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Essai Arts

La tuerie rose bonbon
Autour de « Squid Game »


par Christophe Gaudin , le 26 novembre 2021


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La série, qui triomphe partout dans le monde, particulièrement auprès du jeune public, offre une métaphore sur les ravages du capitalisme et la faillite des illusions démocratiques. Ses modernes jeux du cirque reflètent notre condition, à la fois victimes sacrifiées et consommateurs insatiables.

Attention, cet article contient des éléments susceptibles de divulgâcher la série.

Le parallèle semblera peut-être aventureux, mais il est tentant d’appliquer à Squid Game ce que disait Raymond Aron de l’œuvre de Marx. À savoir qu’une de ses principales qualités consiste à pouvoir s’expliquer « en cinq minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle » et que chacun de ces niveaux d’interprétation, légitime à sa façon, a contribué à son succès.

Son réalisateur, Hwang Dong-hyeok, n’est pas un inconnu, puisque trois de ses longs métrages ont passé la barre des quatre millions d’entrées sur la péninsule. Mais aucun de ses films précédents, qui développent des thématiques très « coréennes » (en adaptant pour deux d’entre eux des romans très connus des Coréens), n’avait connu un succès comparable à l’étranger. Il a d’ailleurs rencontré de telles difficultés, pour financer son projet, qu’il a dû transformer son scénario initial en série et se tourner vers Netflix.

De même, si l’on retrouve à l’écran plusieurs vedettes locales, notamment la plus grande star du cinéma coréen, Lee Byung-hun, ce dernier joue masqué et ne se dévoile qu’en toute fin de course. Ni son visage ni celui de Wi Ha-joon qui incarne l’enquêteur n’apparaissent sur les affiches. Rien de tout ceci ne laissait présager le raz-de-marée qui a suivi, pour faire de Squid Game – et de fort loin – la série la plus visionnée sur Netflix, dès les premières semaines qui ont suivi sa sortie. Elle améliore de 75 % le record établi par Bridgerton.

Masque noir et masques dorés

Cinq minutes suffisent pour voir que Squid Game se livre à un inventaire des ravages du capitalisme mondialisé. Dès le premier épisode, l’ensemble prend la forme d’un labyrinthe sans issue, dans lequel des miséreux s’affrontent à mort dans l’espoir de rembourser leurs dettes. Ils enchaînent les épreuves enfantines, qui vont de « Un, deux, trois, soleil » au « jeu du calamar », une variante brutale de la marelle, qui donne son titre à l’ensemble. Les perdants sont éliminés à la mitraillette, leurs corps brûlés dans des crématoires, quelquefois découpés en cachette des organisateurs par des petites mains pour revendre leurs organes à des trafiquants chinois.

La métaphore pourrait difficilement être plus transparente. Elle est revendiquée d’une voix sans timbre, coupe de champagne à la main, par l’homme au masque noir chargé de superviser la tuerie, dans la limousine où il raccompagne l’ultime survivant : « Félicitations, vous avez fait un match incroyable. […] Vous aimez les courses de chevaux, n’est-ce pas ? Là, c’est vous les chevaux. » On ne saurait être plus clair, sans doute davantage encore pour un public asiatique. En effet, l’idéogramme de l’affrontement et de la mise en concurrence (競) se retrouve dans les équivalents de « match » et de « course de chevaux », comme dans le dialogue ci-dessus, mais aussi et surtout dans « compétition », terme omniprésent dans la vie de tous les jours.

Si l’on peut dire que la série est « marxiste », c’est donc d’abord au premier niveau qu’évoquait Aron : celui de la conversation courante et de la polémique politique. Rien n’est épargné pour marteler le message. La division en classes est on ne peut plus tranchée dans Squid Game, puisque des uniformes et des masques servent à différencier les bourreaux de leurs victimes, et même, plus tard, les bourreaux entre eux, lorsque se révèle l’existence d’un, puis de deux échelons supérieurs en leur sein (le masque noir chargé de l’organisation et les « VIP », véritables maîtres aux parures dorées de grands fauves).

La hiérarchie ne s’efface jamais, y compris parmi les joueurs qui s’entretuent. Elle est sensible dans le niveau de langue qu’ils utilisent pour se parler ou la façon dont ils s’interpellent – par leur prénom plutôt que par un honorifique quelconque –, selon des nuances presque impossibles à rendre telles quelles dans une langue occidentale et qui renforcent encore l’impression d’étouffement. L’un des participants fera même usage de son entregent pour en manipuler un autre et l’envoyer à la mort à sa place.

