La lecture du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, paru en janvier 2022, et le documentaire Cash Investigation de France 2 du 1er mars 2022 « EHPAD : l’heure des comptes ? », ont révélé au public la voracité des EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) privés à but lucratif comme une cause de maltraitance des vieux les plus fragiles. Or, ce que déplorent en permanence les familles de résidents, c’est un accompagnement bâclé à cause d’un cadre institutionnel qui ne peut générer que de la maltraitance passive, faute d’un accompagnement suffisant. Certes, les dérapages des personnels peuvent exister, mais ils sont rares à leurs dires. En effet, pour les familles et les personnels, le problème est structurel : la maltraitance frappe tous les EHPAD, qu’ils soient public, associatif à but non lucratif ou privé commercial et les vieux en sont les premières victimes. J’utilise le terme « vieux » pour aller contre les représentations négatives liées au vieillissement et contre la tendance institutionnelle à réduire à l’acronyme « PA » les personnes âgées, selon l’expression officielle.
En 2020, la subite conjoncture sanitaire a mis au grand jour un système défaillant qui était documenté officiellement. Ainsi deux députées chargées d’un rapport d’information pour la Commission des Affaires Sociales en conclusion des travaux de la mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes notaient le 14 mars 2018 : « Des sous-effectifs considérables au regard des besoins médicaux des résidents engendrent à la fois une dégradation des conditions de travail et une "maltraitance institutionnelle" ». La crise conjoncturelle du COVID 19 a aggravé la « maltraitance institutionnelle », soulignée par les deux députées. C’est pourquoi cet essai revient concrètement sur ce que signifie au quotidien le manque de personnel pour les plus vulnérables, à savoir une maltraitance mortifère, silencieuse et permise par un mode d’emploi administratif fondé sur l’économie à tout prix.
Coupes sombres : coup de pouce vers la mort ?
Ma relation d’aide à ma mère en EHPAD pendant huit ans s’est transformée assez vite en observation participante, dont quatre ans en tant que représentante élue des familles au Conseil de la Vie Sociale (CVS). Chercheure en littérature, j’ai pour réflexe professionnel de décrypter l’univers de mon quotidien. Mes observations participantes ont été nourries de retours expérientiels pluriels sur la maltraitance : écoute de tous mes étudiants en DUT Carrières Sociales de retour de stage en EHPAD pendant quinze ans, réalisation de trente entretiens qualitatifs en 2018 avec des résidents, des familles et des personnels pour l’écriture d’Un été en EHPAD et rapprochement de la FNAPAEF (Fédération Nationale des Associations et Amis des Personnes Âgées). Le constat est le même pour tous : le taux d’encadrement est insuffisant au regard de la dépendance et des besoins des personnes. La toilette en est un exemple criant.
Une mauvaise hygiène, repérable à l’œil et au nez (habits souillés, ongles noirs, mains et pieds non lavés, etc.) sur les résidents qui ne bénéficient pas du secours d’une famille présente, est malheureusement constante. L’hygiène élémentaire n’est pas assurée en EHPAD, fût-il privé, associatif ou public. Pourquoi ? Le taux d’encadrement est officiellement de 0,6, soit 6 professionnels pour 10 résidents, dit-on, mais précisons qu’il s’agit de tous les personnels confondus, donc en réalité, il n’y a au mieux que 3 aides-soignantes en face à face. Les toilettes s’accomplissent en minutes comptées comme sur une chaîne de production, donc forcément, elles sont bâclées, impossibles à faire autrement si les aides-soignantes veulent s’occuper de toutes les personnes. La toilette quotidienne est souvent réalisée au lit même pour quelqu’un qui pourrait se lever et garder un peu d’autonomie motrice en se lavant lui-même. Cette manière de faire, déconseillée officieusement car chronophage, a déjà été constatée en 2010 par deux chercheurs qui ont suivi deux aides-soignantes procédant à douze toilettes en une matinée : « Il est donc nécessaire "de travailler vite" pour rattraper les gestes lents et de passer outre les capacités des personnes âgées » (Haissat et Quinville, 2012, p. 261). Aucun EHPAD n’affiche officiellement le temps consacré à la toilette. Si tel était le cas, on découvrirait que les personnes les plus ralenties sont des championnes de vitesse. Si une famille pose la question, on lui répond toujours « le temps qu’il faut ! » Cela pourrait prêter à sourire, n’était la souffrance des personnes subissant ce manque d’hygiène qui provoque des maladies « normales dans un EHPAD », ai-je entendu dire : yeux rouges, infections urinaires à répétition, mycoses, érythèmes fessiers et escarres qui font hurler de douleur. Mais, comme la norme de l’hygiène va de soi, rares sont les aidants familiaux qui surveillent l’hygiène intime de leurs parents.
Or, les familles qui s’en inquiètent font le constat contraire : l’accompagnement dispensé est très en-deçà des besoins. La situation s’est largement dégradée depuis la mise en place de la loi ASV (Adaptation de la Société au Vieillissement), entrée en vigueur en 2016, dans un contexte budgétaire contraint. Si cette loi a eu le mérite de réévaluer l’APA (Allocation d’Autonomie Personnalisée) et de donner un peu de visibilité aux aidants familiaux, dont l’apport journalier contribue à de considérables économies (11 milliards par an), elle a « déshabillé » certains EHPAD pour en habiller d’autres, jugés plus démunis. Ainsi, dans le cadre d’une convergence tarifaire, l’EHPAD où j’ai mené le plus d’observations s’est vu privé de deux postes ; je m’y rendais chaque soir, après mon travail, pour pallier les manques et assurer à ma mère un repas (que je préparais moi-même) et un coucher sur un rythme moins bousculé.
Le taux d’encadrement n’a pas été corrélé au taux de dépendance qui n’a pas cessé de croître. À partir de 2017, j’ai vu une hémorragie inquiétante des personnels et un turn-over incessant. Accompagnée à la va-vite, la personne ralentie se voit privée des derniers gestes qu’elle peut encore accomplir et est immanquablement amenée à régresser. Anne de Vivie, directrice du site Âge village, « le site d’infos des seniors et des aidants », évoquait, dans un éditorial de 2014, une « prime à la grabatisation », induite par un mode de calcul qui ne tient pas compte des capacités de la personne. Pour elle, le mode de financement des EHPAD favorise la perte d’autonomie. L’insuffisance de personnels, largement aggravée à l’automne 2017 par la suppression des emplois aidés auxquels avaient recours de nombreux EHPAD (Cf. rapport de l’IGAS 2018 023R), participe de cette mortalité, révélée au grand jour lors du premier confinement du printemps 2020.
L’élimination (uriner et déféquer) ressortit à la toilette intime, sujet ô combien douloureux pour les résidents à cause du manque de temps des aides-soignantes. Combien de personnes ai-je vu, même en pleine canicule, restreindre leur prise de boissons pour ne pas avoir à demander une conduite aux toilettes ? Trop souvent j’ai découvert des WC maculés qui trahissaient un manque d’aide caractérisé. Et cet état d’abandon à l’excrémentiel ne relève pas d’une mauvaise volonté des personnels mais des cadences à tenir, les obligeant à jongler avec des injonctions contradictoires. Le temps passé avec un résident pour un accompagnement aux WC est du temps perdu pour tous les autres. Les toilettes quotidiennes devant être menées tambour battant peuvent conduire à des pratiques invasives : administration de médicaments laxatifs à des résidents pour que les selles aient lieu le matin et non le soir. Le coucher étant toujours hâtif, le temps passé à nettoyer des selles, au regard du nombre de personnes à accompagner au lit, excède les délais fixés pour chacun. Il arrive qu’on ferme les yeux si la catastrophe est survenue et la personne reste en l’état. Cette manière de faire m’a été relatée par plusieurs étudiantes qui ont souvent relevé une forte distorsion entre les valeurs enseignées à l’université et ce qu’elles ont observé sur le terrain. J’ai moi-même été témoin de telles pratiques. En ce sens le livre-enquête d’Élise Richard, Cessons de maltraiter nos vieux ! (2021), montre bien que cette maltraitance structurelle perdure gravement.
Les lunettes, on les oublie, on les perd, personne n’a le temps de les nettoyer. Les soins buccaux sont fort rares et c’est un sujet récurrent pour les familles, comme celui de la toilette intime. En effet, les dents sont rarement brossées ainsi que les prothèses dentaires, souvent perdues ou enlevées définitivement : la personne passe dès lors à des repas mixés, ce qui prend moins de temps à tous égards pour le service. Cette manière de faire favorise des pathologies gastriques aux conséquences néfastes pour la santé. Les personnes qui ont des difficultés à se nourrir seules ont besoin de l’accompagnement d’aides-soignantes qui doivent aider plusieurs personnes à une table et surtout ne pas oublier les résidents alités en chambre, ce qui arrive parfois. Deux aides-soignantes pour quatorze personnes dépendantes ont fort à faire : le repas ne peut excéder une heure pour des raisons de gestion interne. Le taux de dénutrition en EHPAD (de 13,3% à 28,5%) est alarmant et le nombre de morts par déshydratation l’est tout autant. La dénutrition du sujet âgé est un problème majeur de santé publique, lit-on souvent, et tout particulièrement en Ehpad. Certains programmes de prise en charge de la dénutrition recommandent aux personnels de laisser plus de temps aux résidents en aide totale pour déglutir. Or, c’est faire peser sur ces derniers des injonctions contradictoires : tenir le rythme soutenu de l’établissement et s’adapter au rythme ralenti des personnes accompagnées.
La liste des violences institutionnelles visibles ne s’arrête pas là. Encore moins connue et tout aussi grave est l’absence de soins. La nuit, il n’y a aucun médecin et aucun infirmier. On abandonne à la solitude une veilleuse de nuit qui doit distribuer les médicaments, réconforter les personnes angoissées, surveiller celles qui ont envie de partir, s’occuper des malades, des mourants et même faire du ménage, nettoyer une salle à manger, les fauteuils roulants, etc. Une seule et même employée doit ainsi parfois veiller sur 90 résidents ! Si quelqu’un est malade la nuit, il a le choix entre prendre son mal en patience ou partir à l’hôpital qui le ramènera rapidement faute de place. Les samedis, dimanches et fêtes, il n’y a pas de médecin ainsi que pendant une partie des vacances scolaires. Les déserts médicaux touchent aussi les personnes en EHPAD.
Ce qui est pénalisant en EHPAD, c’est ce que dans le jargon, on appelle la « pathossification », mot qui vient du logiciel « pathos », utilisé par les médecins coordinateurs pour déterminer le niveau de soins requis pour tous les résidents d’un EHPAD, et qui sert à établir le montant de la dotation octroyée par l’État via l’Agence Régionale de Santé (ARS) locale. Cette évaluation, opérée pour les cinq années à venir, s’appelle une « coupe » (est-ce cynisme d’utiliser un tel vocable ?). Cet outil stratégique pour la gestion d’un établissement a été mis en place en 2007 pour unifier sur le territoire le mode d’évaluation avec l’idée de maîtriser la dépense publique en prenant en compte la rémunération des différents personnels du soin. Ainsi, à partir de 2009 est apparue une convergence tarifaire qui ramène un budget soins jugé excessif à un niveau « plafond », prédéfini par une politique nationale grâce à l’article 53 de la loi du 17 décembre 2008 de financement de la Sécurité Sociale pour 2009. Le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) N° 2018 023R donne à comprendre que les Agences Régionales de Santé ont plafonné les dotations dans une logique de gestion budgétaire qui prime sur le sanitaire.
Dès lors que ces dix dernières années ont été une période d’augmentation assez générale du niveau de dépendance ou de soins moyen, l’ancienneté des coupes conforte ce sentiment de retard. L’encadrement de la tarification par les disponibilités budgétaires renforce cette appréciation. Les ARS étaient conduites à tarifer en dessous du tarif défini par la grille Pathos, appelé d’ailleurs tarif "plafond" ». (Rapport de l’IGAS, p. 11).
L’euphémisme « sentiment de retard » de ce rapport se traduit pour les personnes en Ehpad par un manque de soins qui va de l’inconfort quotidien à la mort hâtée ! Les familles déplorent aussi des manques de matériels basiques tels des thermomètres, des pansements de toute taille, etc. Les fauteuils roulant adaptés aux besoins des personnes sont souvent à attendre longtemps car ils n’ont pas été programmés dans le budget et il n’est pas question d’en acheter. Il faut attendre la prochaine coupe pathos ou la mort d’une personne qui libérera le fauteuil adéquat. De même les rendez-vous médicaux chez un spécialiste ou des examens médicaux approfondis ne sont pas prévus. L’expression « sentiment de retard », citée dans ce rapport de l’IGAS, masque mal ce qu’il faut bien appeler une rupture de l’égalité des droits : une personne dépendante qui reste chez elle obtiendra et des séances de kiné et un fauteuil adapté, et elle pourra consulter un spécialiste.
En prenant connaissance du Guide de formation Pathos Formation 2018-2019, on voit qu’il est conseillé aux médecins préparant ces coupes pathos de ne pas inscrire de soins impossibles à mettre en place faute de personnel : tel est le cas pour des séances de kinésithérapie par exemple. Ainsi peut-on lire dans ce guide la recommandation suivante, p. 5 :
• L’aide à la marche : la compétence technique d’un kinésithérapeute est-elle nécessaire ? L’absence de temps de l’équipe soignante entraînant le recours au kinésithérapeute ne justifie pas un profil de rééducation
• Le codage doit être cohérent avec le plan de soins.
La cohérence préconisée est budgétaire : la rationalisation invite ici à rationner en ne prévoyant pas de séance de kinésithérapeute ! Le label « humanitude », décerné par l’association Asshumevie à certains établissements, requiert une verticalisation quotidienne de 20 minutes. Les infirmières coordinatrices rêvent de l’appliquer plutôt que de voir des résidents mis au lit à 16h voire plus tôt, car ce n’est pas possible de coucher tout le monde le soir. Faut-il s’étonner que ces politiques publiques de santé qui ont gravé dans le marbre la non prise en compte des besoins des personnes les plus fragiles en Ehpad débouchent sur les scandales de maltraitance ? Ce manque d’hygiène élémentaire et cette absence de soins marquent les corps et accablent les esprits des personnes résidant dans ces établissements.
Maltraitance en silence
Les personnes vivant en EHPAD, mises à la marge de la société dans un lieu qu’elles quittent rarement et confrontées au spectacle d’autres aussi mal en point qu’elles, se heurtent à un espace et à un temps paradoxaux. Leur vulnérabilité semble s’accroître dans un univers de promiscuité à l’effet miroir délétère. Ce lieu, censément protecteur, est source d’angoisses : être entouré uniquement de personnes qui renvoient l’image de sa propre fragilité n’est pas facile à vivre. La concentration, aggravée par l’absence de personnels, devient anxiogène quand dans l’entourage il y a un résident agité : la presse locale rapporte parfois le décès d’une personne ayant succombé sous les coups d’un voisin violent. J’ai eu, en tant que représentante des familles au Conseil de la Vie Sociale, à évoquer ces problèmes de violence dus à l’absence de personnel aux côtés des résidents. Malheureusement, les efforts des très réduites équipes d’animation qui cherchent avec dévouement à créer un semblant de vie sociale, en particulier avec des rencontres intergénérationnelles, touchent seulement quelques personnes, les plus valides. Les ateliers individuels sont rarissimes.
Par ailleurs, l’exiguïté de la chambre personnelle et le peu de respect de cette sphère dite privée accentuent le sentiment de dépossession. Il n’est pas exceptionnel de déplacer les affaires dans une chambre ou d’y récupérer un objet pout tel autre résident qui en a un plus grand besoin. La personne, s’il lui reste un peu de mémoire, ne comprend pas ce qui s’est passé : telle cette dame, presque centenaire, que j’ai vainement tenté de réconforter quand, sans aucune information préalable, toutes les fenêtres du service ont été fermées à clé (sur ordre de l’ARS m’a-t-on dit) en pleine canicule au motif de prévenir un suicide. La vieille dame avait pour habitude de dormir fenêtre grande ouverte. Une telle mesure hyper-sécuritaire relève d’une autorité qui ne s’embarrasse pas du souci du bien être : elle prive de l’air frais nocturne tous les résidents et angoisse certains. Cette décision a été prise afin de protéger une administration plus soucieuse de sa tranquillité que du confort des personnes menacées de déshydratation dans un service à la température torride où se défénestrer aurait relevé des coulisses de l’exploit pour tous les résidents.
Les personnes, arrivées à un âge où elles sont très ralenties, doivent fournir des efforts considérables pour le moindre geste du quotidien. Alors qu’elles éprouvent de la difficulté et des douleurs à se mouvoir, on les contraint à toujours faire plus vite. Leur vie est une bousculade permanente. En revanche, lorsqu’elles ont une envie pressante, elles attendent trop souvent qu’une aide-soignante soit disponible ; souvent elles s’entendent dire : « Vous avez une protection (couche), faites dedans ». Il règne une maltraitance structurelle qui, faute de moyens humains, dégrade le corps ainsi que le psychisme et altère l’identité d’une personne institutionnalisée. Dégrader, dans ce contexte, signifie condamner une personne à perdre sa dignité. Comment garder l’estime de soi quand on perd l’hygiène élémentaire et que l’on sent mauvais ? Quelle dignité et quel plaisir à vivre y a-t-il à macérer dans ses déjections ? C’est l’absence d’accompagnement qui engendre cette dégradation : l’institutionnalisation ne devrait pas être une privation de dignité qui conduit à une régression forcée et à une infantilisation dans des relations marquées soit par un effet miroir inquiétant soit par la technicité.
Le sentiment de perte de vie sociale est renforcé par le fait que les aides-soignantes, contraintes de ne pas ralentir le rythme de l’établissement, sont encouragées en privé à bannir les interactions langagières et à s’en tenir aux gestes techniques. Les précautions oratoires ou les pauses conversationnelles ne sont pas de mise dans un cadre où il ne faut pas insister sur le relationnel. Pour attentive que puisse être une aide-soignante, elle ne peut s’attarder auprès de quiconque sous peine de retarder, par exemple, le repas et de mettre les autres équipes à mal. Si un résident n’a pas envie d’accomplir un acte prescrit à tel moment, il est difficile de prendre le temps et le ton de la négociation. L’usage de l’impératif est courant et parfois doublé d’une attitude de surplomb, ce qui entraîne une infantilisation. La chronopathie verbale (à savoir utiliser des raccourcis d’expression tels que « faire madame X », « promener monsieur Y »), inconsciente et induite par un rythme infernal, chosifie la personne. La réification, si elle est accentuée par un recours à la métonymie du numéro de chambre pour désigner les résidents, pratique courante, déshumanise davantage encore ces derniers dans un univers où la reconnaissance sociale n’existe plus pour des personnes qui se savent remplaçables et remplacées dès leur mort.
Le rythme de l’institution qui accueille les personnes au nom de leur fragilité nie cette fragilité-même en les soumettant de jour comme de nuit à un rythme effréné au regard de leur lenteur. Les cadences imposées induisent une négation de leur vulnérabilité et surtout leur font comprendre que ce sont elles-mêmes qui, de fait, sont niées, bien qu’elles paient pour un service qui ne leur est pas rendu. L’absence de vie sociale amène à une invisibilisation. Cet état d’invisibilité sociale engendre une violence symbolique : pas de regard attentionné mais des gestes techniques et des paroles comminatoires. Chaque personne découvre le caractère interchangeable de « qui n’est rien et n’a l’air de rien […] et se confond avec la vérité glaçante de l’existence impersonnelle » (Maurice Blanchot, Le livre à venir 1959, p. 192). Mais il y a un paradoxe : cette invisibilisation se passe dans une promiscuité permanente interne à l’EHPAD car, hormis la nuit, les personnes restent sous le regard des autres dans « la pièce à vivre » tout le jour et, officiellement sous la surveillance d’un membre du personnel, ce qui semble être devenu de plus en plus aléatoire ces cinq dernières années. Cette invisibilisation dans la promiscuité est une tragédie silencieuse pour les résidents qui se laissent « glisser » vers la mort. Objets de soins, sans particularités, les résidents sont de simples ressources sans cesse renouvelées d’une entreprise qui n’a ni le temps d’analyser ses pratiques ni l’injonction de poser et de se poser des questions éthiques. L’important pour les autorités de tutelle, qui n’ont pas les moyens de contrôler, est le respect du budget, ce que révèle l’actualité du scandale qui touche les EHPAD privés en ce début d’année 2022, par suite du livre de Castanet qui explique bien cette absence de contrôle.
La violence institutionnelle se joue aussi dans ce déni et ce silence qui se traduisent pour les résidents, outre les atteintes corporelles sévères, par une souffrance éthique liée à une perte de dignité qui infuse chez les personnels et les familles. Plus inquiètes du juridique que de l’éthique, les directions d’Ehpad sont souvent sur une défensive qui peut virer parfois à l’offensive lorsqu’une famille ose protester avec véhémence. En ce sens, le témoignage d’un fils de résidente, « prié » de se taire, recueilli sur France Culture, dans l’émission Les Pieds sur terre du 14/09/2017, intitulée « L’enfer des maisons de retraite », résume douloureusement une situation de violence structurelle que les personnels ont obligation de taire. Hella Kherief, aide-soignante citée plus haut, qui a témoigné à visage découvert dans Envoyé spécial sur France 2 le 20 septembre 2018, a été licenciée et n’a pas retrouvé de travail en EHPAD.
Les premières concernées, les personnes âgées dépendantes, se plaignent rarement, même si elles sont en capacité de le faire, tant la pression sociale pèse par les représentations négatives de la vieillesse. Conscientes d’être devenues un poids pour leur famille, elles sont officiellement « à charge », et culpabilisent d’autant plus si à la dépendance physique s’ajoute la précarité économique qui contraint les enfants, en vertu de l’obligation alimentaire, à financer une partie du dispositif d’aide. Perçues par les autres comme n’apportant aucune contribution positive à leur groupe, « résidentes en hébergement », elles deviennent invisibles socialement et la dépendance les fait basculer dans une visibilité négative : elles gênent le fonctionnement du groupe. Le lexique officiel participe de cette dégradation, le terme EHPAD est négativement connoté, l’expression « prise en charge » dont les désormais « résidents » sont l’objet ne peut leur renvoyer que l’image du fardeau à porter… Cette manière de dire convoque le cimetière, mais appelle surtout une nécessaire réflexion sur notre manière de parler des personnes très âgées et de leur accompagnement, ce que fait remarquer la sociologue Juliette Rennes dans un entretien au journal Le Monde : « Quand on pense au travail pédagogique qui a été fait pour comprendre ce que révélait le langage sexiste sur les rapports de genre, on est vraiment encore loin d’une telle réflexion collective sur ce que signifient et révèlent les façons dominantes de parler du vieillissement et de la vieillesse » (Faure, 2020).
En finir avec les EHPAD ?
Ce n’est pas seulement notre vocabulaire qu’il convient d’interroger mais notre regard sur ceux que nous ne voulons plus appeler vieux, comme si le mot était devenu disqualifiant. Que s’est-il donc passé depuis plus d’un siècle ? Victor Hugo a écrit dans La Légende des siècles : « Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, /Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière ». Les EHPAD, lieux de relégation – et de privation de liberté depuis la conjoncture sanitaire de 2020 –, révèlent une société qui exclut les plus âgés et les maltraite. Depuis le premier confinement du printemps 2020, les scandales touchant les EHPAD se succèdent. Or, il est frappant de constater que la gestion du grand âge au moindre coût perdure malgré les protestations des familles. Les récentes révélations de détournement d’argent public par les groupes privés gérant des EHPAD questionnent la pertinence de l’entrée du privé commercial dans l’accompagnement de la dépendance. La réponse est politique mais, au-delà de ce désordre inacceptable pour tout citoyen soucieux d’éthique, la dépendance est un sujet de société auquel l’augmentation des contrôles d’EHPAD privés est une réponse insuffisante. Le maintien du système actuel oblige les personnels, faute d’être en nombre suffisant, à une maltraitance passive dans tous les EHPAD, même les établissements publics dont l’objectif n’est pas de remplir les poches d’actionnaires avides. La pérennité d’un système fondé sur l’économie et non sur les besoins des personnes équivaut à un mode d’emploi d’une maltraitance silencieuse. Un relèvement du taux d’encadrement (expression officielle encore à interroger) est nécessaire pour tous les EHPAD (il existe un taux minimal quand il s’agit d’autres publics, les enfants par exemple) ; ce relèvement avait été promis depuis la canicule de 2003. La loi sur le grand âge est sans cesse reportée. Si notre société considère la personne âgée comme une personne, le principe revendiqué de la vie d’égale valeur à tout âge ne devrait-il pas s’actualiser dans la disparition de ces établissements usines qui déshumanisent ? Inventer des structures nouvelles, offrir un bouquet de solutions d’accompagnement digne des personnes très âgées est ce que veut le récent Comité National Autoproclamé pour les Vieux (CNAV) qui vient de se créer. Son slogan : « Rien pour les Vieux sans les Vieux ».