon laquelle le changement climatique constitue un risque environnemental global qui ne peut être traité que dans le cadre d’une coopération politique globale » (2004, p. 54, notre traduction). L’organisation a ensuite également contribué, avec la publication de ses rapports, à ce changement de paradigme scientifique qui a rendu nécessaire et envisageable une politique globale du climat.

La mise à l’agenda politique du climat culmine dans les années 1980, au lendemain d’une série de conférences initiées par l’OMM, le PNUE et le Conseil international pour la science (ICSU) à Villach, en Autriche. La déclaration qui en découle établit l’existence d’un consensus sur l’augmentation des gaz à effet de serre (GES) attribuable aux activités humaines. Pour la première fois, les experts appellent à une convention sur le climat. Le rapport trouve un écho politique favorable, dans un contexte d’attention croissante à l’environnement, et en particulier à l’amincissement de la couche d’ozone. En effet, les négociations au sein du PNUE pour trouver un substitut aux chlorofluorocarbures (CFC) sont bien entamées et la Convention de Vienne sur la protection de la couche d’ozone est signée en 1985.

Dans le cas du climat, les ambitions du PNUE se heurtent aux réticences des États-Unis, qui voient d’un mauvais œil l’activisme environnemental de son directeur exécutif, Mostafa Tolba. Les États-Unis prennent rapidement la mesure des conséquences économiques d’une régulation des émissions de GES et les voix climatosceptiques commencent à se superposer à celles des climatologues. Dans ce contexte, les agences fédérales américaines proposent la mise en place d’un mécanisme intergouvernemental (gouverné par ses États membres) d’évaluation des connaissances scientifiques sur le climat. La création du GIEC est entérinée par l’Assemblée générale des Nations unies (AG) en 1988 et confiée au PNUE et à l’OMM. Si certains l’interprètent comme une première étape vers des engagements plus ambitieux, d’autres y voient un moyen de retarder l’élaboration d’une convention internationale sur le climat.

Dans tous les cas, le GIEC représente une innovation institutionnelle sans précédent et marque la perte de contrôle des organisations internationales au profit des gouvernements au sein de la gouvernance internationale de l’environnement. Avec la publication du premier rapport d’évaluation (AR1) en 1990, le GIEC devient hégémonique en matière d’évaluation globale de l’environnement, limitant ainsi la capacité des acteurs qui n’y ont pas accès de peser sur le processus de négociation. Cependant, en devenant « l’autorité ultime » en matière de science du climat, l’organisation devient également la cible privilégiée des groupes climatosceptiques. Progressivement, le GIEC s’émancipe du PNUE et de l’OMM. Les intérêts des organisations parentes sont principalement représentés par le secrétariat du GIEC, dont le siège est situé dans les locaux de l’OMM à Genève. Cette répartition des tâches n’est pas sans créer des tensions, car les deux organisations voient d’un mauvais œil leur rôle relégué à un soutien administratif (et non technique). Il n’en demeure pas moins que le secrétariat joue un rôle crucial en tant que mémoire institutionnelle du GIEC.

Mandat et fonctionnement du GIEC

Le GIEC a un mandat scientifique inscrit dans un cadre institutionnel intergouvernemental. Il a pour mission d’évaluer les informations d’ordre scientifique, technique et socio-économique nécessaires à une meilleure compréhension des fondements scientifiques des risques liés au changement climatique, des conséquences possibles de ce changement et des stratégies d’adaptation et d’atténuation. Alors que le mandat original du GIEC prévoyait la « formulation de stratégies de réponses », cette tâche lui est retirée en 1990, après la création du processus de négociation qui mènera à la signature de la CCNUCC. À partir de 1992, la coopération entre le GIEC et la CCNUCC se fait par l’intermédiaire de l’Organe subsidiaire de conseil scientifique et technologique (SBSTA). Dans la mesure où le GIEC est lié aux négociations climatiques depuis le début, il est un des principaux interlocuteurs de la CCNUCC en matière d’information scientifique et technique.

Le GIEC est composé de trois Groupes de travail (GT) qui correspondent à trois dimensions de la question climatique et représentent des communautés épistémiques relativement autonomes : le GT I étudie les principes physiques du changement climatique, le GT II s’intéresse aux questions des impacts, de la vulnérabilité et de l’adaptation au changement climatique et le GT III évalue les stratégies d’atténuation du changement climatique. La création des groupes de travail a suscité de vifs débats, en particulier celle du GT III. Aujourd’hui encore, le GT III est le lieu d’intenses discussions politiques, sur les questions d’équité, de droit au développement ou encore du rôle de la coopération internationale eu égard aux objectifs de réduction d’émissions de GES. Le travail des Groupes de travail est supervisé par un Bureau, l’équivalent d’un organe exécutif, qui est composé du président et des vice-présidents du GIEC ainsi que des coprésidents et vice-présidents des Groupes de Travail (et de l’équipe spéciale pour les inventaires nationaux de gaz à effet de serre). En plus d’être un groupe d’experts, le GIEC est ouvert à tous les pays membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) et de l’OMM, qui se réunissent une à deux fois par an en séance plénière. C’est cette assemblée plénière (aussi appelée le « Panel ») qui décide des tâches allouées aux Groupes de travail, du budget de l’organisation et des procédures qui encadrent ses activités. Elle élit également les membres du Bureau au début de chaque cycle d’évaluation.

Le Bureau est responsable de la sélection des auteurs qui rédigent les rapports d’évaluation et contribuent à titre gracieux aux travaux du GIEC. Cette sélection se fait sur la base des listes d’experts compilées par les États membres et les organisations observatrices de l’organisation. Si la grande majorité des experts nommés sont issus d’institutions scientifiques, il n’est pas rare d’y voir figurer des représentants du secteur privé ou d’ONG environnementales. Plusieurs critères sont pris en compte lors de la composition des groupes d’auteurs par le Bureau : l’expertise (pour inclure une diversité de points de vue), le pays et l’institution d’origine (pour garantir un équilibre entre pays développé et pays en développement), l’expérience du GIEC (pour garantir un équilibre entre anciens et nouveaux membres) et le genre (pour garantir un équilibre entre hommes et femmes). Le Bureau accorde également de plus en plus d’attention à la personnalité des auteurs, les meilleurs experts n’étant pas nécessairement toujours les plus ouverts au dialogue et au compromis. En pratique, trouver un équilibre entre les différents critères mentionnés est compliqué. Plusieurs études ont montré par exemple une forte domination des experts des pays développés (les États-Unis et le Royaume-Uni comptent à eux seuls 30% des participations aux travaux des Groupes de travail). De même, il a également été montré que les rapports d’évaluation sont biaisés en faveur des sciences physiques (dans le GT I) et des sciences économiques (dans le GT III).

Le GIEC ne finance pas de nouvelles recherches, mais invite les auteurs qui rédigent ses rapports à évaluer de manière systématique les connaissances (scientifiques, mais également praticiennes) sur un domaine en particulier (par exemple sur l’attribution du changement climatique aux activités humaines, sur les impacts dans une région donnée ou sur l’efficacité de certaines politiques climatiques). Les auteurs, qui travaillent en groupe de 15-20 par chapitre, doivent non seulement faire une revue de la littérature sur ce domaine, mais également formuler des jugements d’experts sur l’état des connaissances. Ces conclusions doivent être idéalement acceptées par tous les membres du groupe. Les auteurs doivent aussi pouvoir identifier les conclusions les plus « pertinentes », ce qui ne peut se faire sans porter certains jugements de valeur sur ce qui est jugé important ou non pour les décideurs. Si les rapports doivent être pertinents, ils doivent cependant être « politiquement neutres » (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas prescrire certaines mesures d’atténuation ou d’adaptation).

Si les auteurs du GIEC travaillent de manière relativement autonome dans la première phase du processus d’évaluation, les ébauches des rapports entrent ensuite dans une phase de révision par des experts externes au GIEC (depuis AR5, toute personne se définissant comme expert sur la question) et par les représentants des gouvernements. Ce processus est un peu différent du processus de revue par les pairs dans la mesure où, si les auteurs doivent tenir compte des commentaires des réviseurs, ils ont le dernier mot sur le texte.