Les conditions de production

Mais il y a davantage. Si l’on peut parler d’une vulgate « marxiste » dans Squid Game, ce n’est pas seulement du fait d’une idéologie particulière. C’est aussi et surtout dans l’ambition qui s’y déploie et qui consiste à refléter « directement », au premier degré pour ainsi dire, les tendances d’une société. Les personnages existent moins par eux-mêmes que pour incarner une position donnée. C’est également pour cela ils manquent souvent de chair et évoluent si peu. C’est du moins frappant en ce qui concerne les participants, réduits au rôle de petits chevaux – littéralement, dans l’avant-dernier épisode, puisque c’est sous cette forme que les figurines qui les représentent sont projetées dans le vide pour signifier leur élimination.

Un effet catalogue ne manque pas de s’ensuivre, d’une exhaustivité un peu figée. Se succèdent un ancien syndicaliste dont l’usine a fermé, un spéculateur déchu diplômé de la meilleure université du pays, une réfugiée de la Corée du Nord, un immigré pakistanais, un chef de gang, un médecin véreux, un fanatique évangélique, une orpheline à la rue (violée par son père, meurtrier de sa mère par surcroît), etc. Rien ne manque, ce qui explique en partie la prolifération mondiale des commentaires. Le groupe de discussion #SquidGame sur Facebook recense 447 000 contributeurs à l’heure où j’écris, dans toutes les langues imaginables.

En cela, tout comme le marxisme-minute dont parlait Aron, ce premier niveau d’analyse a sa raison d’être. Il est d’autant plus inévitable en l’occurrence que cette collecte d’indices ou de clés fait partie du jeu : elle devient elle-même un jeu, un jeu dans le jeu, qui participe d’un dispositif à l’efficacité redoutable.

Mais, à s’en tenir là, c’est justement ce dispositif qu’on risquerait de perdre de vue. Ce faisant, on en reviendrait à oblitérer ce qui distingue Squid Game des innombrables productions réalistes qui « disent la même chose », déplorent les mêmes maux, sans pour autant susciter une comparable ferveur.

Comme pour toute œuvre, ce qui importe n’est pas seulement ce qu’elle reflète, mais la façon dont elle s’y prend. Cette stratification à la serpe, qui a fait couler tant d’encre, répond à une nécessité très simple, aussi narrative que commerciale – et les deux sont liés, bien sûr, ce qui nous renvoie à une forme plus élaborée de marxisme et à l’importance des conditions de production.

De même que dans beaucoup de séries, américaines notamment, il s’agit de se rendre immédiatement audible et de poser les règles du jeu. Ce qui n’empêchera pas bien sûr, plus tard, de les pervertir et d’emporter le spectateur vers des rivages moins balisés ; mais on est forcé d’« accrocher » dès le début son regard, surtout venant d’un pays outsider, dans une autre langue que l’anglais.

Enfance et cruauté

Du début à la fin, Squid Game se déroule sous le signe d’un paradoxe fondamental, qui consiste à adopter une forme rutilante pour parler de lutte des classes. La série fait preuve de la virtuosité coréenne habituelle pour passer sans relâche et sans prévenir du tire-larmes à la scatologie, de l’envolée lyrique au bain de sang. C’est ce choc entre un discours et une forme apparemment contradictoires qui fait non seulement sa force, mais aussi sa subtilité.

Le parallèle avec les séries américaines est de nouveau pertinent. En trois décennies et en partant de presque rien, la Corée du Sud est arrivée à reproduire pour son propre compte, à une échelle plus modeste, l’exploit d’Hollywood au XXe siècle. Elle est parvenue à inventer une forme immédiatement reconnaissable, pour diffuser un imaginaire tout autour de la planète.

Tout lui est bon à cet égard. Son industrie culturelle fonctionne comme une lessiveuse qui brasse indistinctement tout ce qui arrive dans le pays, non moins que les influences de l’étranger. Elle procède d’abord de façon caricaturale, aidée par des codes de jeu très théâtraux, avant d’enchaîner les retournements de situation et donc les couches de signification.

