Philippe Masson analyse les manières de « faire de la sociologie » en France, depuis 1945. L’auteur se propose d’étudier l’histoire de la sociologie française à travers une histoire des pratiques sociologiques, c’est-à-dire une histoire des enquêtes réalisées par différentes générations de sociologues.
Recensé : Philippe Masson, Faire de la sociologie. Les grandes enquêtes françaises depuis 1945, Paris, La Découverte, Collection « Grands Repères », 2008, 254 p., 15€.
Le titre du livre de Philippe Masson pouvait annoncer différents types d’ouvrages. « Faire de la sociologie » aurait pu être un manuel présentant les méthodes d’enquête et des conseils pour en user adroitement. « Faire de la sociologie » aurait aussi pu être le bilan d’un sociologue expérimenté sur sa carrière, revenant sur sa vie de sociologue pour en retenir les principaux enseignements à partager avec les nouvelles générations de sociologues [1]. Mais Philippe Masson n’adopte ni l’une ni l’autre de ces optiques : ici, « faire de la sociologie » renvoie à la dimension empirique de l’histoire de la sociologie. L’accent est mis sur le « faire » pour se détacher d’une vision purement théorique de la sociologie, pour se détacher d’une sociologie uniquement spéculative : « le sociologue ordinaire fait d’abord des enquêtes, et la sociologie ne serait que vaine spéculation sans recherches empiriques » (p. 5). Pour Masson, « l’histoire de la sociologie française contemporaine est donc, d’abord et avant tout, celle de ses enquêtes et de ses formules de recherche et non celle de ses théories, de ses notions, de ses supposées écoles » (p. 6) [2]. En réinscrivant chaque enquête sélectionnée dans son contexte institutionnel, économique, social, culturel, Masson analyse l’évolution des « formules de recherches » dominantes de la discipline depuis 1945, l’expression « formule de recherche » renvoyant au mode de recueil des données, au mode d’analyse et au mode de rédaction (plus loin, Masson y inclut aussi le mode de financement). Petite objection à la présentation de sa démarche dans cet ouvrage : à aucun moment, il n’expose sa propre « formule de recherche », la manière dont il s’y est pris pour établir cette histoire empirique de la sociologie française, sur quels documents il a travaillé [3]. Ce manque est fort probablement lié au format de la collection, mais quelques mots sur la démarche de l’auteur auraient été fort instructifs.
Masson propose donc ici de faire l’histoire empirique de la sociologie française contemporaine en présentant les contextes de production de neuf comptes rendus d’enquêtes représentant des phases chronologiques différentes de l’histoire de la pratique sociologique d’après-guerre. Les neuf ouvrages présentés sont, dans l’ordre : Paris et l’agglomération parisienne de Paul-Henri Chombart de Lauwe (1951) ; Le Travail ouvrier aux usines Renault d’Alain Touraine (1955) ; Le Phénomène bureaucratique de Michel Crozier (1963) ; Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964) [4] ; Les Cadres de Luc Boltanski (1982) ; La Galère de François Dubet (1987) ; La vie de laboratoire de Bruno Latour et Steve Wooglar (1988) ; L’hôpital en urgence de Jean Peneff (1992) ; et enfin Retour sur la condition ouvrière de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999).
Les neuf chapitres (portant chacun sur un de ces ouvrages) sont organisés en quatre parties devant représenter quatre grandes phases de l’histoire de la sociologie empirique française du second 20e siècle (I : Les défricheurs des années 1950 (1945-1958) ; II : L’institutionnalisation de la sociologie (1958-1979) ; III : Des effets variés du constructivisme sur les enquêtes des années 1980 ; IV : La seconde expansion des années 1990-2000). Ce découpage, bien sûr idéal-typique, a le mérite de distinguer différentes phases de maturité de la discipline sociologique : la première période correspond aux balbutiements de l’enquête empirique directe, le début de l’institutionnalisation de la sociologie, le progressif développement de son financement et de sa visibilité ; la deuxième semble consacrer une visibilité établie de la sociologie, une reconnaissance de sa scientificité, scientificité qui s’appuie principalement sur son usage des statistiques ; dans la troisième phase, l’accent est mis sur le fait que certains sociologues prennent acte des débats épistémologiques qui ont secoué les sciences dites dures et remettent en cause la conception des catégories et des approches théoriques utilisées par leurs prédécesseurs ; enfin, dans la 4e phase, l’auteur insiste sur la modification des méthodes employées, avec le succès grandissant des méthodes ethnographiques. Chaque phase est mise en perspective par rapport au contexte intellectuel (passage d’une vision structuraliste à une vision plus individualiste du social), au contexte social (évolution de la structure sociale qui questionne la vision de la société en termes de classes sociales), au contexte politique (d’une politique centralisée fournissant les financements de la sociologie à la décentralisation administrative et donc financière des enquêtes).
On pourrait reprocher le manque de justification claire de ce découpage : on ne comprend pas très bien, à la lecture, le sens historique des coupures nettement marquées de 1958 ou de 1979. Certes, on peut le deviner au fil de la lecture (ou plutôt de la relecture) : 1958 correspond à la date de mise en place d’un cursus complet de sociologie ; 1979 est la date de la publication de La Distinction, ouvrage présenté par l’auteur comme marquant la fin d’un cycle « celui de la suprématie de l’analyse multivariée qui devra faire de plus en plus de place aux enquêtes ethnographiques, celui d’une forme de structuralisme, celui surtout où les sociologues prétendaient ramener l’ensemble des phénomènes qu’ils observaient à un ordre stable et défini principalement organisé autour d’une catégorie (les classes sociales) » (p. 101). Mais aucune justification supplémentaire n’est apportée.
Revenons maintenant sur les neuf comptes rendus sélectionnés, en se demandant sur quels critères ils l’ont été. L’auteur a surtout cherché à illustrer « la diversité de la sociologie française et son évolution depuis 1945 » (p. 7). La diversité des objets (la ville, le travail ouvrier, les étudiants, la construction des faits scientifiques, l’organisation de l’hôpital), des méthodes (le traitement secondaire de statistiques administratives ; l’analyse de données quantitatives recueillies par questionnaire ; le dépouillement de documentation ; l’utilisation de l’observation, qu’elle soit ou non participante ; la conduite d’ entretiens ethnographiques) des approches théoriques (accent mis sur le rôle de la structure, sur les individus ou encore sur la capacité réflexive des individus). Et l’évolution entre ces différentes recherches, prise dans l’évolution des contextes extérieurs qui aident à comprendre l’évolution des objets (suivant les préoccupations sociales et politiques de chacune des périodes), des méthodes (modes de financement, niveau de maîtrise de l’outil statistique des nouveaux entrants dans la profession...) et des approches théoriques. Et à ce titre, la sélection des comptes-rendus remplit très bien cette ambition.
On pourrait seulement reprocher à l’auteur la formule – sûrement plus un clin d’œil qu’une position assumée – d’ « échantillon représentatif de ce qu’ont réalisé les sociologues depuis une soixantaine d’années » (p. 7). En effet, outre le fait que la sélection de Masson correspond à ce qui s’est fait de mieux dans la sociologie française aux différentes époques (ou, du moins, à ce qui est considéré comme tel), l’auteur a à chaque fois à cœur de montrer en quoi il rompt avec les autres recherches de l’époque. Le travail de Chombart sur Paris se démarque des travaux contemporains par l’apport d’un regard analytique à une approche uniquement descriptive ; Les Héritiers marquent la sociologie par le regard critique que ses auteurs portent sur les données statistiques (approche non positiviste) et la synthèse qu’ils proposent entre les apports de Marx, Durkheim et Weber ; Latour innove en adoptant une méthode ethnographique pour faire une sociologie des sciences ; etc.
Mais il faut rendre justice à l’auteur en soulignant aussi en quoi chacun de ces ouvrages représente réellement une tendance de la sociologie de son époque. Le travail de Chombart est emblématique d’une nouvelle spécialité des années 1950 (la sociologie urbaine), d’une manière de pratiquer la sociologie sous la forme de recherche par contrats et de la vogue des études empiriques de géographie sociale. Celui de Touraine illustre l’importance de la sociologie du travail dans l’immédiat après-guerre, et dans la naissance de la sociologie empirique (référence à l’influence de Georges Friedmann). La recherche de Crozier s’inscrit dans le mouvement des sciences sociales accompagnant la modernisation de la société française des Trente Glorieuses et se proposant de l’analyser (soit dans ses côtés positifs soit dans ses aspects négatifs). L’étude de Bourdieu et Passeron n’est pas isolée mais s’inscrit dans tout un ensemble de recherches contemporaines sur l’école, ses évolutions, et dans un questionnement de la société de l’époque sur l’éducation, la démocratisation de l’enseignement... Les Cadres de Boltanski s’enracinent dans le développement d’une sociologie des professions qui se substitue petit à petit à la sociologie du travail et à celle des classes sociales ; l’ouvrage est aussi représentatif du tournant théorique qui s’opère entre le structuralisme des années 1970 et le constructivisme des années 1980. La Galère de Dubet renvoie bien sûr au contexte ardent des « banlieues », et est représentatif d’une plus grande attention portée aux acteurs et à leurs représentations en sociologie. Le point de vue de Latour et Woolgar sur la science s’inscrit dans une certaine continuité avec le programme fort de David Bloor, remise en cause de l’épistémologie classique des sciences de la nature. L’étude de Peneff sur l’hôpital témoigne à la fois du développement de la sociologie de la médecine et de la redécouverte des travaux de la tradition de Chicago en France. Enfin, le travail de Beaud et Pialoux reflète l’intérêt d’une nouvelle génération de sociologue pour la classe ouvrière (après une certaine désaffection liée à l’analyse de la société française en termes de moyennisation), pour la démarche ethnographique et pour le travail de réflexion sur les modes opératoires de cette démarche.