À l’issue de ce processus, qui peut prendre deux ans, les auteurs soumettent leurs rapports des GT à l’acceptation des gouvernements (qui consiste à juger si ces derniers sont conformes au mandat des GT) et leurs résumés à l’approbation (qui consiste en une négociation ligne par ligne de leurs conclusions). L’objectif de ce processus d’évaluation, qui débute avec la définition du mandat des Groupes de travail et se clôt avec l’approbation des résumés à l’intention de décideurs, est de conduire une variété d’experts (scientifiques et gouvernementaux) à définir d’une position consensuelle. Cela permet au GIEC de prétendre représenter le consensus sur le climat, à la base de l’autorité de l’organisation. Cette volonté de produire un consensus est néanmoins souvent critiquée (par certains auteurs du GIEC), car elle tend à pousser à la clôture prématurée de certaines controverses ou à la marginalisation de positions minoritaires (bien que crédibles, c’est-à-dire non climatosceptiques). Des chercheurs ont ainsi montré que la pression du consensus peut mener à des positions conservatrices, par exemple sur la question de la hausse du niveau de la mer ou la fonte de l’inlandsis Ouest-Antarctique (Brysse et al., 2013).

Institutionnalisation du GIEC

Depuis 1988, le GIEC s’est fortement institutionnalisé et a adopté de nombreuses caractéristiques du système onusien. Cette institutionnalisation peut être en partie expliquée par la fréquence des controverses qui ont secoué les fondations de l’organisation. Les conflits sur le changement climatique sont particulièrement épineux et soulèvent d’importantes implications en matière de justice entre le Nord et le Sud du monde, entre riches et pauvres au sein de chaque État et entre générations. Le climatoscepticisme n’est donc que la partie la plus visible de l’univers controversé dans lequel le GIEC évolue. Il n’est donc pas surprenant que l’organisation soit assiégée de toutes parts par des acteurs (ONG, think tanks, etc.) cherchant à mobiliser ou à contester ses conclusions. Ces controverses ont également lieu au sein des délibérations entre les scientifiques qui écrivent les rapports et les gouvernements qui siègent dans le Panel. Cela fait du GIEC un exemple unique de diplomatie scientifique multilatérale (Ruffini, 2018).

Le GIEC n’est donc pas seulement un réseau transnational d’experts, mais également une bureaucratie internationale et un acteur clé dans le régime climatique. En tant que bureaucratie internationale, le GIEC tire son autorité de dispositions juridiques, soit de son mandat (son approbation par l’AG, le PNUE et l’OMM), de considérations morales (informer les décideurs sur une des plus grandes menaces de notre époque) et de son expertise scientifique (de nombreux scientifiques de renoms participent aux travaux du GIEC). L’autorité ne pouvant jamais être entièrement acquise, l’organisation a dû cependant faire preuve d’agilité pour survivre et rester non seulement crédible et pertinente, mais également légitime aux yeux d’une multitude d’acteurs au sein et en dehors de l’organisation.

L’institutionnalisation du GIEC peut être observée à partir de quatre enjeux, reflets du caractère hybride de l’organisation et des controverses qui l’ont investie.

(1) Tout d’abord, l’enjeu de la représentativité de l’organisation s’est rapidement posé. Le GIEC s’est efforcé d’être représentatif de la communauté scientifique (les meilleurs experts, évalués en fonction de critères d’excellence scientifique), mais aussi de la communauté internationale (les nations du monde). Dès sa création, le GIEC a cherché à obtenir une représentativité universelle en ouvrant ses portes à tous les membres de l’ONU. À partir de son deuxième rapport d’évaluation (1990-1995), le nombre de délégations nationales a largement dépassé la centaine (sans toutefois atteindre les 195 pays ayant le droit de participer). Plus encore, le GIEC s’est également efforcé d’accroître la diversité de ses experts en introduisant dans ses procédures des critères de représentation géographique tant au niveau du Bureau (qui doit comprendre un nombre équilibré de membres des pays développés et en développement et des différentes régions de l’OMM) qu’au niveau des Groupes de travail (chaque chapitre doit inclure au moins un ou deux experts des pays en développement, si possible dans un rôle de coordination). L’objectif était d’accroître la confiance dans l’organisation, en accord avec la célèbre citation du premier président du GIEC, le chimiste Bert Bolin, selon lequel « la crédibilité globale exige une représentation globale ». Grâce à ces procédures, une plus grande diversité de perspectives est désormais représentée dans le processus d’évaluation et le pourcentage d’experts des pays en développement est passé de 10% à 20% respectivement dans les premier et second rapports d’évaluation et à environ 30% dans les derniers. Au sein du Bureau, les représentants des pays en développement sont aujourd’hui plus nombreux que ceux des pays développés. La présidence du GIEC est d’ailleurs occupée depuis 2001 par un représentant d’un pays en développement (jusqu’en 2014 par l’Indien Rajendra K. Pachauri et depuis 2015 par le Sud-Coréen, Hoesung Lee).

Cet équilibre fragile est encore souvent remis en question, car il occulte des asymétries plus profondes en termes de capacités scientifiques et techniques entre le Nord et le Sud du monde. D’ailleurs, la question du renforcement des capacités en matière de recherche ne fait pas partie du mandat du GIEC. Cela pose la question de la capacité réelle des experts du Sud de peser sur le processus d’évaluation et de ne pas servir de paravent à la légitimité de l’organisation. De même, l’utilisation par le GIEC des catégories « pays développés » et « en développement », empruntée dans un contexte postcolonial, devient aujourd’hui de plus en plus obsolète et reflète de moins en moins la complexité des rapports de force au sein du régime climatique. La représentativité du Bureau par exemple s’explique mieux par une lecture des rapports de force existant au sein de la CCNUCC (et la montée en puissance de pays tels que la Chine, le Brésil, l’Arabie Saoudite et l’Inde), que par une distinction entre pays développés et en développement. Cette catégorisation reste cependant dominante au sein du régime climatique, car elle permet de souligner la responsabilité historique des pays industrialisés dans la crise climatique.

(2) Ensuite, l’enjeu de la gouvernance du GIEC se pose, car il constitue un site de négociation entre scientifiques et représentants des gouvernements. Au moyen d’une gouvernance hybride, l’organisation facilite le dialogue entre scientifiques et diplomates et « l’appropriation » (ownership) des conclusions de ses rapports par les gouvernements. À cette fin, le GIEC a déployé de grands efforts pour faire participer les gouvernements au processus d’évaluation, de la définition du plan des rapports (outline), à la nomination des auteurs, en passant par la revue des ébauches des rapports et l’acceptation en séance plénière des rapports et de leurs résumés. Non seulement les gouvernements façonnent la structure des rapports (et les questions jugées « pertinentes pour la politique »), mais ils influencent aussi leur contenu, en particulier lors de l’approbation ligne par ligne de leurs résumés en séance plénière (les Résumés à l’intention des décideurs, ou Summaries for Policymakers). L’approbation de ces résumés est un moment particulièrement délicat de diplomatie scientifique et multilatérale au cours de laquelle les représentants des gouvernements, avec l’aide des auteurs, négocient un consensus hybride (à la fois épistémique et politique). Deux visions du consensus s’affrontent lors des approbations des résumés (et dans le processus d’évaluation en général). D’un côté, une vision restreinte du consensus, qui tend à réduire le champ des perspectives, en portant l’attention sur les conclusions les plus robustes et en poussant à l’uniformité des points de vue. De l’autre côté, une vision plurielle du consensus, qui tend à élargir le champ des perspectives, car il doit accommoder les demandes, parfois contradictoires, de tous les acteurs. Dans certains cas, l’incompatibilité entre ces visions impose de s’en tenir au plus petit dénominateur commun.

Le consensus ne s’impose pas par lui-même et son obtention est facilitée par des règles implicites et explicites qui guident les délibérations et permettent aux experts et aux gouvernements de faire entendre leur voix. Lors de l’approbation des résumés à l’intention de décideurs, les délibérations portent principalement sur la clarification et la reformulation des énoncés des rapports et plus rarement sur leur contenu (jugé par exemple trop sensibles, car pouvant mener à la réinterprétation des rapports de force au sein de la CCNUCC). L’hybridation entre science et diplomatie s’étend au-delà du GIEC à travers les relations que celui-ci entretient avec la Convention-cadre, qu’il s’agisse de communiquer ses conclusions dans les arènes climatiques ou de répondre aux demandes des Conférences de Parties (COP) (comme ce fut par exemple le cas pour le rapport « Réchauffement à 1.5°C », commandé par la COP21).

La gouvernance hybride du GIEC s’accompagne de son lot de frustrations et de dénouements heureux. Si de nombreux experts (généralement haut placés dans la hiérarchie de l’organisation) s’accordent sur la « valeur ajoutée » des sessions d’approbation, d’autres expriment leur frustration à l’issue d’un processus qui exige souvent de mettre leurs propres recherches en pause et qui peut se clôturer avec l’affaiblissement de la portée (voir la suppression) des messages qu’ils désiraient faire passer. En même temps, passer par la case GIEC permet également aux scientifiques d’élargir leur réseau de collaboration et de voir leur carrière se développer dans la recherche ou à l’interface science-politique.

(3) Un troisième enjeu concerne la procéduralisation du GIEC, nécessaire pour se conformer aux normes onusiennes, mais aussi pour établir une stricte division du travail entre science et politique (du moins sur papier). Depuis 1990, l’organisation s’est efforcée de rendre le processus d’évaluation plus structuré et rigoureux, par exemple en formalisant le processus de révision des rapports (et en exigeant des auteurs qu’ils répondent à tous les commentaires des gouvernements et réviseurs externes) et en introduisant des guidelines pour la définition des risques et incertitudes. Cette évolution n’a pas été simple et de nombreux participants craignaient qu’elle n’entrave le travail (largement informel) des scientifiques. Des procédures ont été également introduites pour défendre l’organisation contre les controverses auxquelles elle était confrontée (principalement celles qui impliquaient des groupes climatosceptiques). Ainsi, en 2010, au lendemain du Climategate (le hackage de courriels entre chercheurs de l’Université d’East Anglia) et des erreurs retrouvées dans le quatrième rapport d’évaluation (AR4), le GIEC doit se plier à un audit externe, commandé par le Secrétaire général de l’ONU. À la suite de cette évaluation, le GIEC adopte de nouvelles procédures pour encadrer ses activités et éviter que des erreurs se glissent dans ses évaluations (par exemple en introduisant un protocole de gestion des erreurs).

Les procédures (comprises ici comme des discours qui tendent à prescrire certaines pratiques) fournissent néanmoins une interface pour la cohabitation entre les scientifiques et les gouvernements, un arrangement qui a permis à la fois de gagner la confiance tant des communautés scientifiques que des nations du monde. Pour les scientifiques, les procédures qui guident le processus d’évaluation représentent un bouclier contre les interventions politiques et une garantie d’indépendance (et garantissent par exemple que les auteurs puissent travailler de manière autonome dans les premières phases de la rédaction des rapports). Pour les gouvernements, les procédures sont importantes pour maintenir le processus sous leur contrôle (en fixant le cadre général du travail d’évaluation) et pour augmenter la transparence du processus (en facilitant sa « traçabilité »). Néanmoins, le recours aux procédures a également rendu l’évaluation plus chronophage pour les auteurs. Les réformes de 2010 confirment que le GIEC a adopté, dans une large mesure, un modèle « procédural », qui permet aux règles et procédures d’objectiver les incertitudes et jugements de valeur inhérents à l’expertise. Pourtant, dans la pratique, ces règles laissent encore beaucoup de souplesse dans la conduite des évaluations, par exemple dans la manière dont les auteurs sélectionnent et évaluent la littérature sur laquelle ils basent leurs conclusions. Cette flexibilité est même informellement soutenue par l’organisation.

