Howard Becker : Comment parler de la société (Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales), Paris, La Découverte, 2009, 308 p.
Vous aimez le cinéma ou le théâtre, les mathématiques ou la géographie, le roman ou la photo, l’ethnographie ou le journalisme ? Vous vous demandez si ces médias ont des rapports avec la sociologie ? Eh bien, oui, ils en ont, dit Howard Becker dans son dernier livre qui montre leurs points communs. Ce sont des instruments, les supports, spécifiques à chaque cas, pour soutenir une vision de la société. Ces « représentations » ne sont pas une sociologie primitive ; ce sont des moyens de socialisation, des formes de communication concernant des collectifs et leur façon de vivre ensemble, avec leurs règles, leurs habitudes de travail propres. Cette conception est novatrice puisqu’elle regroupe l’image, le calcul mathématique, la carte ou le récit romancé comme moyens de la connaissance sociale et de la représentation, à côté de nombreuses autres, mi-profanes, mi-spécialisées, mi-savantes, mi-populaires. Parmi elles, la sociologie est une forme relativement timide dans ses inventions, peut-être parce qu’elle est la dernière arrivée parmi toutes celles aptes à parler de la société.
Le monde social et ses représentations
Ce livre plein de surprises et d’inattendus, paru initialement aux Presses de l’université de Chicago, est bien dans la « tradition Becker », amateur de feintes, de contre-pieds, de subtilités et de contournements. Intégrer les expériences du social en une vision unique en fonction de l’état des arts, des sciences et des techniques est un pari déjà tenté dans l’histoire des idées mais de manière partielle (au sujet d’un groupe de disciplines, par exemple littéraires, ou dans le cas de la proximité de professionnels tels ceux de l’image). Mais on n’avait jamais tenté de rassembler toutes les conditions de travail, les codes, les modes de figurations ou de raisonnement relevant de symboliques des sciences exactes, des présentations chiffrées, mises en parallèle avec le compte rendu ethnographique ou le roman social, dans un même ensemble d’explications. Et ce pari est réussi.
Comment parler de la société est le fruit d’une réflexion de quarante ans. Son esprit et son plan reflètent le hasard de rencontres, les expériences personnelles et l’humeur vagabonde d’un auteur au style particulièrement clair. L’idée principale du livre est qu’il y a de multiples façons de communiquer dans une société sur la marche ou l’état de celle-ci, mais qu’il est difficile d’en inventer de nouvelles à chaque génération, car personne ne peut créer de toutes pièces une organisation durable, sans tenir compte du contexte, des moyens admis à ce moment, sans l’appui des institutions existantes. La lente création d’une formule de représentation dévoile les ratés, les découvertes abandonnées, les succès refusés aux inventeurs aussi intéressants que ceux qui ont réussi, mais qui n’ont pas bénéficié de bonnes circonstances. Le raisonnement suivi consiste à examiner les divers médias, dans une première partie consacrée aux idées (comparaisons, logiques internes à chaque support, histoire de ses inventions et avatars, processus de travail et de transformation de la création). Dans une longue deuxième partie, Becker étudie une série de cas. Les exemples sont réunis en cinq ou six ensembles associés à leurs conditions d’existence et de stabilité :
– les paraboles, types idéaux, modèles mathématiques
– les graphiques et statistiques, les dessins, figures et cartes
– la photographie documentaire, le photojournalisme
– le théâtre, le roman social, la littérature réaliste ( J. Austen, G. Pérec, I. Calvino)
– la sociologie visuelle et l’ethnologie (l’analyse du style d’exposition et celle les trouvailles linguistiques de Goffman sont un peu à part et clôturent le projet).
La démonstration est concrète et documentée. C’est une gageure d’associer des photos, dessins, tableaux, ou de nombreuses figures à une démonstration. Reconnaître le rôle du regard à côté de celui du concept signifie que la visualisation, le graphisme, les modélisations font partie de notre existence contemporaine (les images sont des enquêtes).
L’analyse des supports choisis n’épuise évidemment pas le monde de la représentation car on pourrait ajouter la peinture figurative, les schémas médicaux, les caricatures ou les sketchs comiques. L’auteur laisse de côté l’histoire tout court ou les autres sciences qui usent de dessins, de formules ou schémas (géologie, astrophysique, économie politique). Mais l’important pour Becker est que, improbables ou jugées utiles, ces représentations soient utilisées à un moment donné. Son but n’est pas de recenser (encore moins de hiérarchiser) toutes les activités d’imagerie et de symbolisation, ni toutes les professions qui parlent du social. Il regarde en curieux les outils inventés, les innovations retenues par les professionnels et leurs modes d’organisation du travail en commun. Ainsi, il apparaît des affinités plus ou moins logiques. Le travail des artistes, des cartographes, des mathématiciens qui veulent communiquer pour des lectures rapides présentent des ressemblances : le choix de détails, la synthèse, la condensation des caractéristiques. Qu’elles s’organisent autour de la numération et des classements qui doivent être matérialisés pour être lus, ou autour de la pièce de théâtre et du récit sociologique, ce sont toujours des « écritures » possibles parmi d’autres virtuelles. L’essentiel pour Becker est de ne pas surévaluer la verbalisation, mais de tenir compte d’autres outils de démonstration : le tableau statistique, le dessin, la photographie, autant de supports auxquels les pédagogues scolaires accordent la priorité. On les apprend en maternelle avant la lecture, et le dessin est un des moyens préférés des enfants pour communiquer leurs premières idées sur le monde.
Pourquoi certains de ces alphabets se maintiennent-ils quand d’autres disparaissent ? L’auteur revient souvent sur ce mystère. La consolidation d’un style et d’une formule est influencée par l’inertie des institutions, la commodité de transmission et d’usage, la pente de la facilité envers ce qui a marché (en réalité l’efficacité). Cela cimente une société pour longtemps ; on pourrait évoquer les essais difficiles de la Chine pour une sélection picturale parmi les milliers de caractères qui posent d’énormes problèmes à une société moderne de communication rapide. Les manières de savoir et de transmettre sont donc organisées en cadres rigides, défendus par les groupes d’experts appliquant les règles ou les codes en place et qui contraignent tout nouveau venu, aussi bien chez les producteurs qui détiennent le pouvoir de maintenir les standards et prêchent plutôt la stabilité, que chez les consommateurs. Le principe de succès d’un mode de présentation, ce n’est pas d’être vrai, rationnel ou meilleur techniquement, c’est d’exister, d’être passé dans les conventions admises. Les preuves apportées sont émaillées d’anecdotes ou de raisonnements historiques, issus de la connaissance directe par Becker du monde des arts, de la photo, de la scène ou du roman... et de la socio-ethnologie.
Que de surprises cet ouvrage nous propose en rassemblant ces statistiques, ces graphiques, ces symboles algébriques, ces cartes routières ou ces notations de la musique ! Le plan urbain, les modèles mathématiques établis pour les démographes et les économistes sont rapprochés du roman, des enquêtes ethnographiques, du théâtre et du journalisme illustré. La fiction romanesque, la photo, mises en parallèle avec la pratique en colonnes et tableaux des statisticiens sociaux, tout cela est éclairant et novateur. Quand on fusionne la présentation des modèles mathématiques avec des récits ethnographiques, on pense aux auteurs qui ont mis en formules algébriques les structures invariantes. Becker ne le cite pas mais on se souvient de Lévi-Strauss mettant en équation les mythes. La sociologie n’avait encore jamais tenté une synthèse de l’explication de cette dimension sous l’angle des procédures, des buts visés et des techniques amalgamées. Pourtant la réalité nous les met sans cesse sous les yeux. La curiosité inaltérable de Becker envers de nouveaux médias l’a poussé à suivre des cours de photographie, des cours d’algèbre booléenne ou des répétitions théâtrales. C’est pourquoi sa pensée est communicative. Quand il s’attaque à un mode de représentation, ce n’est pas à travers des principes a priori ni des raisonnements spéculatifs, mais en choisissant les spécialistes les plus en vue de chaque groupe, des œuvres connues, des travaux situés. C’est un pédagogue. À cette occasion, saluons le rôle qu’il accorde à l’enseignement de la sociologie ; ses travaux découlent le plus souvent d’un dialogue avec des non spécialistes. Le premier public, ce sont les étudiants (il ne s’agit pas, ici, de séminaires d’élus, de disciples, mais de débutants rétifs ou hésitants).
Le travail des médias
Difficile de résumer un livre aussi foisonnant d’idées neuves. Il nous invite à réfléchir aux influences des modes de savoir et de leur diffusion sur le savoir lui-même. Les images du social sont le produit d’enquêtes et, comme les graphiques, les modèles mathématiques sont des constructions sociales.
Par conséquent, il est toujours important de savoir ce que font les acteurs de la fabrication à une place qui n’est forcément pas fixe. Le travail du média est reconstitué selon plusieurs niveaux incluant les comparaisons des chaînes de son élaboration, qu’il s’agisse des mathématiques, de statistiques, de cartes géographiques, de descriptions ethnographiques ou de photojournalisme. Dès lors, on comprend plus aisément le succès ou l’échec de tel mode de représentation. Comment expliquer la réussite soudaine des statistiques et de la raison chiffrée en sociologie (ce qui n’était pas prévisible) ? Cela dépend des pouvoirs conférés à un moment donné à certaines chaînes de production (ainsi l’édition des revues, l’enseignement des universités), impliquant plus de coopération, plus d’associations et plus de crédits ou de crédibilité. Le média a besoin d’organisations de diffusion, d’associations informelles ou d’aides anonymes pour circuler, être imprimé ou exécuté. Les œuvres sont étudiées, ici, comme des produits dépendant à la fois d’institutions complexes et lourdes et de circonstances aléatoires (performance, réalisation hasardeuse). Aucun média n’est considéré comme supérieur à un autre. La comparaison est subtile : chacun dépend de moyens financiers et techniques, de fondements organisationnels et d’habitudes de travail. Aucune invention n’est prévisible dans l’histoire ; certaines se sont imposées alors que d’autres ont échoué complètement (par exemple en musique, gammes, instruments ou façons d’écrire les notes). Ce qui fait la différence est un ensemble d’introducteurs ou de médiateurs, ainsi que la rencontre avec des traducteurs et des publics disponibles. Bref, une série de circonstances qui conduisent à beaucoup de malentendus et de « re-création » par l’usager.
Tout ceci ne constitue pas une histoire relativiste. Les divers langages (images, chiffres, cartes, fictions et récits) se manifestent au travers des conditions d’existence propres à chaque tradition. Ces modes ne sont ni uniformes ni soumis à un agrégat homogène de règles, et donc ne relèvent pas de la méthodologie au sens strict, pas plus en sciences sociales qu’en esthétique ou en science exacte. La définition de l’invention comme un mélange de standardisation et d’innovation en partie contingente introduit une grande souplesse dans l’histoire ou en sociologie des sciences. La problématique du changement dans les conceptions des normes échappe à la dichotomie (vrai/faux) ou à l’antagonisme des schémas habituels (guerre de pionniers, intuition du génie, résistance de la société).
À propos de la naissance de ces langages, on peut se demander quelles étaient les alternatives possibles. Qu’est ce qui fait foi démonstrative quand une innovation est à ses débuts, et qu’est-ce qui rate ou ne parvient jamais à l’éclosion ? Becker répond en insistant sur la crédibilité suffisante, la solidité des supports, une organisation riche en moyens matériels, en publics associés, des intermédiaires actifs qui s’en emparent, et en partie des hasards qui traduisent la nouveauté et la diffusent vers le profane. Tout ce qu’on appelle usuellement le « travail créateur » et le talent individuel ne sont que le produit de l’organisation sociale, des groupes disposés à user des formules nouvelles, des capacités financières des premiers utilisateurs. La création scientifique, artistique, graphique, musicale ou industrielle dépend d’une foule de facteurs impossibles à évaluer a priori et modifiés selon les cas et les disciplines.
Les usagers et le travail de re-création
Pas de production sans consommation. Le problème du public, et donc celui de la diffusion, sont déterminants. Becker examine le travail de re-création par les usagers. La rencontre (y compris décalée dans le temps) est décisive pour le futur de l’innovation. Elle n’existe pas sans perception et connaissance bien sûr, mais c’est le travail de re-création par le co-auteur improvisé qu’est le lecteur (ou bien l’observateur, l’auditeur) de l’œuvre qu’il était intéressant de reconstituer. Becker évoque la fréquence des malentendus propres à toute diffusion pour le public (critiques, commentateurs, enseignants ou simples consommateurs). On pourrait même dire que c’est le nombre de malentendus et de transformations par l’usager qui fait le succès final. Comme d’habitude chez Becker, le sujet de son analyse n’est pas l’individu ; ce sont les interactions incluant d’abord le groupe, le collectif, l’association et leurs relations. Dans ce livre, les examens des réseaux de coopération dans la fabrication d’une œuvre, les groupes d’auteurs, les polémiques des professionnels et la réaction des amateurs fournissent une abondance d’exemples. On le perçoit singulièrement au type et au nombre de références bibliographiques. En effet, il y a beaucoup moins de citations de sociologues, philosophes, esthéticiens, ou méthodologues que d’appel à des techniciens, des bons connaisseurs du sujet, des pratiquants qui ont témoigné de leur travail ou qui en font part lors de conversations avec Becker. Et c’est ce maître-mot qui donne le ton et la valeur de la source : qui a une bonne expérience du média discuté ?
Les 300 pages fines et profondes déploient ainsi une démonstration serrée, abstraite et concrète à la fois. La capacité d’abstraction de l’auteur est à son apogée. Les processus usuels, les instruments, la généralisation, la typologie, la codification suscitent mille réflexions réunissant à la fois la sociologie de la connaissance, celle de la communication et la sociologie des arts ou des sciences. On a tous une idée de la collectivité (ou plusieurs à la fois), une image de la communauté dans laquelle nous vivons, une tendance propre à percevoir les autres. Ceci est caractéristique et relève de la généralisation rapide. Le discours sur le social sélectionne à tout moment quelques cas d’expérience pour émettre des jugements péremptoires, des systématisations hasardeuses du genre : « people do », « les gens pensent ». En les émettant, on les essaie, on les transforme. Aucun média ne reste pur. La palette de symboles offerts par chaque outil permet, et à la fois limite, le travail par les sens et sert notre inclination à la typologie que nous appliquons à chaque instant.
En nous forçant à nous interroger, avec sa persuasion habituelle, sur le fait qu’il n’y pas de différence de nature mais de style et de moyens conventionnels entre un cartographe-géographe, un mathématicien, un statisticien, un metteur en scène, etc., et un sociologue, Becker nous oriente vers les relations entre les données et leurs résultats, sur la fonction des outils comme une condition de nos raisonnements quotidiens. Et il met les savants en demeure de nous dévoiler leurs procédures cachées et leurs recettes de fabrication.
Cela mérite d’être rappelé puisque que nous vivons dans le siècle de l’information et la communication. En effet, l’intérêt pour l’information sociale et la vie en collectivités de plus en plus élargies est l’une des caractéristiques du XXIe siècle. La modernité accélère la diffusion des représentations. Elles se chevauchent, offrant une panoplie de savoirs sociaux utilisés directement ou de façon détournée ; nous n’échappons pas à la multiplicité des langages techniques de l’image et des symboles. C’est pourquoi il était approprié d’offrir une réflexion générale. Le point fort du livre est de considérer, dans un même mouvement, les grandes aventures collectives de la représentation du siècle écoulé. Que faisons-nous quand nous lisons ou regardons une pièce, un roman, un film ? Nous parlons techniques, conventions, objectifs pratiques. La technique dans la société moderne reprend sa force et la modernité de Becker nous interpelle.
D’où vient-elle ? Cette question intrigue le commentateur. Probablement de sa disposition à apprendre à tout âge, c’est-à-dire d’être capable de parler en connaissance de cause en pratiquant de l’intérieur un savoir. De son refus constant des spécialités cloisonnées et des barrières traditionnelles singulièrement académiques. De sa posture de l’apprenti permanent, de l’élève perpétuel, par des discussions avec des photographes ou des metteurs en scène, par la reprise à cinquante ans d’études supérieures de calcul des probabilités. Ce sont là peut-être les sources de son inventivité qui traverse un demi-siècle. Pareillement, retourner à l’école pour apprendre le brésilien ou le français et lire le texte original afin de saisir les nuances des œuvres littéraires ou celles des sociologues étrangers (et faire des comparaisons entre Austen, Shaw, Perec, Calvino) est un atout dans une carrière éclectique faite d’ouvertures à de nombreuses disciplines. Les sciences sociales sont définies par lui comme l’une des représentations collectives les plus étonnantes de ces dernières années ; elles ont manifesté la multiplication des échanges entre fractions, classes, pays et sciences.
Ce livre fait donc réfléchir le scientiste et le théoricien. On peut d’ailleurs en faire deux lectures, indépendantes, comme Becker le souhaite au début et en conclusion :
a) soit une promenade vagabonde en ne parcourant que les chapitres qui concernent le média que l’on connaît ou que l’on privilégie. On peut papillonner et butiner au hasard des chapitres. En ce sens la lecture n’est jamais finie. On peut y consacrer trois ou quatre heures ou plusieurs dizaines.
b) soit on le prend dans sa continuité, on le pose, on y revient. Comme on regarde une photo en la découpant, en la retournant, ou un tableau en se mettant de face ou de côté, à de multiples reprises.
Deux modes de lecture qu’il compare au parcours du touriste pressé de rentrer à l’hôtel ou celui qui flâne à San Francisco et qui emprunte les grandes avenues ou les ruelles, quitte à tomber dans une impasse ou à découvrir une merveille topographique. Cette suggestion reprend la parabole du promeneur perdu qui ouvre l’ouvrage. Aucune méthode de lecture n’est donc préférable ; c’est celle qui est le plus utile sur le moment qui l’emporte. En bref, il s’agit d’un livre profond et subtil que n’altère aucun sectarisme, aucune querelle d’école ou de chapelle, caractérisé par une grande érudition et la plus large curiosité. Ajoutons que cet ouvrage est servi par l’excellente traduction de Christine Merllié-Young, révisée par Henri Péretz.