Chacun des neuf ouvrages est systématiquement mis en relation avec d’autres études contemporaines, d’autres grands noms de la sociologie : le chapitre sur Le Phénomène bureaucratique est l’occasion de présenter les sociologues Henri Mendras et Edgar Morin ; celui sur Les Héritiers de souligner l’apport de Viviane Isambert-Jamati ; l’analyse des « banlieues » de Dubet est comparée à celle de David Lepoutre [5] ; le regard porté sur les ouvriers de la fin du XXe siècle par Beaud et Pialoux est complété par la présentation des travaux de Florence Weber et Olivier Schwartz [6]. Cette confrontation des auteurs travaillant sur des domaines semblables ou utilisant des méthodologies voisines permet à l’auteur de souligner l’illusion positiviste selon laquelle il n’existe qu’une seule réalité d’un même phénomène social ou qu’une méthode doit aboutir à un seul type de résultat. Il formule ce constat à propos des travaux de Boltanski, Chapoulie et Menger portant sur des objets proches (des professions, entre cadres, enseignants du secondaire et comédiens) et utilisant des méthodes semblables (questionnaires), et qui pourtant explorent des dimensions bien différentes de ces professions. Constat semblable dans la comparaison des travaux de Dubet et Lepoutre sur les jeunes de milieu populaire, ou de Peneff et Latour sur des activités scientifiques approchées par une méthode ethnographique. C’est cette dernière comparaison qui amène Masson à souligner : « dans la méthode de l’observation, comme dans les autres méthodes, le sociologue n’a pas qu’à s’asseoir ou à participer pour décrire et comprendre l’activité qu’il a sous les yeux. Il vient sur le terrain avec ses questions, sa topique disciplinaire ou théorique, ses manières de voir » (p. 193).
Un des fils conducteurs de l’analyse est lié au mode de financement des enquêtes : Masson souligne comment Chombart inaugure la tradition d’une recherche par contrats liés à des organismes publics. Cette tradition de financement aura un impact sur les formes de la recherche. Dans un premier temps, le financement par contrat encourage l’adoption de méthodes statistiques, jugées plus scientifiques à une époque où la sociologie doit encore faire ses preuves de scientificité. Les changements politiques d’organisation de l’administration, avec en particulier les lois de décentralisation au début des années 1980, vont déplacer la source du financement des administrations centralisées vers les collectivités locales ; un plus grand intérêt est alors formulé par les commanditaires pour la dimension locale des phénomènes sociaux, ce qui favorise le développement de monographies locales, plus propices à la méthode ethnographique [7]. À la nature du financement doit être ajouté le niveau de ce financement pour comprendre la désaffection qui touche les méthodes statistiques : la diminution des budgets de recherche amène à un abandon progressif d’une méthode bien plus onéreuse que la méthode ethnographique (qui est, elle, surtout coûteuse en temps).
Une autre influence récurrente pesant sur la production sociologique française provient de la sociologie américaine : le succès de la méthode statistique doit être mise en rapport avec son utilisation par des chercheurs comme Paul Lazarsfeld (un encadré le présente dans le chapitre sur Touraine) ; Crozier et Latour sont deux chercheurs fortement influencés par leur expérience américaine ; l’usage de méthodes ethnographiques, et notamment de l’observation participante, doit beaucoup à l’importation des travaux de la sociologie de Chicago en France.
Enfin, un dernier fil directeur qui peut être souligné réside dans l’interrogation sur la place du sociologue dans la cité, dans son rapport au politique. La question de la relation du savant et du politique reste un invariant dans les différentes époques de la sociologie, même si la réponse à cette question a souvent varié. Pour Chombart de Lauwe, la sociologie se devait d’éclairer les décideurs de l’aménagement du territoire, et devait empêcher de laisser aux architectes et urbanistes la définition des besoins des populations en matière de logement ou de mode de vie urbain. Le travail de Crozier sur le « phénomène bureaucratique » est à mettre en relation avec son engagement au sein du club Jean Moulin [8] en faveur d’une réforme de l’administration. La sociologie de Bourdieu et Passeron était une sociologie du dévoilement, de mise en lumière des mécanismes sociaux invisibles. La méthode de l’intervention sociologique de Touraine et Dubet avait pour but de donner aux enquêtés le moyen de s’approprier des connaissances sociologiques qui pourraient leur être utiles pour développer leur mouvement social.
En résumé de ces différents points, il faut retenir une vision de la production sociologique largement hétéronome : la sociologie empirique est le produit de l’enchevêtrement de nombreux facteurs extérieurs à l’enquête elle-même. Voici comment Masson résume cette idée : « Les enquêtes réalisées résultent plutôt d’un ensemble très hétérogène d’éléments, les uns circonstanciels ou contingents, les autres découlant des travaux antérieurs des générations précédentes, de l’évolution des contrats de recherche, des conflits entre chercheurs, des choix de carrière, des opportunités de terrain, etc. Ce ne sont que des déterminations sociales, économiques, politiques, biographiques très ordinaires qui définissent les recherches empiriques » (p. 228).
Ce regard foisonnant de références, d’éléments de contextualisation, d’exemples de recherches empiriques aboutit in fine à une certaine définition de la sociologie qui ne serait qu’ « un patchwork, une mosaïque dont on ne peut définir les contours » (p. 229) et pour laquelle « il est vain de vouloir définir une identité » (p. 229). Au-delà des divergences théoriques, méthodologiques voire épistémologiques, Masson propose une définition unifiée de la sociologie comme « activité pratique dont l’essentiel réside dans la réalisation d’enquêtes empiriques et, plus largement, de travaux de recherche et de comptes rendus publiés ou non. C’est sous cette forme que je l’ai étudiée ici » (p. 230).
Jennifer Bidet, « La sociologie, une activité sous influence »,
La Vie des idées
, 13 février 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-sociologie-une-activite-sous
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[1] C’est d’ailleurs l’orientation de l’ouvrage de Claude Dubar, Faire de la sociologie. Un parcours d’enquêtes (Paris, Belin, 2006).
[2] On a affaire ici à une ambition comparable à celle de Jean-Michel Chapoulie dans La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961 (Paris, Seuil, 2001), celle d’analyser les « déterminations des recherches sociologiques qui sont extérieures à la discipline » (Chapoulie, 2001, p. 14). Remarquons que la filiation de Masson avec le travail de Chapoulie est clairement assumée, ne serait-ce que dans les remerciements liminaires.
[3] Chapoulie (2001) précise, lui, en introduction, comment il a pu travailler sur les archives personnelles de plusieurs auteurs de la tradition de Chicago, sur des autobiographies ou biographies de plusieurs de ces auteurs, sur des travaux d’histoire sociale sur la ville de Chicago.
[4] L’auteur a particulièrement travaillé sur le contexte d’écriture et de diffusion de cet ouvrage, comme l’attestent ses nombreuses publications sur le sujet. Cf. Philippe Masson, « La fabrication des héritiers », Revue française de Sociologie, (42-3), 2001, p. 477-507 ; Philippe Masson, « Premières réceptions et diffusion des Héritiers. 1964-1973 », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2005, n°13, p. 69-98.
[5] David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997.
[6] Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Puf, 1990 ; Florence Weber, Le Travail à-côté : étude d’ethnographie ouvrière, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2001.
[7] On retrouve une analyse semblable, symétrique, du déclin du département de sociologie de Chicago dans les années 1930 chez Chapoulie (2001) : le choix de l’approche monographique par Park et ses collègues avait été en partie guidé par les caractéristiques de l’action politique de l’époque, qui se focalisait davantage sur l’intervention locale, cela avant l’élection de F. D. Roosevelt à la présidence des États-Unis. Celui-ci, en réponse à la crise débutée par le krach boursier de 1929, lance des grandes politiques fédérales pour surmonter la crise. Dans les années 1930, l’accent mis sur les études qualitatives et localisées est alors en décalage avec la demande de l’État fédéral de diagnostics à l’échelle plus large des États-Unis. D’où un certain déclin de la tradition de Chicago dans son influence politique mais aussi scientifique... et le succès des grandes enquêtes nationales (surveys) et des départements de sociologie de Harvard et de Columbia.
[8] Club de réflexion politique composé de hauts fonctionnaires, d’intellectuels d’hommes de presse et de l’édition et d’hommes politiques.