(4) Enfin, un dernier enjeu concerne la construction de l’image du GIEC et de mise en scène de ses activités au moyen d’une sélection soigneuse des informations qu’il communique (ou stage management). Il faut ici comprendre le GIEC comme une organisation qui ne se contente pas de rédiger des rapports à l’intention des décideurs, mais qui cultive également son image publique d’organisation crédible, en soulignant en particulier sa neutralité et son objectivité. Cela n’a pas toujours été le cas et le GIEC n’a pas eu pendant longtemps de stratégie de communication formelle et déléguait la responsabilité de sa communication aux membres du Bureau et au Secrétariat (et souvent aux auteurs eux-mêmes). Cette pratique est cependant rapidement devenue intenable face à l’attention croissante des médias et du public après la publication de AR4, l’attribution du prix Nobel de la paix en 2007 et les controverses de 2010. La gestion catastrophique de ces dernières a particulièrement ébranlé l’autorité de l’organisation (le GIEC a pris plus d’un mois avant de répondre officiellement aux allégations d’erreurs contenues dans son rapport). Pour restaurer sa crédibilité à la suite de ce scandale, l’organisation a établi une stratégie de communication détaillée précisant ce qui peut être communiqué sur ses activités et par qui. Il n’est donc plus question pour le président du GIEC d’accuser ses critiques de faire de la science « vaudou » (en référence aux propos de Rajendra K. Pachauri en réponse aux erreurs identifiés dans AR4). Le GIEC prend désormais également plus au sérieux les critiques de ses travaux et publie régulièrement des communiqués de presse pour partager son point de vue officiel. L’incident a profondément affecté l’identité du GIEC, qui ne se considère plus seulement comme un réseau d’experts, mais aussi comme une organisation qui a besoin de parler d’une seule voix.

La manière dont le GIEC gère son image n’est pas sans limites, car elle tend à projeter une vision de son expertise comme étant neutre et objective, alors que la coproduction entre science et diplomatie est au cœur de ses activités (voir le second point). Cette tension entre le discours et les pratiques est la raison même des nombreux maux du GIEC, les climatosceptiques accusant l’organisation d’être une instance politique au service de l’ONU et le GIEC répondant à ces attaques en séparant dans son discours encore plus la science de la politique.

Les limites du GIEC

Si le GIEC a acquis une notoriété mondiale grâce à ses travaux et cela malgré la contre-offensive des groupes climatosceptiques, son influence réelle sur la prise de décision politique est à nuancer. Il est indéniable que l’organisation a contribué à la mise l’agenda du changement climatique et que la publication de ses rapports constitue des événements marquants qui permettent de maintenir cette question dans le débat public. Le GIEC est également conscient que ses conclusions servent non seulement de bases aux négociations de la Convention-climat, mais également, voire même plus, aux mobilisations des acteurs de la société civile qui utilisent ses rapports pour faire pression sur leurs gouvernements et accélérer la transition écologique. Cependant, l’organisation ne parvient pas à avoir une réelle influence sur la décision politique, car ses conclusions restent encore trop abstraites et ne remettent pas en question les rapports de forces socioéconomiques actuels. Au contraire, elle contribue pleinement au maintien du « schisme de réalité » décrit par Stefan Aykut et Amy Dahan (2015) pour caractériser le décalage entre les discours sur climat, reconnu comme une menace par la majorité des décideurs, et les politiques publiques, qui ne se détournent que très lentement des énergies fossiles. Le GIEC contribue au maintien de ce schisme par un cadrage du changement climatique comme un problème environnemental (et non social, géopolitique, économique, éthique et culturel) et global (détaché de ses ramifications locales et territoriales), qui ignore les transformations profondes nécessaires à la construction d’une société bas-carbone (Hulme, 2009). Cela est dû en partie à la faible participation des sciences sociales dans l’organisation (dominée par les sciences naturelles et les économistes) et à la nature intergouvernementale de l’organisation, qui privilégient une approche technocratique et managériale du changement climatique.

par Kari De Pryck, le 28 janvier 2020

Aller plus loin

• Aykut, S. C. and Dahan, A. (2015) Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales. Paris : Presses de Sciences Po.
• Brysse, K. et al. (2013) ‘Climate change prediction : Erring on the side of least drama ?’, Global Environmental Change, 23, pp. 327–337.
• Edwards, P. N.(2010), A vast machine : computer models, climate data, and the politics of global warming. Cambridge MA : MIT Press.
• Hulme, M. (2009), Why we disagree about climate change. Cambridge University Press. doi : 10.
• Miller, C. A.(2004), ‘Climate science and the making of a global political order’, in Jasanoff, S. (ed.) States of Knowledge : The Co-Production of Science and the Social Order. Routledge Taylor & Francis Group, pp. 46–66.
• Ruffini, P.-B. (2017), Science and Diplomacy. Springer International Publishing.

Pour citer cet article :

Kari De Pryck, « Le GIEC dans tous ses états », La Vie des idées , 28 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-GIEC-dans-tous-ses-etats

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