L’habileté consiste à greffer, sur une trame globalisée, les références à l’imagerie du pays. Je pense par exemple à la poupée géante qui mitraille la foule des joueurs dans le premier épisode, inspirée par un personnage de petite fille dans les vieux manuels de primaire ou, bien sûr, aux diverses hybridations qui se succèdent entre jeux traditionnels et film d’horreur. L’actualité est aussi évoquée sous la figure finale et monstrueuse du commanditaire cloué par le cancer sur son lit d’hôpital, qui rappelle l’interminable agonie du PDG de Samsung, dont on ne savait plus très bien s’il était mort ou vivant et s’il tirait encore les ficelles.

Il y a dans tout cela un appétit extraordinaire à raconter des histoires, et plus encore : un mélange caractéristique d’enfance, pour faire feu de tout bois, et de cruauté, pour remuer le couteau dans la plaie. Il n’est jusqu’au logo de la série qui ne stylise à la fois des lettres de l’alphabet coréen et le parcours qu’on trace au sol pour le jeu du calamar. Les mêmes formes géométriques se retrouvent sur les masques des bourreaux, et ainsi de suite…

Modernes jeux du cirque

Or, pour engendrer un tel univers, on est obligé de combiner deux ingrédients non seulement étrangers, mais encore hostiles l’un à l’autre, qui permettent de cerner au plus près la signification politique de la série. Car, si l’on ne saurait se passer d’une force de frappe et de grands groupes (avec des investissements publics, des quotas stricts pour atteindre la masse nécessaire dans les années 1990), ces efforts en eux-mêmes ne sauraient suffire. Toutes ces fortunes seraient dépensées en vain sans matière narrative, effervescence et esprit critique.

Songeons au contraste avec la Chine actuelle, dont la puissance économique n’a d’égale que l’absence de rayonnement – Hong Kong excepté. En effet, presque tous les grands noms du cinéma chinois connus à l’étranger (Jackie Chan, Wong Kar-wai et Tsui Hark, dans des genres très différents) en sont issus. Pour le reste, l’esthétique dominante en Chine oscille entre jeu vidéo et propagande. Les films y accumulent les stéréotypes propres à rebuter des audiences internationales, qu’ils ne se préoccupent d’ailleurs pas de séduire. Leur diffusion, y compris en Asie, reste confidentielle. La Corée du Sud, à l’inverse, est dotée d’un marché intérieur limité et montre peu d’appétence pour les deux grands voisins, Chine et Japon, qui l’ont tour à tour asservie dans son histoire. Elle se tourne vers l’Occident à chaque fois qu’elle le peut, à la fois par nécessité et par inclination.

On pressent l’ambiguïté qui gît au cœur de Squid Game. L’industrie culturelle, coréenne ou non, est bien forcée de parler de ce qui préoccupe le public, plus encore dans des régimes démocratiques. Pour ce faire, on ne voit pas pourquoi elle s’abstiendrait de fantasmer les grandes crises du capitalisme – au contraire même, pourrait-on dire, dantesques comme elles sont. On trouve ainsi depuis longtemps, dans plusieurs pays qui disposent de l’infrastructure et de la liberté suffisantes, l’idée de modernes jeux du cirque.

Déjà, dans Rollerball en 1975, dans les deux Battle Royale au Japon en 2000-2003 et, plus récemment, dans les Hunger Games de Hollywood, des jeunes et/ou des pauvres sont forcés de jouer leur vie, avec la même mise en abyme troublante entre les foules qui les applaudissent dans les films et devant leur écran. On pourrait même remonter jusqu’au Salò de Pasolini, cité de façon transparente dans l’avant-dernier épisode (où l’ambiance devient sadienne avec libertins blasés, mobilier humain et tatoué, jeune serviteur au masque de cuir transformé en proie).

C’est justement dans l’écart avec ses devancières que se révèle la grande trouvaille de la série coréenne. Car, pour diverses que soient ces œuvres dans leur ambition, toutes supposaient un régime fasciste qui se chargeait de rafler les victimes. Dans Squid Game, à l’inverse, c’est de leur propre chef que celles-ci courent à leur perte, au moins formellement. À tout instant, elles sont libres de voter pour retourner à leur existence d’avant et à leurs dettes – ce qu’elles font d’ailleurs après le premier jeu de massacre. On les voit ensuite se retremper dans leur vie sans espoir, dans un épisode intitulé « Enfer », avant de replonger « à 93% » au tour suivant.

Il y a là davantage qu’un simple piège qui leur serait tendu, ou une facilité scénaristique. Plus exactement, si piège il y a bien, revendiqué dans le dernier épisode par le commanditaire sur son lit de mort, il n’est pas du tout vécu comme tel par le maître d’œuvre au masque noir.

La voix du « grand Autre »

Son personnage est explicite à ce sujet, au seul moment où on le voit sortir de ses gonds, quand il découvre que certains de ses sbires, en se livrant en cachette au trafic d’organes, ont révélé à un joueur complice l’épreuve prévue pour le lendemain.

Moi, je me fous que tu retires des organes pour les vendre ou que tu te goinfres avec… Mais vous, vous avez ruiné ce qu’il y a de plus important dans cet endroit : l’égalité. Dans le cadre de ce jeu, tout le monde est sur un pied d’égalité. Tous les participants sont égaux et s’affrontent dans les mêmes conditions. Dans le monde extérieur, ces gens ont tous souffert d’inégalités et de discriminations. Ici, on leur donne une dernière chance de se battre à armes égales et de gagner.

Ce mot même de « discrimination » ne peut manquer de résonner à notre époque, tout particulièrement en Corée du Sud, où il sert de leitmotiv aux récriminations, ainsi qu’à divers mouvements (féministes par exemple) qui emplissent la sphère médiatique. Les bourreaux eux-mêmes s’expriment dans une langue très formelle, juridique, du moins dans l’exercice de leurs fonctions – et qui contraste à l’extrême avec les harangues, mi-tribun mi-kapo, qu’on entend dans Battle Royale ou les Hunger Games.

La voix synthétique qui annonce les épreuves est la même qu’on entend sans cesse dans les examens, les trains ou les collectivités en tout genre. Une oreille coréenne l’associe immanquablement à un contexte neutre ou voulu comme tel, soit à quelque chose d’« officiel ». Elle porte la parole de l’autorité, de l’ordre symbolique, du « grand Autre » lacanien.

Le masque noir est la seule figure vraiment équivoque de la série, incarnant le point aveugle où ses ambiguïtés se portent à incandescence. On comprend qu’il est passé du côté obscur (il rappelle un peu Dark Vador dans Star Wars, et il a un lien familial révélé au dernier moment avec le seul héros positif du récit), mais il est le seul à ne jamais commenter ses motivations autrement qu’en creux, dans l’extrait que je viens de citer. On devine plus qu’on n’apprend qu’il a dû se sacrifier pour des études qui ne menaient nulle part et la transition démocratique – ainsi, par la chambre minable qu’il occupait et le livre de Lacan qui y traîne en évidence. L’acteur qui le joue constitue en lui-même une citation, célèbre pour ses rôles de jeune premier et de combattant.

Kant et Sade

Là où la série devient le plus riche politiquement, c’est en ce lieu où elle cesse d’être transparente à elle-même. Elle met en scène la faillite des illusions démocratiques, qui servent ici à légitimer tortures et massacres. On pourrait même dire qu’elle prolonge l’une des pistes les plus inquiétantes de l’œuvre de Lacan, à savoir le parallèle qu’il fait dans Kant avec Sade, quand il montre combien le premier, qui n’a d’yeux que pour la loi, est le double inversé du second, qui ne parvient à jouir que contre elle.

Mais, dans le même temps, et cette fois à rebours de Pasolini ou du divin marquis qui ne pouvaient susciter que la répulsion, Squid Game donne à tout cet abattoir une forme séduisante et colorée. En témoignent des produits dérivés pléthoriques : déguisements, chaussettes, bonbons et, surtout, leur popularité glaçante auprès du jeune public.

Si la série ne cesse de refléter la société où nous vivons, c’est moins en dépeignant les classes qui la composent que notre propre transformation en surnuméraires, devant des maîtres qui (de leur propre aveu) ne jouissent plus de rien, sinon de ce spectacle.

D’où son final saisissant, où le commanditaire révèle combien il brûlait de franchir la barrière et de mettre lui aussi en jeu le peu de vie qui lui restait. Elle nous tend bien en effet un miroir, mais d’un genre très spécial, nous brandissant l’image de notre propre mort pour nous en enivrer. En cela, puisqu’elle cite Lacan, on est fondé à paraphraser un autre de ses concepts pour la résumer : on passe avec elle du stade du miroir à celui du mouroir.

par Christophe Gaudin, le 26 novembre 2021

Pour citer cet article :

Christophe Gaudin, « La tuerie rose bonbon. Autour de « Squid Game » », La Vie des idées , 26 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-tuerie-rose-bonbon

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