Recherche

Recension Politique

La voie longue et ardue de la participation

À propos de : Cristina Lafont, Democracy Without Shortcuts, Oxford University Press


par Pierre-Étienne Vandamme , le 31 mai 2021


Télécharger l'article : PDF

Alors qu’on parle beaucoup de démocratie participative, la théorie politique semble avoir délaissé la question de la délibération de masse. Cristina Lafont critique les raccourcis délibératifs pour s’intéresser à cette voie difficile autant que longue.

La théorie politique a-t-elle renoncé à la délibération de masse ? C’est une question que posait déjà la philosophe Simone Chambers [1] il y a dix ans et qui préoccupe également Cristina Lafont depuis quelques années. Alors que la participation a longtemps été le mot d’ordre de celles et ceux qui souhaitaient renouveler les institutions démocratiques, les trois dernières décennies ont vu émerger un nouveau paradigme : le courant délibératif. En déplaçant l’attention du vote vers la formation discursive des préférences politiques, il n’est sans doute pas exagéré de dire que l’approche délibérative a révolutionné la théorie de la démocratie. Sa faiblesse reste cependant la difficulté de concilier les fortes exigences liées à une délibération de qualité à la participation démocratique de masse. Dans la plupart des cas, ou bien la théorie délibérative est très abstraite, ou bien elle se détourne de la démocratie de masse pour se concentrer sur des institutions d’une taille plus favorable à la délibération : cours constitutionnelles, parlements, ou mini-publics. La participation de masse, quant à elle – et la délibération de masse en particulier – demeurent sous-théorisées. Le mérite du récent ouvrage de Cristina Lafont, Democracy without shortcuts, est précisément d’offrir une conceptualisation de la participation démocratique qui soit à la fois « sensible aux préoccupations délibératives » et « adaptée aux démocraties de masse » (p. 7) [2].

C. Lafont s’était déjà illustrée il y a quelques années par sa critique de ces mini-publics composés de citoyens tirés au sort laissant dans l’ombre les citoyens non sélectionnés. Dans le présent ouvrage, l’auteure étend cette critique à une série de conceptions de la démocratie requérant des citoyens qu’ils se fient aveuglément à une procédure raccourcie plutôt que d’emprunter la voie longue et ardue de la démocratie participative et de la délibération de masse.

Le raccourci majoritaire

C’est donc sur les « raccourcis » dans les procédures de décision politique que porte la critique développée dans ce livre. Il manque malheureusement une définition claire et stable de ceux-ci, mais on peut comprendre de quoi il s’agit par contraste avec l’alternative que défend C. Lafont, à savoir la délibération de l’ensemble des citoyens visant à « changer les cœurs et les esprits » (p. 4) des uns et des autres. Une telle délibération inclusive vise une entente aussi large que possible sur la réponse adéquate à apporter à une question politique. Par contraste, les procédures raccourcies renoncent à cette recherche d’entente collective, pour gagner du temps.

La première conception de la démocratie que C. Lafont rejette à ce titre est l’approche procéduraliste pure, ou « pluraliste profonde », qui suggère de s’en remettre simplement à l’avis de la majorité en raison des désaccords profonds qui traversent les sociétés et rendent une entente plus large illusoire. De ce point de vue, la légitimité de décisions politiques ne dépend en aucun cas de leur qualité ; elle tient seulement à l’équité intrinsèque de la procédure de décision.

C. Lafont remarque que les citoyens ne semblent pas prêts à adopter une telle conception de la démocratie. Si c’était le cas, ils ne prendraient pas la peine de contester des décisions adoptées à la majorité. Ils semblent donc estimer qu’une question politique n’est pas réglée par la seule sanction du nombre, qu’elle ne l’est pas tant qu’il n’existe pas un accord partagé sur la réponse qui est la plus adéquate ou la plus juste. Et à suivre l’auteure, ils ont bien raison. Sans garanties que les décisions majoritaires, et notamment celles qui mettent en jeu des droits fondamentaux, puissent être mises en question et le débat rouvert, les minorités n’ont pas de raisons de se fier à la seule règle de majorité.

Les tenants de l’approche procédurale ou pluraliste estiment généralement que les désaccords sur les droits fondamentaux sont indissolubles. Rien n’est moins sûr, selon C. Lafont. Quoi qu’en disent les partisans d’une conception « agonistique » de la démocratie, valorisant le conflit et le dissensus pour eux-mêmes [3], un simple regard sur les grands combats politiques du passé – contre l’esclavage, pour le suffrage universel ou le mariage homosexuel – montre que l’intention des groupes dont les droits étaient bafoués a toujours été d’obtenir le consensus le plus large possible sur leurs droits plutôt qu’un simple compromis temporaire faisant place au dissensus (p. 64). Et de tels consensus ont fini par s’imposer dans toutes les sociétés démocratiques, à côté de questions demeurant hautement controversées. C’est pour cela qu’il s’agit d’une attente raisonnable, même si convaincre l’ensemble de ses concitoyens peut sembler une route sans fin.

