Recherche

Recension Société

La ville vécue

À propos de : Michel Agier, Anthropologie de la ville, Puf


par Sophie Corbillé , le 9 décembre 2015


Télécharger l'article : PDF

Anthropologue de la ville, Michel Agier revient sur ses recherches dans un ouvrage qui fait le point sur les concepts qui permettent de « penser la ville » aujourd’hui, à l’aune de ses espaces délaissés ainsi que des activités de ceux qui l’habitent.

Recensé : Michel Agier, Anthropologie de la ville, Paris, Puf, 2015, 248 p., 19€.

Alors que les formes urbaines ne cessent de se transformer, de se défaire et de se créer, à l’instar des campements et favelas installés aux limites des métropoles ou des camps de réfugiés gérés par des organisations internationales, Michel Agier propose dans son livre Anthropologie de la ville une réflexion sur ce qui « fait ville », réflexion menée partir de ces espaces « à la marge » des villes. Des espaces qu’il connaît bien pour les observer depuis plusieurs décennies en Afrique, en Amérique Latine, en Europe et au Moyen-Orient. En s’attachant aux pratiques, aux imaginaires et aux représentations des personnes et des groupes qui font ces lieux, et en partant du principe d’« égalité entre toutes les formes urbaines », l’auteur met à distance certaines représentations qui entourent les espaces « périphériques » souvent associés au vide, au manque ou au déficit, et expose, dans le même temps, sa pratique de l’ethnologie et sa conception de l’anthropologie.

De l’anthropologie de la ville à l’anthropologie des « sujets en ville »

Le livre est organisé en trois temps. Dans la première partie « La ville des anthropologues », Michel Agier pose le cadre pratique et théorique de son anthropologie de la ville qui s’inscrit dans un triple héritage : celui de l’École de Chicago des années 1920 et 1930, celui des enquêtes menées par les anthropologues de l’École de Manchester réunis au Rhodes Livingston Institute (Lusaka) dans les années 1940 et 1950 et celui enfin de l’anthropologie française des mondes contemporains qui s’est développée à partir des années 80, notamment autour de Marc Augé. Il présente et discute les approches de chacune, montre comment elles permettent d’observer et de comprendre la ville sous différents angles, et propose pour finir sa propre classification qu’il appelle les « situations élémentaires de vie urbaine ».

Dans la deuxième partie, « La ville à l’œuvre », l’auteur revient sur le projet au cœur de ses recherches. Celui-ci vise, à Lomé comme à Salvador de Bahia, à Tumaco comme à Londres ou au Kenya, à comprendre les dynamiques de localisation au sens d’Arjun Appadurai lorsqu’il parle de « la production de localité » (2001 [1996]). Cela implique d’analyser la « ville vécue » qui naît de l’expérience des citadins, de leurs parcours quotidiens, des réseaux de lieux et de personnes qu’ils tissent et des échanges sociaux et symboliques qui se créent. On est là dans « ville familière » « […] qui permet l’ancrage social minimal de chacun, tel qu’il est vécu dans les plus menus détails du quotidien » (p.123). Mais l’expérience urbaine est faite aussi de destructions de lieux et de déplacements violents. Cela oblige l’anthropologue à se pencher sur les processus de délocalisation et de relocation, et sur les passages d’un type de lieu à un autre, reprenant ici les concepts de Marc Augé (1992) : du « lieu anthropologique » (« un espace de relations, de mémoire et d’identification relativement stabilisées » p. 119) au « non-lieu » (ceux marqués par l’anonymat, l’impersonnalité et le passage) ou au « lieu des autres ».

Des concepts qu’il discute, en distinguant les non-lieux pleins, ceux de la communication, de la circulation et de la consommation du monde occidental, des non-lieux vides des marges qui seraient ceux de l’errance et de l’arrachement. Il les prolonge également par la notion de « hors-lieux », ces « espaces autres » marqués par « le confinement », une « certaine extraterritorialité », « l’exclusion » et « l’assignation identitaire et territoriale » (p.137). Cette notion doit permettre de réfléchir à comment « la ville naît de la non-ville » (p.151), par exemple comment de l’ancrage, du « chez soi » et du faire-lieu se fabriquent dans les camps de réfugiés et de déplacés. Ce projet de compréhension de la « ville à l’oeuvre » n’est bien sûr pas sans faire penser aux travaux de Colette Pétonnet (co-fondatrice du Laboratoire d’anthropologie urbaine) sur les bidonvilles, les cités de transit et la banlieue dans les années 70 et 80. Dans ses écrits, elle décrit et analyse en effet très finement la manière dont les habitants « s’enracinent » et font lieu dans des espaces plus ou moins précaires (2012 [1979]).

Dans la dernière partie, « La ville en mouvement », Michel Agier s’attache à considérer la ville « comme dispositif culturel » (p. 159). Au cœur de cette partie, il y a la notion de performance qui permet d’interroger « la culture de la ville » et les cultures dans la ville. En contexte urbain, explique l’auteur, « des groupements se forment et se performent face aux autres en transformant la culture-tout dont ils héritent en culture-plus qui, pensent-ils, les différencie. » (p. 163-164). Dans ce milieu complexe qu’est la ville, les individus se fabriquent en effet des identités « avec les moyens qu’ils trouvent : la mémoire, l’apprentissage et l’imagination [qui] travaillent ensemble à la formation de ces nouvelles communautés, plus proches de chaque individu que l’inaccessible communauté nationale – plus éphémère aussi. » (p. 172-173). Les situations urbaines rituelles (fêtes, rassemblements politiques, etc.) occupent une place importante dans cette forme du « faire-ville » car elles sont les moments d’une « performance » qui « met en scène un sujet face aux autres : sujet de parole, sujet rituel, sujet politique » (p. 173). C’est ce que Michel Agier appelle « l’agir urbain ». La performance serait ainsi à la fois urbaine et politique, liant citadinité et citoyenneté, et anthropologie de la ville et du politique.

Le livre repose donc sur le récit rétrospectif des terrains de l’anthropologue et il est l’occasion pour l’auteur de réunir des éléments présentés dans d’autres écrits tout en poursuivant sa réflexion sur ce type d’espaces. Il présente trois intérêts principaux, selon qu’on est peu familier avec la démarche de l’ethnologue ou au contraire rôdé à l’anthropologie et aux problématiques qui animent les chercheurs qui étudient la ville.

Donner à voir le travail de l’ethnologue en ville et la production du savoir anthropologique

Le premier intérêt du livre est la présentation qui est faite des spécificités de la démarche anthropologique. Si l’auteur se défend de proposer un manuel méthodologique, il présente quelques fondamentaux de la discipline à la fois comme pratique et comme savoir. L’enquête ethnologique se caractérise d’abord par sa dimension microsociale qui permet d’observer et de décrire des situations concrètes ; ensuite par sa dimension empirique et personnelle : le savoir est produit « dans le cadre de relations de face-à-face dans des espaces d’interconnaissance accessibles individuellement » et exige que l’ethnologue fasse œuvre de réflexivité (p. 62). Michel Agier aurait pu ajouter le travail d’écriture qui permet de donner à voir cette « ville bis » dont il parle, et qui n’est pas la ville dans sa totalité, mais « le montage de séquences de la vie urbaine », le « résultat des procédures de recueil et d’agencement réglé des données de l’ethnographie urbaine » (p. 61 et 62).

À partir de la présentation des notions de « région », « situation » et « réseaux », et de ses propres terrains, notamment ceux conduits à Salvador de Bahia (Brésil) et à Lomé (Togo), l’auteur rappelle aussi que l’un des enjeux du travail de l’anthropologue en ville est de passer de la description de « petits mondes urbains » observables à l’échelle des individus-citadins à la production d’un savoir plus général sur la ville. Par exemple, en s’attachant à comprendre comment les individus produisent des classifications sociales, morales et spatiales donnant naissance à ce que l’École de Chicago a appelé des « régions morales », le chercheur peut analyser les processus de ségrégation et de production d’identités territoriales qui donnent forme à la ville. Autre exemple, en observant des phénomènes à l’échelle des interactions entre individus, il peut repérer les contraintes d’un ordre social plus vaste. C’est le propre de l’analyse situationnelle développée par les anthropologues du Rhodes Livingston Institute. Enfin, la notion de « réseau » permet d’observer les ancrages, les relations et les coopérations des individus, ce qui circule entre eux en termes de valeurs, d’information, d’idées et de biens, et la manière dont ces réseaux façonnent des espaces depuis lesquels ils se déploient : la famille et le foyer, la rue ou le quartier.

À ces « outils » classiques, l’auteur ajoute sa classification des « situations élémentaires de la vie urbaine » (p. 93) : ordinaires, extra-ordinaires, de passage et rituelles. Cette typologie repose sur une organisation des relations entre l’individu, l’espace et la socialité en milieu urbain et vise à mettre au jour des « formes de citadinité ». Les situations ordinaires reposent ainsi sur des interactions régulières entre l’individu et l’espace mais aussi avec d’autres individus (la socialité) et sont ainsi du côté de la régularité, de l’habitude et de l’appartenance. Les situations de passage, elles, engagent avant tout une relation entre l’individu et l’espace, sans vraiment faire intervenir la socialité. Comme toute classification, le premier intérêt tient à ce qu’elle permet à l’observateur de mieux regarder le « terrain » en l’aidant à repérer des régularités. Mais elle permet aussi de mettre à distance d’autres typologies urbaines, par exemple celles fondées sur des éléments religieux, professionnels, ethniques ou sociaux, qui peuvent réduire les individus à des catégories et empêcher d’observer la « ville vécue » des citadins. Cette typologie n’est pas sans lien, même si elle s’en distingue, avec celle proposée par Ulf Hannerz dans son ouvrage Explorer la ville (1983). L’auteur y proposait cinq « domaines d’interactions » qui structurent la société urbaine, construits notamment au regard des différentes formes d’engagements en ville : le foyer et la parenté, les rapports d’approvisionnement, les loisirs, le voisinage et les relations de trafic.

Michel Agier rappelle également l’importance qu’il porte à l’espace privé et domestique pour comprendre le faire-ville, à la différence d’une anthropologie urbaine qui s’attacherait de préférence aux espaces publics, aux relations d’approvisionnement et de trafic, parfois considérés comme « plus » urbains. Cela tient à sa vision de la « ville familière », ses enquêtes montrant comment, de proche en proche, on passe « des relations ancrées et localisées dans l’univers domestique à des relations élargies aux autres espaces urbains » (p.119). Il y a aussi, en raison de la complexité du milieu urbain, cette volonté de prendre un peu de distance avec l’approche monographique pour considérer les différentes situations traversées et vécues par les citadins et les liens entre elles, dans la continuité de ce que Gérard Althabe avait proposé (1990). Enfin, l’attention portée aux déplacements, aux mobilités et aux instabilités est nécessaire dans un monde largement urbanisé, globalisé et multilocal. Comprendre le « faire-ville » implique en effet de s’intéresser aux tensions entre mobilité et immobilité, déplacement et replacement, engagement et désengagement, construction et déconstruction ou encore attachement et détachement.

On a donc là un ouvrage qui présente certains concepts, débats et auteurs de cette anthropologie qui s’attache à comprendre la ville, discutés au regard des terrains du chercheur. Il aurait pu être intéressant de dialoguer davantage encore avec d’autres recherches menées aujourd’hui sur la ville, permettant de mieux souligner la spécificité « constructiviste » de l’anthropologie de la ville de l’auteur et ses effets sur le savoir produit.

Non-ville, camp-ville, brouillon de ville et ville : penser les « régimes d’urbanité »

L’autre intérêt du livre est la réflexion qu’il propose sur ce que Thierry Paquot, cité par l’auteur, appelle les « régimes d’urbanité » (2006), une démarche qui implique de prendre en compte les différentes formes urbaines autour du globe.

Parmi ces formes, il y a notamment les camps, sorte de « brouillons de ville » nous dit Michel Agier. Faisant l’hypothèse qu’on peut y observer « les processus de commencement de la ville » (p. 31), l’étude des marges permettrait de comprendre le devenir-ville, allant « des limites de la vie à la vie pleine » (p. 25), de la non-ville à la ville, du hors-lieu au lieu : « Ces processus de commencement de la ville – et de la vie – peuvent être comparés, par exemple en allant d’un camp à une favela (...) » (p. 31). Mais ce n’est pas tout. Michel Agier considère également ces espaces comme un horizon de la ville à condition d’accepter la multiplicité de celle-ci : « Les débats à propos des luttes urbaines (…) gagneront à penser la ville à partir des espaces précaires. Faut-il manifester pour obtenir, par exemple en France, des logements décents pour les familles dites « rom » ou faut-il conforter l’installation, l’urbaniser (c’est-à-dire la rendre habitable, vivable voire confortable), et ainsi imposer son existence, sa présence au monde et à la ville ? (…) » (p. 206-207).

Ce sont dans ces passages de « la non-ville » à « la ville » analysés par le chercheur que le lecteur se perd parfois : ces différents lieux sont-ils liés, comme dans un continuum, par des degrés différents d’urbanité, de citadinité et de citoyenneté ? Ou le seraient-ils davantage, comme l’auteur le propose, par une relation quasi-structurelle : « Dans un théâtre global, les camps-villes et les villes privées se fixent et s’observent, contemporains les uns des autres » (p. 137) ?

Cet égarement possible du lecteur tient à plusieurs raisons. D’abord à l’instabilité des notions utilisées qui tantôt peuvent avoir une dimension descriptive (la ville « réelle »), tantôt analytique (la ville « modèle »). Ensuite, à la volonté de ne pas donner de définition de ce que serait la ville (tentative bien vaine d’ailleurs dans un monde désormais largement urbanisé où coexistent différentes formes urbaines) pour s’attacher au processus. Enfin, à la nature même du projet anthropologique qui vise à comprendre non seulement les particularités de chaque forme de ville mais aussi les similitudes qu’elles partagent. Si l’auteur revient à de nombreuses reprises sur ses différents terrains, il manque parfois au lecteur une compréhension plus fine des logiques propres à ces espaces « à la marge » pour mieux comprendre les liens qu’ils entretiennent avec d’autres formes d’espaces mais aussi les différences qui existent entre elles.

Le lecteur peut enfin s’interroger sur l’hypothèse épistémologique selon laquelle les espaces « marginaux » constituent des lieux privilégiés pour penser la ville. Si l’on comprend bien que « l’attention « décentrée » à tout ce qui fait frontière dans des lieux et situations les plus divers mène logiquement à saisir « la ville » à partir de sa limite ou de sa marge » (p. 27), n’y aurait-il pas le risque de faire de ces espaces des lieux à part, fragilisant cette exigence de penser à égalité toutes les formes urbaines ?

De « l’agir urbain » au « droit de la ville »

L’intérêt de l’ouvrage réside enfin dans la réflexion qu’il propose sur la question du politique en milieu urbain. Un « agir urbain » qui se donne à voir en particulier dans les situations rituelles urbaines (prise d’espace lors d’une occupation), culturelles (carnaval) ou politiques (manifestation de rue). Si le moment rituel est si important pour comprendre le faire-ville et l’agir urbain, c’est qu’il permet, comme l’ont montré de nombreux travaux, de mettre en suspens le quotidien, de s’extraire des identités assignées, de se rencontrer entre égaux et de prendre la parole pour créer, momentanément, une rencontre dans laquelle un « monde commun » peut exister.

La réflexion sur « le processus d’affirmation d’autonomie » à l’œuvre dans les moments rituels est particulièrement intéressante. Un processus, rappelle l’auteur, où le sujet « s’affirme toujours « en relation » autant qu’« en soi » (...) Le sujet de soi est un sujet pour les autres, en situation » (p. 175). Une approche qui permet d’éviter, comme c’est parfois le cas dans les discours politiques et médiatiques, d’assigner l’autre à une identité qui le piégerait et de souligner le lien là où il peut être nié ou ignoré.

En conclusion de son ouvrage, Michel Agier revient sur le « droit à la ville », titre de l’ouvrage d’Henry Lefebvre publié en 1968. Ce dernier y dénonçait l’urbanisme qui menaçait la ville en la remplaçant peu à peu par l’urbain, et dépossèdait une partie de la population de son droit à participer à la production de la ville dans l’intérêt de tous.

Ne cherchant pas à donner une définition de cette expression débattue par de nombreux chercheurs, Michel Agier préfère proposer « l’hypothèse théorique (et le pari politique) que le faire-ville est une déclinaison pragmatique et une mise en œuvre, ici et maintenant, du droit à la ville » (p. 210). Tout au long des récits de ses enquêtes sur les invasions, occupations et installations, l’auteur donne en effet à voir cet « agir urbain » caractérisé par la survie, la résistance et la transformation. Ce sont bien, à ses yeux, des actions qui relèvent de ce droit à la ville, « ce droit d’être là et d’y avoir une vie urbaine » (p. 214).

Nous sommes là en présence d’une définition du politique que certains trouveront peut-être trop minimaliste, mais qui a l’intérêt de ne pas s’attacher à « l’idéal perdu de la ville » en privilégiant « la ville vécue » et de résister à la tentation mélancolique ou désenchantée de « la fin de la ville ».

par Sophie Corbillé, le 9 décembre 2015

Aller plus loin

Gérard Althabe, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, n°14, 1990, p. 126-131.
Marc Augé, Non-lieux. Inroduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
Ulf Hannerz, Explorer la ville. Eléments d’anthropologie urbaine, Paris, Minuit, 1983.
Colette Petonnet, On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, CTHS, 2012 [1979]

Pour citer cet article :

Sophie Corbillé, « La ville vécue », La Vie des idées , 9 décembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-ville-vecue

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet