Les dernières troupes américaines ont achevé de quitter l’Irak le 18 décembre 2011, au terme de près de neuf ans d’une occupation qui avait débuté en mars 2003 et vu la chute, en seulement quelques semaines, du régime de Saddam Hussein. À ce titre, l’« Opération Liberté de l’Irak » (Operation Iraqi Freedom), qui aura coûté au total environ 1 000 milliards de dollars aux États-Unis, restera sans nul doute dans les annales de l’histoire comme l’une des guerres les plus controversées de l’ère contemporaine, avec celle du Vietnam. Peu avant le départ final de ses troupes, le président américain Barack Obama n’en déclarait pas moins que l’intervention américaine avait été une « réussite spectaculaire » ayant permis à l’Irak de s’affranchir de la dictature baasiste et de se doter d’un « État souverain, stable, autosuffisant, avec un gouvernement représentatif élu par son peuple » [1].
Or, si le retrait des Américains s’est déroulé dans un calme apparent, accueilli avec soulagement et joie par une grande partie de la population irakienne, mais aussi avec crainte par la nouvelle classe politique, les États-Unis ne laissent certainement pas derrière eux une démocratie. L’Irak se trouve en effet dans un état de profonde division et de crise devenue structurelle au fil des mois, triplement politique, sociale et économique, et qui semble reporter sine die l’horizon de la stabilisation et de la réconciliation dans le pays. Aussi est-on en droit de s’interroger sur le legs véritable de l’occupation en ce début d’année 2012. De fait, la « transition » irakienne autour de laquelle tant d’encre a coulé ces dernières années a-t-elle véritablement eu lieu, ou ne se réduit-elle, en définitive, qu’à une coquille vide, une peau de chagrin [2] ?
Alors que le renversement du parti Baas avait donné l’espoir à de nombreux Irakiens d’un réel changement, d’un affranchissement définitif du joug de la tyrannie, la « libération » promise a rapidement pris les traits d’un nouvel asservissement, mais sous d’autres formes. Beaucoup considèrent ainsi qu’au diktat de l’ancien raïs irakien ne s’est finalement substituée qu’une nouvelle tyrannie, celle de la violence, quotidienne et multiforme, et celle pratiquée par une élite politique corrompue, centrée sur ses seuls intérêts. Outre des vagues régulières d’attentats, l’Irak est en effet aujourd’hui le troisième pays le plus corrompu au monde selon l’organisation non-gouvernementale Transparency International, tandis que le pouvoir central tend à prendre un visage de plus en plus autoritaire qui reproduit certaines dérives du passé et fait peser de nombreuses incertitudes sur l’évolution du pays à court et plus long terme.
Près d’une décennie d’occupation désastreuse
L’échec de l’aventure américaine en Irak a de nombreuses raisons, et démontre avant tout que la démocratie ne peut être ni un produit importé, ni le fruit d’une occupation aux motifs profondément idéologiques, improvisée et plus encore meurtrière. Un bref rappel des erreurs fondatrices commises par la coalition dès son installation à Bagdad permet, à ce titre, de mieux comprendre pourquoi et comment la situation a très vite dérapé sur le terrain, et dans quelle mesure les États-Unis ont, en quelque sorte, créé les conditions de leur propre embourbement. En confondant la mise à bas du régime de Saddam Hussein avec celle, beaucoup plus grave et devenue irréversible, de l’État irakien et de ses institutions, les forces étrangères ont, en effet, d’emblée posé les jalons d’un chaos durable. La « débaasification [3] », qui visait initialement à débarrasser l’Irak des organes et des acteurs de l’ancien régime, s’est ainsi traduite par une purge aveugle de toutes les administrations et de tous les personnels civils, encore aggravée par le démantèlement brutal de l’armée et de l’appareil sécuritaire, dont beaucoup des membres ont ensuite rejoint les rangs du soulèvement armé. Une autre erreur ayant elle aussi lourdement pesé sur tout le cours de la transition irakienne a été la volonté dogmatique des États-Unis de structurer le nouvel ordre politique non pas autour d’un projet authentiquement national et représentatif du peuple dans son ensemble mais, au contraire, d’un système de quotas ethniques et confessionnels qui n’a cessé d’aviver le communautarisme et d’enrayer la dynamique politique.
In fine, c’est une transition grossière et plus encore déconnectée des réalités sociales et historiques du pays qui a pris place en Irak ces dernières années et qui, telle qu’elle avait été conçue en amont de l’intervention américaine, avait peu de chances d’accoucher d’une véritable démocratie. N’oublions pas non plus qu’en 2003, l’Irak sortait de plusieurs décennies de conflits violents, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, qui avaient laissé sa population exsangue et meurtrie. L’histoire du pays, pétrie de traumas, ne le plaçait pas dans les meilleures dispositions pour entamer une transition, encore moins au prix d’une nouvelle conflagration militaire. De plus, et bien qu’une majorité d’Irakiens aspirait à se débarrasser du tyran de Bagdad, les dirigeants promus au pouvoir en 2003 par Washington étaient pour la plupart d’anciens exilés coupés du pays parfois depuis plusieurs décennies. Réfugiés dans la zone verte avec les officiels américains, ils faisaient figure d’« opposition de grands hôtels » aux yeux d’un grand nombre, et ont, de fait, été souvent plus disposés à régler leurs comptes avec les adversaires du passé qu’à offrir au peuple une vision d’avenir.
La fin du régime baasiste ne s’est pas donc traduite par une quelconque amélioration de la situation en Irak, mais au contraire par une dégradation continue. Tout ce qui a suivi la chute de Bagdad ne ressemble, en effet, qu’à une succession de petits arrangements qui n’ont, il faut le reconnaître, à aucun moment permis de remédier à ces mesures désastreuses. Sur un plan sécuritaire, les États-Unis ont échoué à apporter la stabilité et le bien-être initialement promis à la population. Ainsi, la résistance irakienne et les combattants étrangers venus des pays voisins sont restés très actifs pendant toute l’occupation, signant des opérations armées et attentats réguliers. Les tensions religieuses menacent également de connaître un nouveau regain. Pour cause, la composante sunnite irakienne, mise en marge des instances politiques depuis 2003, rejette de plus en plus violemment le monopole des chiites et des Kurdes sur les affaires du pays, ainsi que les ingérences de l’Iran. Beaucoup d’autres Irakiens, les chrétiens en particulier, partagent eux aussi ce sentiment d’une transition confisquée.
Une impasse politique devenue structurelle
Courant 2010, c’est la coalition « Iraqiyya » de l’ancien Premier ministre et opposant à Saddam Hussein Iyad Allawi, un chiite laïc, qui avait remporté le scrutin législatif du 7 mars, le dernier tenu sous l’occupation. Mais Nouri al-Maliki, actuel chef de l’exécutif et membre du parti chiite religieux Daawa, avait alors refusé d’entériner les résultats donnant la victoire à son grand rival. S’est alors ouverte une phase d’impasse politique de neuf mois, au terme de laquelle Al-Maliki est finalement parvenu à se maintenir au pouvoir en formant une majorité au Parlement après maintes tractations et de nombreuses tentatives d’intimidation. Pourtant, le gouvernement d’« entente nationale » constitué en novembre n’a jamais été reconnu par une majorité d’Irakiens, y compris au sein de l’alliance chiite. Depuis l’investiture de Nouri al-Maliki comme Premier ministre en 2006, la mouvance sadriste, conduite par le jeune imam Moqtada al-Sadr, a ainsi toujours entretenu des relations particulièrement complexes avec Bagdad, s’opposant et s’alliant tour à tour aux autorités centrales. Dans l’ensemble, il n’est donc pas si surprenant de voir la crise de 2010 ressurgir aujourd’hui au cœur de l’actualité.
Dès le départ des dernières troupes américaines, le conflit opposant Al-Maliki à ses adversaires a en effet repris de plus belle, les députés d’Iraqiyya annonçant la suspension de leurs travaux au Parlement et s’en prenant publiquement à la politique du Premier ministre et aux modalités de gestion de l’État (clientélisme, corruption). Plusieurs députés mettaient en lumière l’absence de consultation de ses partenaires par le gouvernement, sur certains dossiers cruciaux tels que la politique sécuritaire, actuellement aux seules mains d’Al-Maliki après que les portefeuilles ministériels de la Défense et de l’Intérieur sont demeurés vacants en 2010 du fait de graves désaccords. Au lieu d’essayer de calmer la tempête et d’entamer un dialogue avec toutes les forces politiques du pays, Al-Maliki a préféré répondre à ces critiques par l’annonce d’un mandat d’arrêt officiel contre le vice-président Tarek al-Hachimi, militant de la branche irakienne des Frères musulmans puis secrétaire général du Parti islamique irakien, et une demande de limogeage de l’actuel vice-premier ministre Saleh al-Moutlak, pour sa part un ancien Baasiste qui s’est fait connaître après 2003 par ses appels réitérés à une refondation nationale de l’Irak.
Au delà de l’appartenance des deux hommes au bloc parlementaire Iraqiyya, et de leur longue réputation d’hostilité au Premier ministre, il s’avère que tous deux sont aussi sunnites de confession. Les menaces proférées par le gouvernement s’entourent par conséquent d’une dimension religieuse indiscutable, Al-Maliki ayant de surcroît régulièrement été pointé du doigt pour avoir maintenu les sunnites en dehors de l’arène politique à travers des accusations de liens avec l’ancien parti Baas ainsi qu’avec la mouvance terroriste d’Al-Qaïda. À tel point qu’au mois de juin 2011, le porte-parole sunnite du Parlement irakien, Oussama al-Noujaïfi, déclarait que si rien ne changeait à la situation de ses coreligionnaires, ces derniers finiraient par proclamer une séparation territoriale de fait. Récemment, plusieurs provinces du pays à majorité démographique sunnite (Salahaddin, Al-Anbar, Diyala) se disaient à leur tour en faveur d’une plus grande autonomie [4].
Dérives du pouvoir : un nouvel autoritarisme ?
Ces déchirements éclairent l’existence d’un problème beaucoup plus structurel et très inquiétant pour l’avenir du pays, celui d’une pratique du pouvoir encore largement inchangée. Il semblerait, en effet, que l’occupation n’ait pas contribué à « démocratiser » l’Irak, mais plutôt abouti à une perpétuation de l’autoritarisme passé. Il s’agit du reste de la principale accusation aujourd’hui portée contre Al-Maliki et ses alliés politiques, qui auraient concentré l’exécutif au détriment des autres forces politiques et fait entrave au multipartisme et au bon fonctionnement de la justice pour se couvrir face aux méfaits qui leur sont reprochés (affaires de corruption, clientélisme et népotisme). En décembre 2011, Saleh al-Moutlak allait jusqu’à dépeindre l’actuel Premier ministre comme un « dictateur pire que Saddam Hussein », usant des mêmes instruments de musèlement politique et de verrouillage social que l’ancien président. Plus symptomatiquement, la répression féroce des manifestations populaires de 2011, nées de la vague de révoltes ayant parcouru le monde arabe, fournit une illustration édifiante de cette dérive autoritaire du pouvoir. De fait, au lieu de privilégier le dialogue et la négociation avec la rue irakienne, le gouvernement n’a pas hésité à réprimer la contestation dans le sang, déployant partout un important dispositif de sécurité et bloquant tous les accès routiers. Cette violente campagne n’est pas sans avoir rappelé à beaucoup d’Irakiens les pires heures de la dictature baasiste [5]. Elle témoigne sans conteste d’une permanence encore bien réelle de l’autoritarisme en Irak, sous couvert d’avancement démocratique.
Cette configuration soulève, enfin, une interrogation plus fondamentale : la transition irakienne a-t-elle eu lieu ? Autrement dit, peut-on considérer que le pays est véritablement sorti de la tyrannie pour passer à un ordre démocratique ? Force est de constater que la greffe politique de ces dernières années s’est souvent davantage apparentée à un calendrier formel, conduit sous pression étrangère, qu’à un ancrage de la démocratie dans les actes et les esprits.
Continuités historiques : d’une violence à l’autre
En considérant de plus près le temps long de l’histoire irakienne, au fond le pays ne semble être passé que d’un état de violence – pour ne pas dire de « barbarie » [6] – à l’autre. Et celui-ci risque de se poursuivre, compte tenu de l’héritage qui est celui de l’Irak en cette fin d’occupation. Par ailleurs, on a toujours trop tendance à oublier dans quelle situation précaire se trouvait déjà le pays au moment de l’invasion militaire américaine de 2003, après plusieurs guerres successives et un long coma social cristallisé par l’embargo [7].
La violence n’a cessé de marquer le conflit irakien dans son ensemble, à des degrés parfois extrêmes. Elle a surtout été un obstacle clé à la réconciliation et à la reconstruction. Ainsi, à une vision qui voudrait que l’Irak soit aujourd’hui stabilisé répondent des attentats encore quotidiens, qui visent à la fois la population civile et le gouvernement, perçu par les insurgés comme le nouvel ennemi. L’année 2011 a été l’une des plus meurtrières avec une recrudescence du nombre de victimes irakiennes et des pertes conséquentes dans les rangs de l’armée américaine. Al-Qaïda demeure, à ce titre, la menace la plus sérieuse pour l’Irak, une menace à laquelle les nouvelles forces armées ne parviennent pas à répondre. Et pour cause : celles-ci sont elles-mêmes prisonnières des logiques partisanes ambiantes, et ne bénéficient plus ni d’aucun entraînement, ni d’aucun soutien étrangers maintenant que l’armée américaine et l’Otan ont renoncé à maintenir un contingent de forces en Irak suite au refus de Bagdad de leur accorder une immunité.
L’introuvable réconciliation nationale
La relance du processus de réconciliation nationale, à laquelle continuent d’appeler de nombreuses forces politiques et citoyennes, paraît pour l’heure encore très compromise. Jusqu’ici, toutes les tentatives pour amorcer cette réconciliation et permettre aux différentes parties de surmonter leurs divergences se sont soldées par une série d’échecs. Le premier plan de réconciliation nationale officiel remonte au printemps 2006, et ne procédait pas à l’époque d’une quelconque volonté irakienne, mais des pressions alors exercées par les États-Unis pour mettre fin aux violences confessionnelles qui sévissaient dans le pays.
Peu à peu vidé de son sens, le thème de la réconciliation s’est transformé en simple discours de façade, voire en instrument politique cynique. Ainsi en 2010, afin d’empêcher ses rivaux de remporter les élections, Al-Maliki n’a pas hésité à récuser le projet de réconciliation qu’il avait lui-même lancé en gelant les travaux du Ministère pour le dialogue national et en relançant le programme de débaasification pour disqualifier plusieurs centaines de candidats. La « justice transitionnelle » qui devait appuyer le processus de réconciliation s’est ainsi vue détournée et subvertie au profit de purs calculs politiciens.En fin de compte, il semble irréaliste d’espérer une stabilisation rapide du pays tant les maux de l’occupation et de l’histoire restent grands, et empêchent encore une majorité d’Irakiens d’entrevoir l’avenir. La réussite d’une réconciliation supposerait que celle-ci s’incarne dans un gouvernement national, tourné vers l’intérêt de tous et chacun, et non plus d’un groupe restreint. Une réconciliation supposerait aussi de réunir tous les acteurs irakiens à la table des négociations, y compris les insurgés qui, tant qu’ils ne seront pas ramenés à une vie civile, ne déposeront pas les armes. Il en va de même pour les tribus sunnites anciennement alliées à Washington contre Al-Qaïda, et aujourd’hui largement laissées pour compte [8].
Après l’occupation : entre incertitudes et défis
Une page historique s’est indiscutablement tournée en Irak, celle d’une occupation ayant duré près d’une décennie. Mais le pays reste miné par les tensions entre communautés et par des violences que l’État ne parvient pas à endiguer. Les défis sont donc nombreux pour les semaines et les mois à venir, au premier rang desquels la nécessité de trouver une issue à l’interminable crise qui ronge la vie politique irakienne depuis des années.
D’un point de vue géopolitique, l’évolution intérieure de l’Irak aura aussi de sérieuses répercussions sur les équilibres de la région dans son ensemble. En effet, à l’heure où le pays semble progressivement s’affranchir de son tuteur américain pour réaffirmer sa souveraineté, l’inquiétude est palpable quant à l’issue de la crise syrienne, mais aussi des affrontements qui opposent Bagdad aux séparatistes kurdes dans les provinces du Nord. Enfin, l’émergence de pouvoirs islamistes sunnites en Tunisie, en Égypte, ou encore en Libye, semble pousser la coalition chiite au pouvoir vers une alliance renforcée avec Téhéran, et il s’agit là sans doute de la plus grande inquiétude nourrie par les monarchies du Golfe et par l’Arabie Saoudite en particulier.
Si l’Irak a constitué un « contre-modèle » évident pour les révolutionnaires arabes en démontrant, a posteriori, qu’un élan démocratique pouvait surgir autrement que par le biais d’une ingérence militaire extérieure, le pays reste le premier du Moyen-Orient à être sorti de l’autoritarisme et à avoir fait l’expérience d’une transition. À ce titre, son expérience récente pourrait se révéler riche en enseignements pour ses voisins. En effet, la trajectoire irakienne de ces dernières années, à la fois complexe et violente, rappelle combien la démocratie est un idéal difficile à atteindre et qui ne se matérialise pas du jour au lendemain. En retour, les révolutions arabes pourraient elles aussi avoir eu un impact positif sur l’Irak, faisant prendre conscience à ses citoyens qu’ils ne sont pas condamnés au désespoir mais également capables de demander des comptes à leurs gouvernants [9].
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