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Recension Économie

Le Franc Afrique

À propos de : K. Nubukpo et al. (dir.), Sortir de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?, La Dispute


par Vincent Duchaussoy , le 31 mai 2017


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Pourquoi la zone franc ? Si sa persistance renvoie au passé colonial qui lie la France aux pays africains, les débats sur ses effets économiques et politiques mettent aussi en lumière la façon dont fonctionne une zone monétaire.

Recensé : Kako Nubukpo, Martial Be Zelinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembele (dir.), Sortir de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? Paris, La Dispute, 2016, 246 p., 15 €.

S’il est un sujet qui s’invite de plus en plus fréquemment dans le débat public en France comme dans les États africains concernés, c’est bien celui de la zone franc et de sa principale monnaie : le franc CFA. La zone franc comprend, outre la France qui apporte sa garantie au système monétaire, 14 pays d’Afrique subsaharienne (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo en Afrique de l’Ouest ; Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine et Tchad en Afrique centrale) utilisant deux versions distinctes d’une même monnaie, le franc CFA, ainsi que les Comores, qui utilisent le franc comorien. Le même vocable désigne ainsi deux unions monétaires, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) en Afrique de l’Ouest et la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC). Celles-ci se singularisent par un double partage de la souveraineté monétaire, entre les États membres comme dans toute union monétaire, mais également entre ceux-ci et un État tiers, la France, qui se porte garant de la fixité du taux de change avec le franc (puis l’euro) et de la convertibilité illimitée du franc CFA.

Le franc CFA n’a pas connu une telle couverture médiatique depuis sa dévaluation de 50 %, en janvier 1994. La critique du franc CFA et de la politique menée par la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) formulée par l’économiste franco-togolais et ancien ministre Kako Nubukpo dans un livre dès 2011 [1], et par l’économiste bissau-guinéen Carlos Lopes en octobre 2016 sur RFI, a été relayée par différents articles de presse. Le débat autour du franc CFA a pris plus d’ampleur encore lorsque le président tchadien Idriss Deby a exhorté quelques semaines plus tard ses homologues à abandonner le franc CFA pour créer leur propre monnaie. L’ouvrage collectif dirigé par les économistes Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembele tente d’asseoir la critique du franc CFA sur des considérations plus larges et plus diverses, allant du legs colonial de la zone franc à la critique des politiques monétaires suivies par les banques centrales de la zone. L’ouvrage dénonce la permanence d’un pacte colonial remanié et intériorisé qui freinerait le développement des économies des pays africains de la zone franc, à travers une analyse des déterminants politiques de la monnaie. La critique de la politique du franc CFA, que celle-ci soit le fait de la France ou des États africains, trouve son aboutissement dans un appel à la (re)conquête de la souveraineté monétaire par les pays membres de cette coopération monétaire.

Qu’est-ce que le franc CFA ?

L’origine historique de la zone franc est-elle même délicate à déterminer. D’un point de vue formel, elle a été créée en septembre 1939, à la suite de l’entrée en guerre de la France. Afin d’exclure les territoires coloniaux d’Afrique du contrôle des changes instauré à la suite du déclenchement des hostilités, ceux-ci furent agrégés à la métropole et englobés dans une « zone franc », l’expression qualifiant l’ensemble des territoires où / pour lesquels le contrôle des changes ne s’appliquait pas. En revanche, si l’on entend par « zone franc » le fait de l’imbrication monétaire entre les colonies et la métropole, alors l’histoire de cette zone est autrement plus ancienne. Elle remonte aux premières heures de la conquête française, lorsque les signes monétaires métropolitains commencent à circuler, ou bien au début du XXe siècle, lorsque l’émission de signes propres aux territoires coloniaux est confiée à des banques privées. Ou encore, dans une acception plus moderne de la gouvernance monétaire, à la création d’instituts d’émission publics au cœur des années 1950.

Au delà de cette querelle chronologique, l’originalité et la singularité de la zone franc tiennent à son fonctionnement. À la différence du modèle de la caisse d’émission en vigueur dans l’empire britannique, l’émission de devises n’est pas liée au stock de réserves de change disponibles. Autrement dit, l’émission du franc CFA peut se faire à crédit, grâce à la garantie apportée par le Trésor français à la convertibilité illimitée du franc CFA et à la fixité du taux de change de celui-ci avec le franc, puis avec l’euro. La contrepartie de cette garantie est le versement, par les États de la zone franc, via leurs banques centrales, d’une partie de leurs réserves en devises sur un compte ouvert au nom du Trésor français. C’est ce mécanisme singulier, appelé « compte d’opération », qui est aujourd’hui quasi unanimement remis en cause par les détracteurs de la zone franc et par les partisans de sa réforme.

Les fonctions de la monnaie

Dans une analyse ethnographique et philosophique qui s’inscrit dans le sillage des travaux de l’anthropologue américain David Graeber [2], l’économiste italien Masimo Amato explore les déterminants sociaux de la monnaie. En montrant que, loin de se réduire à un moyen physique de procéder aux échanges économiques entre les hommes, celle-ci est un produit des pratiques culturelles des populations, il met en lumière la désappropriation qu’a représentée, pour les populations indigènes, l’imposition de signes monétaires occidentaux par les colons.

Dans le cas de la colonisation française, celle-ci s’est réalisée en deux temps. Après avoir tenté d’imposer la circulation dans les territoires coloniaux des signes monétaires de la métropole, l’inadaptation de ces derniers aux contingences de l’économie locale a conduit l’État français à imaginer l’émission de signes monétaires spécifiques, mais demeurant fidèles à une conception occidentale et européenne de la monnaie. Comme le rappelle Michel Lelart, ces monnaies coloniales ne sont d’ailleurs pas des devises au sens juridique du terme, car elles sont avant tout des sous-produits du franc français, un étalon de change de la monnaie métropolitaine [3].

S’appuyant sur l’héritage de Karl Polanyi, Jérôme Maucourant propose, dans un texte engagé, de déconnecter la monnaie de son statut d’institution marchande, montrant que l’existence de systèmes monétaires complexes préexiste à l’émergence d’un marché. Ainsi, la monnaie ne règle pas uniquement des obligations d’ordre économique mais s’impose comme un instrument de régulation des rapports entre des individus et des groupes sociaux. Comparant les zones monétaires unifiées à une forme d’impérialisme profitant aux classes dominantes de la société, Jérôme Maucourant soulève la problématique centrale de la souveraineté monétaire. La question centrale soulevée par le franc CFA, comme pour toute zone monétaire, est celle de la souveraineté monétaire. Parce que la monnaie s’est construite, au cours des XIXe et XXe siècles comme un référentiel culturel de l’État-nation, sa mutualisation pose fondamentalement la question du partage de l’exercice de la souveraineté.

Quelle souveraineté monétaire ?

S’agissant de la zone franc, le problème de la souveraineté monétaire est redoublé du fait du soupçon de néo-colonialisme, que formulent plusieurs contributeurs de l’ouvrage. Il est vrai que la zone franc demeure l’une des rares survivances institutionnelles de la colonisation, quand bien même son organisation et ses modalités ont bien changé depuis la création de la zone franc en 1939 et du franc CFA en 1945. Dévaluations, transfert du siège des banques centrales, règles d’intervention des banques centrales, réglementation prudentielle, départ ou adhésion d’États membres, etc., la zone franc est une réalité beaucoup plus évolutive qu’on l’imagine trop souvent. Demba Moussa Dembele voit cependant dans la zone franc un instrument de domination coloniale au profit de la France, arguant que seule une rupture totale de ce lien tutélaire, c’est-à-dire un démantèlement de la zone franc, pourrait permettre le développement économique des pays de la zone franc (p. 135).