Le raccourci épistocratique

Est-il néanmoins raisonnable d’espérer transformer l’opinion publique en vue d’obtenir des jugements politiques plus éclairés ? Ne serait-il pas plus simple et plus réaliste de se fier à l’avis des personnes les mieux informées parmi nous ? C’est à cette alternative technocratique ou « épistocratique », qui ne manque pas de séduire bon nombre de citoyens [4], que s’attaque ensuite C. Lafont. Le problème qu’elle soulève, c’est que toutes intelligentes que soient les décisions prises par un cercle d’experts des politiques publiques, si les opinions du plus grand nombre restent ce qu’elles sont, l’efficacité des décisions ne pourra être garantie (p. 86-89). Si, par exemple, des gouvernants éclairés décidaient d’ouvrir largement les frontières pour compenser le vieillissement de la population, mais sans rien changer aux attitudes xénophobes d’un grand nombre de citoyens, il n’est pas évident qu’un progrès serait enregistré sur la question migratoire. Une communauté politique ne peut pas progresser (voire se maintenir) en ignorant simplement l’opinion du plus grand nombre de ses citoyens. Il faut plutôt chercher des moyens d’améliorer les jugements bien pesés de ceux-ci.

Par ailleurs, les citoyens doivent pouvoir se reconnaître comme auteurs de la loi. C’est l’idée de l’autogouvernement : permettre aux citoyens de façonner les décisions auxquelles ils sont soumis et de les reconnaître comme étant les leurs (p. 7 ; 17-33). Sans cela, ils deviennent « aliénés » d’un point de vue politique, c’est-à-dire que leurs intérêts, raisons et idées sont déconnectés de façon permanente des lois et politiques auxquelles ils sont soumis (p. 19). C’est pour cette raison qu’aux yeux de C. Lafont, la démocratie doit être participative. Non pas, toutefois, au sens où tous les citoyens devraient être impliqués dans toutes les décisions. L’idée est plutôt d’imaginer des institutions permettant un alignement durable entre les décisions auxquelles sont soumis les citoyens et les processus de formation de l’opinion et de la volonté politique (p. 23). Les implications institutionnelles de cette formule, au demeurant assez abstraite, auraient pu être explorées davantage par l’auteure.

Une telle conception de la participation n’empêche pas de se fier à un nombre restreint de représentants, mais elle exclut de le faire aveuglément. Or, à en croire l’auteure, nous avons des raisons de nous fier à des représentants élus parce que nous disposons d’un certain pouvoir de contrôle à leur égard. En revanche, nous n’avons pas de raisons de nous fier à des experts ni à des citoyens tirés au sort pour prendre des décisions à notre place.

Le contrôle juridictionnel de constitutionnalité : un raccourci illégitime ?

Qu’en est-il du contrôle de constitutionnalité par des cours de justice ? Ne s’agit-il pas d’une autre forme de raccourci « épistocratique » ? Non, affirme C. Lafont dans un dernier chapitre très intéressant. Les juges constitutionnels ne se substituent en effet pas aux citoyens pour décider de quels droits ces derniers devraient jouir. Leur rôle consiste essentiellement à interpréter des droits qu’il revient à la communauté politique dans son ensemble de définir et de réviser s’ils semblent inadéquats (p. 220). En outre, on aurait tort de perdre de vue que ce sont généralement les citoyens eux-mêmes qui initient les contrôles de constitutionnalité. Et, plutôt qu’un moyen au service du gouvernement des juges, le contrôle juridictionnel de constitutionnalité est un instrument de contrôle démocratique, selon l’auteure (p. 226). En effet, il permet aux citoyens d’initier ou de relancer un débat public en attirant l’attention sur le fait que certains droits fondamentaux ont pu être bafoués. Cette forme de protection contre les abus est d’ailleurs la condition essentielle pour que les minorités aient des raisons de se fier à la règle de majorité – pour qu’elles n’aient pas à le faire aveuglément.

Quelle place pour les assemblées citoyennes ?

À certains égards, les assemblées citoyennes tirées au sort (comme la récente Convention citoyenne pour le climat en France) – auxquelles C. Lafont consacre deux chapitres et demi – peuvent également renforcer les minorités. Imaginons par exemple que de telles assemblées citoyennes se fassent la voix de certaines demandes minoritaires ignorées par l’opinion publique dominante ou par la majorité au pouvoir : cela permettrait aux minorités concernées d’alerter l’opinion publique et d’inviter à reconsidérer les demandes en question (p. 147). Si un échantillon représentatif d’une certaine diversité de la population reconnaît, après s’être informé et avoir délibéré, la validité de ces demandes, la crédibilité et le poids de ces dernières augmentent en effet largement.