Cette affirmation s’appuie parfois sur des arguments contestables. Ainsi, l’auteur constate, prenant pour exemple l’absence de convertibilité entre les francs CFA d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, que cette tutelle s’est renforcée depuis la dévaluation de 1994, « imposée par la France » (p. 138). Or l’analyse des archives de la période, tant en France qu’en Afrique, montre une autre réalité de cette dévaluation. Si, constatant l’échec des politiques d’ajustement réel face à la spirale de l’endettement, la direction du Trésor se rallie à la fin des années 1980 à la cause de la dévaluation, cet ajustement de la parité est demandé depuis plusieurs années déjà par les institutions internationales, au premier rang desquelles le Fonds monétaire international. Mais le Trésor n’est pas la France, et le pouvoir politique français reste longtemps farouchement opposé à la dévaluation, notamment parce que les chefs d’États africains le sont également dans leur écrasante majorité. Face à cette opposition massive, la France ne veut prendre le risque de sembler, aux yeux des Africains comme de sa propre opinion, manquer de solidarité avec le continent et les pays en voie de développement. À cette précaution s’ajoute, notamment chez les conseillers de l’Élysée, une opposition politique aux termes du « consensus de Washington », ce corpus de mesures d’inspiration libérales dont les institutions internationales préconisent d’appliquer aux pays pauvres qui font face à un endettement élevé. Ce n’est que tardivement, à la faveur du changement de majorité en France en mars 1993, que le Premier ministre Édouard Balladur et son gouvernement se rallieront à la dévaluation, avec la formulation de la « doctrine d’Abidjan ». Celle-ci, en liant l’aide française à la négociation d’un programme d’ajustement avec le FMI, pousse implicitement à l’acceptation de la dévaluation, le FMI faisant de cette dernière la condition de la conclusion de nouveaux programmes.

Ainsi, le problème de la souveraineté monétaire se pose à plusieurs niveaux. Si la souveraineté s’entend dans un cadre national, le principe d’une union monétaire, qu’il s’agisse de l’UMOA, de la CEMAC de la zone euro ou de toute autre union présente ou passée, implique la délégation ou le partage de la souveraineté monétaire à une échelle supranationale. Dans les deux zones monétaires africaines de la zone franc, l’autorité politique de l’union est détenue par le Conseil des chefs d’États, alors que la politique monétaire est définie par le conseil d’administration des banques centrales, dans lequel siègent des représentants de chacun des États-membres et de la France, qui dispose d’un droit de véto. La singularité de la zone franc étant, bien évidemment, que la souveraineté monétaire y est également partagée avec un État, la France, extérieur à la zone d’émission et néanmoins partie prenante dans la gouvernance de la zone. Enfin, la souveraineté monétaire est également limitée – l’épisode de la dévaluation de janvier 1994 l’a bien montré – par la gouvernance économique et monétaire globale, représentée par les institutions internationales que les pays africains de la zone franc ont rejoint peu après leur indépendance. C’est le paradoxe : la limitation immédiate de la souveraineté est exigée par la reconnaissance des autres États et la participation à des institutions multilatérales. Du reste, le problème de la souveraineté monétaire ne serait pas nécessairement résolu par la création d’une monnaie africaine à l’échelle du continent ou de l’Afrique de l’Ouest, sous l’égide de la CEDEAO [4], comme le préconise par exemple Demba Moussa Dembele (p. 152-156), notamment du fait du poids considérable dont pourrait jouir un pays comme le Nigéria au sein d’un tel dispositif.

Mais la souveraineté monétaire ne saurait se lire qu’en termes institutionnels. Dans le cas de la zone franc, où une parité fixe lie les francs CFA et comorien à l’euro depuis la création de la monnaie unique européenne, l’autonomie de la politique monétaire est également limitée par les variations de l’euro sur le marché des changes et par la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE). Pour Denis Durand et Hédi Sraieb (p. 211-229), les économies d’Afrique subsahariennes demeurent des économie de subsistance, comme en témoigne la part importante prise par le secteur informel urbain, et s’accommodent donc mal d’une politique monétaire calquée sur celle de pays riches et développés comme ceux de la zone euro. En effet, l’arrimage à l’euro conduit les banques centrales de la zone franc à observer une politique monétaire similaire à celle de la BCE, notamment en terme de lutte contre l’inflation. Certains économistes estiment pourtant qu’une telle politique est trop restrictive et freine le développement des pays africains de la zone franc en pesant sur le crédit et l’investissement. C’est l’argument développé par Ndongo Samba Sylla (p. 159-187), pour qui le développement est impossible dans le cadre de la monnaie commune, quelle que soit d’ailleurs la politique monétaire menée.

La politique du franc CFA

D’autres auteurs déploient dans le même ouvrage un argumentaire davantage réformiste, laissant entrouverte la possibilité d’un maintien du système monétaire actuel au prix d’une réforme structurelle. Leur propos incrimine donc principalement les institutions responsables de la détermination et de la conduite des politiques monétaires, au premier rang desquelles les banques centrales. Bruno Tinel (p. 101-122) dénonce ainsi le système du compte d’opérations, pierre angulaire de la zone franc. L’analyse peut se résumer ainsi : pensé pour des économies de faible importance, ce système ne pourrait survivre au développement des pays africains et les maintient donc dans une forme de sous-développement. L’argument méconnaît toutefois les variations historiques des soldes des comptes d’opérations, qui se sont trouvés débiteurs à plusieurs reprises au cours de la crise des dettes publiques des années 1980, principalement en Afrique de l’Ouest à la suite de la chute des cours des matières premières et de la restriction des financements internationaux consécutive à la crise de la dette des pays latino-américains.

La tendance de la plupart des contributeurs à n’envisager l’historicité de la zone franc qu’à compter de la dévaluation du franc CFA en 1994 ne permet pas de cerner, en effet, les déterminants historiques de la permanence de ce système monétaire. Or, les déséquilibres du système monétaire international dans les années 1970 autant que les conséquences de la crise des dettes publiques dans les années 1980 ont été des facteurs importants du choix des dirigeants africains de préserver l’existence de la zone franc. À ce titre, la contribution de l’économiste togolais Nadim Michel Kalife (p. 81-100), si elle a le mérite de tenter de proposer une perspective historique, manque quelques-unes de ces évolutions majeures. Faute d’avoir pu recourir aux archives de cette histoire, le propos se limite à une évocation linéaire des évolutions institutionnelles et des variations de change qui ne rend pas compte de la dimension politique de cette coopération monétaire. Seule la courte contribution de Kako Nubukpo (p. 123-133), synthétisant ses nombreux travaux sur la question, échappe finalement au réquisitoire néocolonial en fournissant au débat des arguments fondés sur des sources et données objectives et une analyse précise et argumentée de la politique des banques centrales.

À la lecture, le contenu du livre s’avère ainsi très inégal, ce qui est le risque des ouvrages collectifs. Malgré quelques pistes de réflexion intéressantes, on pourra regretter que l’ouvrage, qui se propose d’ouvrir un débat sur le devenir de la zone franc et sa contribution au développement, n’offre pas de ce point de vue un éclairage plus circonstancié. La stabilité monétaire qu’assurent aux pays-membres les mécanismes de la zone franc est pour ainsi dire éludée, alors que des économies puissantes du continent sont confrontées de manière chronique à l’instabilité de leur devise, à l’image du Nigéria. Certaines contributions présentent en outre un problème méthodologique et historiographique, sans doute lié à une certaine méconnaissance de la littérature contemporaine. L’image convenue d’une Afrique longtemps en marge de la mondialisation est ainsi reprise par plusieurs contributeurs sans distance critique, alors que les travaux de Frederick Cooper permettent, parmi d’autres, de nuancer sensiblement ce propos [5]. De même, les déterminants historiques de la zone franc sont trop souvent ignorés ou présentés de manière erronée, en négligeant l’historiographie récente. Toutefois, l’ouvrage pose de véritables questions qui, pour la plupart, dépassent de fait le cadre de la zone franc et font écho à la crise récente de la zone euro. Elles touchent par exemple à la gouvernance des zones monétaires, particulièrement lorsque celles-ci sont composées d’économies hétérogènes, ou à la carence de contrôle démocratique des décisions prises par les banques centrales.

par Vincent Duchaussoy, le 31 mai 2017

Pour citer cet article :

Vincent Duchaussoy, « Le Franc Afrique », La Vie des idées , 31 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-Franc-Afrique

Nota bene :

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Notes

[1Nubukpo Kako, L’improvisation économique en Afrique de l’Ouest – Du coton au franc CFA, Paris, Karthala, 2011.

[2David Graeber, Dette, 5000 ans d’histoire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[3Michel Lelart, «  L’Union monétaire en Afrique de l’Ouest  », L’Économie politique, vol. 19, n°3 (2003), p. 106-112, p. 108.

[4Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest. Elle regroupe, outre les États de l’UMOA, le Cap Vert, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Libéria, le Nigéria et la Sierra Léone.

[5Frederick Cooper, L’Afrique dans le monde : Capitalisme, empire, État-nation, Paris, Payot, 2015.

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