Néanmoins, si elle reconnaît un certain nombre d’usages prometteurs de telles assemblées citoyennes, C. Lafont est réticente à ce qu’un pouvoir trop important leur soit accordé. Elle estime en effet qu’elles ont un rôle utile à jouer dans la formation de l’opinion publique, à l’instar des médias (p. 141), mais qu’elles ne devraient pas façonner les décisions politiques. En effet, n’exprimant que les jugements bien pesés d’un petit nombre, et pas de l’ensemble des citoyens, les assemblées citoyennes ne permettent pas à ces derniers de se reconnaître comme auteurs de la loi. Leur donner un pouvoir de décision impliquerait au contraire que les citoyens se fient aveuglément à l’avis d’un petit nombre d’entre eux qu’ils n’ont pourtant pas choisis, qui ne seront selon toute vraisemblance pas parfaitement représentatifs (au sens descriptif du terme) [5], et sur lesquels ils ne peuvent pratiquement exercer aucun contrôle. Or, la voix d’un mini-public n’est pas celle du maxi-public – et c’est bien ce qui fait l’intérêt des assemblées citoyennes délibératives. Se fier à ce raccourci vers la décision politique, c’est donc renoncer aux principes de l’autogouvernement.

En raison de ces réticences, on ne voit pas bien où placer la ligne de démarcation entre les usages légitimes et illégitimes du tirage au sort. La suggestion selon laquelle les assemblées citoyennes ne devraient pas du tout influencer la décision politique (p. 136) semble excessive. Un grand nombre d’acteurs non élus, y compris des associations de la société civile, influencent les décisions politiques sans que cela paraisse nécessairement illégitime. Sur la base des arguments de l’auteure, on pourrait s’opposer à ce que le tirage au sort remplace l’élection, ou à ce que le pouvoir ultime de décision soit confié à une assemblée tirée au sort. Mais si ces assemblées ont un rôle à jouer dans le façonnement de l’opinion publique, il convient de leur donner une visibilité publique que seule peut offrir une institutionnalisation permanente.

À cet égard, la position de C. Lafont demeure quelque peu indéfinie. S’opposerait-elle, par exemple, à une forme de bicamérisme hybride [6] dans lequel une chambre tirée au sort serait subordonnée à une chambre élue ? Au modèle belge germanophone dans lequel un conseil citoyen permanent convoque des assemblées citoyennes soumettant leurs recommandations au Parlement [7] ? De telles pratiques ne requièrent pas de se fier aveuglément à un mini-public éclairé. Puisque ces assemblées ne disposent pas du pouvoir ultime, nous ne remettons pas notre sort collectif entre leurs mains. En revanche, nous pourrions avoir des raisons de souhaiter qu’elles exercent une véritable influence sur le processus de construction des décisions politiques. Ces raisons pourraient par exemple se baser sur la qualité des délibérations dans ces assemblées, ou sur les nombreuses limites de la représentation électorale, à laquelle nous aurions également tort de nous fier aveuglément.

Cristina Lafont, Democracy Without Shortcuts, Oxford University Press, 2020, 288 p.

par Pierre-Étienne Vandamme, le 31 mai 2021

Pour citer cet article :

Pierre-Étienne Vandamme, « La voie longue et ardue de la participation », La Vie des idées , 31 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lafont-Democracy-Without-Shortcuts

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Simone Chambers, «  Rhétorique et espace public : la démocratie délibérative a-t-elle abandonné la démocratie de masse à son sort  ?  », Raisons politiques, 2, 2011, p. 15-45.

[2Une voie récemment explorée également dans Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Paris, Vrin, 2019.

[3Voir en particulier Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Paris, ENSBA, 2018.

[4Voir Eri Bertsou et Daniele Caramani, «  People Haven’t Had Enough of Experts : Technocratic Attitudes among Citizens in Nine European Democracies  », American Journal of Political Science, 2019.

[5En effet, l’échantillon est généralement trop faible, toutes les catégories sociales n’ont pas la même probabilité d’accepter l’invitation et les quotas ne pourront assurer la représentativité que sur certains critères. Qui plus est, les délibérations peuvent faire évoluer l’assemblée citoyenne vers une opinion encore moins représentative de l’opinion publique dominante.

[6Voir John Gastil et Erik Olin Wright (dir.), Legislature by lot : Transformative designs for deliberative governance, New York, Verso, 2019.

[7Voir Christoph Niessen et Min Reuchamps, «  Institutionalising Citizen Deliberation in Parliament : The Permanent Citizens’ Dialogue in the German-speaking Community of Belgium  », Parliamentary Affairs, 2020.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet