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Recension Économie

La science économique peut-elle survivre à la crise actuelle ?

À propos de : Pierre Dockès, Splendeurs et misère de la croissance, Classiques Garnier.


par Jean-Michel Servet , le 8 janvier 2021


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Des « Trente Glorieuses » aux « Trente Piteuses », Pierre Dockès recense les travaux de centaines d’économistes. Face à la crise actuelle qui en démontre l’impuissance, l’ouvrage peut se lire comme une magistrale oraison funèbre de la science économique.

Pierre Dockès a publié sous le titre Splendeurs et misère de la croissance [1] le second tome de la somme intitulée Le Capitalisme et ses rythmes. Il constitue un exposé minutieux et synthétique qui restitue les travaux menés, des « Trente Glorieuses » aux « Trente Piteuses » incluses, par des centaines d’économistes (la bibliographie heureusement classée par chapitre couvre 102 pages). Il traite des travaux consacrés aux théories économiques, mais aussi de leurs contextes économique, financier, social et politique. Il s’agit des différentes phases de ce que les économistes désignent comme des cycles de durée variable au cours desquels jusqu’à nos jours ces textes ont été produits. L’ouvrage comporte des index détaillés des noms propres (plus de 1800 entrées) et des thèmes traités (près de 550 entrées). Cette nouvelle œuvre de Pierre Dockès a reçu en septembre 2020 le prix annuel de l’European Society for the History of Economic Thought.

L’ensemble qu’il forme avec le tome premier intitulé Sous le regard des géants (publié en 2017 et consacré à la formation et au développement de la pensée économique ainsi que les crises qui l’ont marquée depuis ses origines jusqu’au milieu du XX e siècle) peut être considéré comme une suite et une actualisation de la magistrale History of Economic Analysis de Joseph Alois Schumpeter. Publiée en 1954 d’après des manuscrits de l’auteur, celle-ci est une référence universellement reconnue.

Le tome premier était centré sur les crises depuis celles d’Ancien Régime jusqu’aux suites de la crise de 1929 ainsi qu’aux auteurs les plus connus ayant forgé et développé la discipline économique. L’auteur ne les oublie pas ici, puisque beaucoup de modernes citent les anciens (de moins en moins il est vrai et de moins en moins en en ayant une connaissance approfondie). Mais dans ces deux nouveaux volumes, il laisse en quelque sorte au temps de faire le tri parmi la multitude d’économistes auxquels il se réfère, entre ceux et celles qui pourraient être les futurs « géants » et ceux et celles qui sombreront dans l’oubli ou un semi-oubli – pour certain.e.s car étant plus tard exhumé.e.s, généralement pour légitimer des idées… en partie nouvelles. Ce choix de ne pas anticiper le devenir parmi cette multitude explique en partie le caractère volumineux de la publication. Dans un temps où bien souvent les débats entre écoles de pensée différentes ont largement disparu et où la tendance à prendre en compte les pensées différentes et encore moins adverses est faible et la propension à ne citer que ceux de son clan est de plus en plus forte, l’ouvrage est d’une grande utilité pour jouir d’un vaste panorama de la diversité des approches des économistes. Toutefois ce livre n’est pas un simple exposé de la pensée des autres. Il est davantage qu’une magistrale restitution à fins pédagogiques car l’auteur, qui a antérieurement contribué par de nombreuses publications et conférences au champ qu’il synthétise ici, ne cache pas ses opinions positives ou négatives sur telle ou telle analyse et il n’hésite pas à manifester ses doutes sur la pertinence de telle ou telle interprétation par tel ou tel économiste.

L’actualité du savoir économique

Il est impossible de prétendre résumer en quelques pages une somme dont la richesse des analyses et des informations réunies invite à revisiter la pensée économique à l’aune du contexte actuel alors que vient d’éclater, quelques mois après sa publication, une crise a priori grandement atypique par rapport aux précédentes. Atypique notamment parce qu’elle frappe simultanément la demande et l’offre [2] et du fait de son lien fort aussi avec des déterminants environnementaux. On peut légitimement se demander si celle-ci a rendu obsolète Splendeurs et misère de la croissance. Autrement dit, cette publication consacrée aux travaux des économistes et aux interprétations que la science économique peut donner de la présente crise à la suite de celle de 2007-2008 peut-elle encore demeurer utile aujourd’hui ? Cette question n’est pas posée ici par rapport d’éventuels biais de lecture ou d’oubli d’économistes qui devraient être considérés comme fondamentaux aujourd’hui et plus encore demain pour appréhender pleinement l’état du savoir économique des sept dernières décennies. De ce point de vue, et c’est sa grande qualité et utilité, l’enquête et l’inventaire de Pierre Dockès me paraissent loyalement menés par rapport à ce qu’est l’état actuel du savoir en économie ; même si on peut être certain que quelques auteurs méconnus aujourd’hui apparaîtront demain ou après-demain [3] comme des penseurs incontournables [4]. On peut remarquer que, par rapport aux travaux qu’il a précédemment consacrés aux crises, il introduit l’idée de risque écologique [5]. La question du protectionnisme largement considérée des années 1980 jusqu’à une période toute récente comme un archaïsme de néophytes ignorant les acquis de la science économique apparaît de nouveau essentielle [6]. Il aborde les communs. Et il accorde surtout une attention beaucoup plus grande que par le passé aux dimensions monétaires et financières [7]. Les synthèses qu’il donne de ces sujets sont tout à fait appropriées.

La question de la pertinence n’est pas posée ici, loin de là, par rapport à la façon dont Pierre Dockès lit ses collègues économistes. Elle l’est par rapport à la matière première même de son « enquête », constituée par les idées et les hypothèses des économistes depuis le milieu du XX e siècle. Si l’on confronte ces deux nouveaux volumes au tome précédent, publié en 2017 et intitulé Sous le regard des géants, s’ouvrant sur un chapitre traitant des caractéristiques de la discipline et de ses méthodes, un volume qui était consacré essentiellement à l’apport des économistes du XVIIe siècle au milieu du XXe siècle et au contexte de leurs théories, on ne peut qu’être frappé par une évolution forte du discours des économistes au cours des trois quarts de siècle écoulés. Jadis, on pourrait même écrire naguère si l’on réfère aux années 1960 et 1970 et à l’influence alors persistante de Keynes et de Marx, il y a un demi-siècle encore, les maîtres de la discipline, pensaient encore essentiellement leur savoir, ainsi qu’autrefois ses fondateurs, comme une science analogue à celle des chimistes, des biologistes ou des physiciens. Ils dégageaient des lois de fonctionnement de ce qui est considéré comme l’économie et pour certains la finance (les deux approches étant bien souvent scindées). Les théories de la valeur avec la formation et le partage d’un surplus étaient sous-jacentes à leurs raisonnements et aux explications qu’ils donnaient de l’évolution des grandeurs selon ce qui apparaissait comme étant les lois (pour ne pas dire les dogmes…) de l’économie. Dans la pensée économique contemporaine comparée à l’ancienne, ce soubassement de l’analyse s’est estompé. Qui parle encore de valeur, qu’il s’agisse de travail, d’utilité ou de rareté ? Qui évoque des controverses sur la nature de celle-ci ? En fait le rapport politique entre groupes sociaux, leur capacité à capter une plus ou moins grande part du surplus créé paraît contraindre fortement l’application possible de lois économiques. Ces dimensions largement non économiques deviennent un élément déterminant de l’explication donnée notamment à la baisse relative des salaires des travailleurs par rapport aux rémunérations de ceux qui les emploient. Les explications apparaissent donc multifactorielles voire circonstancielles, quand on passe de la complexité d’un temps ou d’un pays à celle d’un autre. De toute évidence, la science économique ne peut plus, pour autant qu’elle n’ait jamais pu le prétendre, et encore moins y parvenir, se suffire à elle-même. Elle doit intégrer des savoirs venus d’autres disciplines pour comprendre les faits désignés comme « économiques ». Il fut une époque où existait un large consensus pour opposer chômage et hausse des prix et préférer l’un ou l’autre selon l’idéologie politique de chacun, ou pour corréler baisse des taux d’intérêt et incitation à investir. Cette époque semble bien révolue et ces références apparaissent à beaucoup désuètes. C’est le cas en partie parce que le traitement statistique dans des modèles, figure dominante de la rhétorique, est devenu indispensable pour être considéré comme un économiste moderne [8]. Or cette approche paraît inadéquate au traitement par exemple de la valeur dont certains ont débattu longuement pour expliquer la transformation de la valeur en prix de production puis en prix de marché.

Un économiste à la recherche d’un nouvel ordre productif …

Une ambition forte de Splendeurs et misère de la croissance paraît de retrouver ou de découvrir les fondamentaux actuels de l’ordre productif [9] contemporain. Mais est-ce possible en affirmant une continuité entre le capitalisme ayant émergé de l’emploi de salariés dans des fabriques et le système actuel d’accumulation financière ? La difficulté est ici que les sociétés sont largement sorties du capitalisme caractérisé par l’opposition fondatrice entre capital et travail, dont les économistes ont sous des formes diverses (en y ajoutant la propriété foncière) fait le trait essentiel par rapport aux sociétés anciennes. Certes, en s’appuyant, comme le fait Pierre Dockès sur la magnifique fresque de Fernand Braudel, il est possible d’affirmer la continuité d’une logique d’accumulation depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours. Selon cette vision, il y aurait trois phases du capitalisme. La première où la captation du surplus est commerciale, la deuxième où elle se fait par l’exploitation de la main d’œuvre dans l’industrie et la troisième où le système serait devenu financier. Mais à partir de ces trois phases et sur la base de ce regard d’historien, peut-on construire analytiquement un modèle revendiqué comme « économique » qui transcenderait et réunirait ces trois formes du capitalisme et que l’on pourrait fondamentalement distinguer des modes passés d’extraction d’un surplus, qu’ont été l’exploitation d’esclaves, de serfs, de communautés (pour comprendre les travaux sur le mode de production asiatique et andin et à un autre échelon sur les big men de Mélanésie) ou de cadets (pour inclure ici les travaux africanistes de Pierre-Philippe Rey ou de Claude Meillassoux) [10]. Pour le capitalisme industriel, la rémunération des capitalistes et des salariés était justifiée par la productivité marginale de ces facteurs ou elle était contestée en tant qu’exploitation et appropriation par les capitalistes de ce qui est créé par le travail des prolétaires. Pierre Dockès qualifie (p. 1183) en s’inspirant de Quesnay les nouveaux maîtres du système devenu financier de « classes stériles » et en les jaugeant par rapport aux entrepreneurs-innovateurs de Schumpeter il indique :

On est loin des ‘bons profits’, ceux qui résultent de la mise en œuvre d’activités productives et innovatrices, et non de la prédation des salariés, ceux qui sont non seulement compatibles avec, mais encouragés par des salaires élevés, ceux qui servent à l’investissement, à l’innovation et peuvent être amenés à contribuer au sauvetage de la planète. (p. 1183)

Pierre Dockès fournit ainsi les preuves que les sociétés ont connu une sorte de déplacement de leur ressort essentiel, à savoir le mode d’extraction d’un surplus, pour le dire autrement du mode d’exploitation. Il affirme notamment : « Les profits largo sensu proviennent de moins en moins de la sphère productive, soit d’une véritable création de richesses par le capital productif, et sont de plus en plus assimilables à des revenus de prédation issus d’opérations spéculatives, de la réalisation de plus-values immobilières ou financières, de rentes diverses, en particulier de rentes de monopole » (p. 1082).

L’hypothèse que l’on peut faire en lisant Pierre Dockès, qui maintient nonobstant la catégorie devenue transhistorique de « capital », est celle d’un mode d’exploitation nouveau, comme l’ont été en leur temps et de façon plus ou moins durable le féodalisme, l’esclavagisme, le despotisme asiatique ou inca, la bureaucratie soviétique et le capitalisme salarial. Le drainage du surplus ne s’opère plus massivement par un processus direct d’exploitation d’une main d’œuvre. Certes celle-ci ne disparaît pas totalement car elle est même devenue, via la mondialisation, une façon de réduire le coût salarial au Nord par l’importation à bas coût de marchandises composant « le panier de la ménagère ». De même on doit remarquer que l’exploitation dans les plantations esclavagistes, celle dans des communautés de serfs et dans des plantations coloniales, celle d’une petite production supposée indépendante ou de petits commerçants, se faisaient de manière complémentaire ou parallèle à l’emploi capitaliste industriel de la main d’œuvre. Mais aujourd’hui l’exploitation directe de forces de travail, comme l’on disait naguère, cesse d’être l’explication majeure du mécanisme de captation d’un surplus. Le processus de création de survaleur quitte le champ immédiat de la production pour devenir substantiellement financier. Ce qui d’ailleurs rend le processus d’extraction de ce surplus, les mécanismes et les outils qu’il mobilise, difficilement visibles du fait de la forte complexité de la dépendance à la finance. Les débats sur la robotique, sur la télématique, etc. font oublier cette rupture qui explique pourquoi ces innovations n’apportent pas des changements positifs similaires à ceux d’antan des nouvelles techniques ayant débouché sur de nouveaux ordres productifs.

Il est frappant de constater que les explications de l’évolution de l’économie sont largement soumises durant les vingt dernières années à ce qui est stigmatisé comme étant des « excès », des « démesures », des « désordres », des « errements », une « dérive », une « exubérance » pour reprendre les termes critiques qualifiant la finance. Certains évoquent un système devenu pathologique, une nouvelle aliénation collective par l’endettement. Or, si on résume la transformation du système par le terme « excès », cette expression masque ce qui doit être considéré aujourd’hui, non pas comme une exception et un écart par rapport à ce qui devrait être la norme, mais comme le mode devenu l’ordinaire opérationnel de l’économie absorbée par la finance [11]. Certes la finance prédatrice existe depuis fort longtemps [12]. Mais les différences quantitatives créent des différences qualitatives. La finance, qui hier à travers les marchands banquiers se trouvait dans des interstices des sociétés européennes d’Ancien Régime, occupe une position devenue essentielle dans la reproduction même du système, car presque toutes les autres activités en sont devenues dépendantes.

Aujourd’hui sont en jeu sa position dans l’interdépendance de quasi toutes les productions humaines, les formes qu’elle a prises et la proportion qu’elle prélève dans la masse des revenus. Ceux qui organisent cette ponction ne l’exercent donc plus nécessairement directement par un rapport salarial d’emploi, étant d’ailleurs eux-mêmes des salariés [13]. L’exploitation salariale occupe, en termes relatifs, une part décroissante dans les processus de création, d’extraction et de transmission du surplus, grâce aux rouages financiers et des droits de propriété nouveaux (une nouvelle enclosure en quelque sorte). Ceux-ci assurent dans la chaîne de valeurs monétaires des transferts massifs notoirement en faveur des groupes financiers, de leurs supports techniques (juridiques et informatiques) et des branches financières d’entreprises de production de matières premières, de leur transformation en biens de consommations intermédiaires et finales et de firmes commerciales et de services. La démarcation apparaît de plus en plus floue entre les secteurs industriels et commerciaux et le secteur financier, tant leurs imbrications sont devenues étroites [14]. Ce qui n’exclut pas des tensions fortes entre des groupes d’intérêt en lutte pour le contrôle d’espaces économico-financiers, comme Pierre Dockès l’analyse à propos du retour du protectionnisme. Les ressources financièrement gérées proviennent notamment de l’endettement des États et des entités publiques, des entreprises, des ménages, de la gestion des risques de toute sorte, liés aux opérations de change, commerciales, de l’assurance des biens, des déplacements, de la protection santé, du vieillissement à travers les retraites par capitalisation, etc. Mais les captations financières proviennent moins de la rémunération du capital placé auprès de ceux qui en sont les utilisateurs productifs ou des intermédiaires avec ceux-ci (on voit des taux d’intérêt devenir quasi nuls, voire négatifs) que des transferts et des opérations financières accompagnant leur gestion. Les jeux spéculatifs ne sont pas déconnectés d’opérations réelles (par exemple les opérations sur devises peuvent être en lien avec le commerce international). Mais ces jeux créent une survaleur monétaire accaparée par les structures financières et leurs acolytes techniques et juridiques et pour partie redistribuée notamment aux commerces et services de luxe. La gestion des fonds de retraite, d’assurance de toute sorte, comme la couverture des risques sur les matières premières et sur les devises, opérations devenues quasi vitales pour les sociétés contemporaines, en sont une des composantes [15]. Cela éclaire la disproportion croissante entre les grandeurs monétaro-financières et les opérations réelles qu’elles sont supposées recouvrir et servir.

Cette financiarisation s’appuie aussi sur un mécanisme essentiel qu’est la privatisation de la création monétaire à partir du crédit par les banques commerciales [16]. La phase en quelque sorte ultime pour parachever la financiarisation des relations humaines passe aujourd’hui par le projet de suppression du cash, rendant obligatoire le recours à des institutions financières pour toute transaction et permettant un prélèvement sur chacune de ces opérations, autrement dit des ressources additionnelles pour l’empire de la finance.

Cette nécessaire enflure spéculative, indispensable à la reproduction du système, permet la croissance de la valeur des actifs financiers de toute nature, des biens immobiliers et des valeurs refuges ainsi que corrélativement une dépréciation relative des revenus directs et indirects du travail. Une sorte de spoliation du plus grand nombre, alimentée par la prétendue « lutte contre l’inflation » qui ne porte en réalité que sur la valeur des biens de consommation et de production, les revenus salariaux, les aides sociales et les retraites. Sont exclues de son calcul les valeurs financières et immobilières. Cela a des conséquences essentielles en matière de répartition du patrimoine entre générations (accentuées par le vieillissement de la population) et entre autochtones et nouveaux arrivants dans les pays développés. Ce modèle économique dominé par la financiarisation se révèle inefficace car incapable pour le plus grand nombre de satisfaire, au Nord comme au Sud, les besoins et les désirs engendrés ainsi qu’à répandre les forces d’une nouvelle croissance conciliant durabilité environnementale et bien-être social. Pierre Dockès en dresse le diagnostic et en relève bien toutes ces conséquences. On voit ainsi que la financiarisation a positionné les activités financières au cœur de l’interdépendance des activités humaines aux différents échelons de leur réalisation [17]. Ce nouveau système économique et social, encore sans nom, apparaît avec ses multiples tentacules géographiques et sectorielles comme un empire de la liquidité. Cette liquidité financière s’oppose à la solidité matérielle qui était celle du capitalisme industriel, comme l’a mis en avant Zygmunt Bauman [18] ; un sociologue malheureusement très largement ignoré de la plupart des économistes.

Quel avenir pour la science économique ?

Compte tenu des défis de la présente crise et au vu de la lecture de l’histoire de la pensée économique depuis le milieu du XX e siècle, avec la mise en évidence, dans Splendeurs et misère de la croissance, de ses racines beaucoup plus anciennes en continuité avec les analyses que Pierre Dockès a menées dans le tome premier, on peut se demander avec lui (voir notamment sa conclusion p. 1188 sq.) si le système toujours désigné comme « capitaliste » survivra à cette crise. Une question souvent posée et comme il le remarque par Keynes déjà en 1933 et par Josef Alois Schumpeter en 1942…, à propos d’une société démocratique fondée économiquement sur l’opposition capitalistes/salariés ; pour le redouter ou pour entretenir l’espérance de cette fin et lutter idéologiquement et pratiquement pour l’enfantement d’un autre au-delà du capitalisme que celui de la financiarisation généralisée.

Pierre Dockès aurait pu s’inspirer des travaux qu’il a menés dans les années 1970 sur la transition de l’esclavage au servage en Europe occidentale, ce qu’il avait appelé La Libération médiévale (Flammarion, 1979). À noter le poids qu’il reconnaissait alors aux luttes sociales comme moteur de l’histoire et donc de transformations des rapports sociaux et même aux changements techniques en lien avec ces derniers, quand il analysait les raisons de la diffusion des moulins banaux au Moyen-Âge. Ce qu’on peut retenir du passage d’un régime économique et social à un autre est que, contrairement à ce que laisse entendre une expression courante comme « chute de l’Empire romain », ce type de transition est largement invisible à ceux et celles qui la vivent. Ce n’est que bien après que le scénario est reconstruit et qu’on le désigne ainsi et qu’on lui attribue des causes diverses et variées, des plus farfelues aux plus raisonnables. C’est pourquoi des expressions comme « déclin » ou « décadence » peuvent être préférées pour saisir un processus graduel, en retenant aussi l’idée que les historiens ont parlé d’une « antiquité tardive », qualificatif que certains utiliseront peut-être pour désigner le capitalisme financier actuel… finissant avec à sa périphérie des capitalismes à l’ancienne faisant encore preuve d’une grande vitalité.

Après la lecture de l’ouvrage de Pierre Dockès, en ayant en tête la nouvelle grande crise, on peut étendre la question à la survie de la science économique elle-même, le savoir émanant de ce système qui pour beaucoup, s’il ne l’explique plus vraiment, le légitime. Autrement dit on peut se demander si la science économique est en train de devenir inutile parce que sa pertinence pour pleinement comprendre les temps nouveaux, prédire l’à-venir et proposer des solutions, est de plus en plus contestée [19]. La génération actuelle des économistes est-elle capable de produire un renouveau de leur discipline comme l’ont fait les néo-classiques à la fin du XIXe siècle, les keynésiens au milieu du XXe et leurs avatars depuis les années 1970 ? Par exemple en suivant un certain nombre de propositions originales d’Hyman Minsky (1919-1996). Pierre Dockès en relève avec raison la pertinence pour comprendre le fonctionnement actuel des liens entre économie et finance (voir p. 365-393). On doit remarquer que la conclusion de Pierre Dockès, excellente analyse de la situation économique, sociale et politique actuelle, se réfère à un nombre très limité d’auteurs contemporains et ne met pas en avant un économiste ou un groupe d’économistes qui viendraient aujourd’hui révolutionner la discipline [20] et proposer une théorie des retournements nécessaires dont il indique la direction. Lorsque Pierre Dockès souligne l’intérêt des solutions proposées par les tenants des pratiques solidaires de l’économie (p. 1194), on ne peut pas dire que ce thème soit un sujet de grande préoccupation, hormis pour les spécialistes de ce champ, quelques rares économistes et surtout des non-économistes (en particulier sociologues et politologues).

Verra-t-on alors émerger de nouvelles façons de penser, inscrites dans de nouvelles disciplines, comme entre le XVIe et le XVIIIe siècle la pensée économique est apparue en s’extrayant de discours éthiques puis politiques ? Certes la rupture ne sera pas immédiate vu les poids des intérêts corporatistes de la discipline et la position d’experts des économistes du mainstream dans les antichambres du pouvoir. Des experts qui sont exceptionnellement révoqués même s’ils ont été de mauvais conseillers puisque leurs prévisions se sont révélées fausses... Peut-être le déclin de leur étoile interviendra-t-elle à moyen et plus sûrement à long terme avec un rejet par les étudiants et en particulier les plus brillants d’entre eux qui la considéreront comme un savoir inutile et désuet par rapport notamment à des approches en termes d’écologie [21]. Le « retournement » des connaissances économiques (en reprenant le terme « retournement » qu’utilise Pierre Dockès près d’une centaine de fois dans l’ouvrage) afin qu’elles retrouvent légitimité et pertinence impliquerait de ne pas opposer des contraintes « financières et économiques », « sociales » et « environnementales » et de ne pas jouer les unes contre les autres comme des domaines qui seraient autonomes et concurrents. Il faudrait au contraire les repenser en interactions et inverser leur actuelle hiérarchie en mettant la finance au service de l’économie, qui elle-même le serait à celui de la société, elle-même reconnue comme partie intégrante du vivant. Vaste programme.

On en trouve les prémices dans des travaux faisant le lien entre écologie et questions monétaires et financières [22]. Ils montrent que la manière dont la monnaie est créée (création par le crédit bancaire à la suite de la privatisation et marchandisation du commun monétaire) et mise en circulation, accumulée et potentiellement détruite dans le processus de circulation, comment et pourquoi elle est dépensée aussi, engendrent une compulsion de croissance ayant des conséquences sur l’empreinte écologique des activités humaines. Ils posent ainsi la question de la soutenabilité structurelle de la monnaie dans les économies contemporaines.

Mais le savoir économique peut-il être ainsi retourné par ceux et celles qui le pratiquent dans la mesure où cette transformation leur ôterait la place privilégiée qu’ils et elles occupent auprès des grandes institutions publiques et privées. Ou bien cette science économique sera-t-elle considérée plus ou moins rapidement comme un ensemble de croyances dogmatiques du fait de l’émergence d’autres savoirs qui produiront de nouvelles hypothèses plus adéquates et donc sa progressive dissolution ou son éclatement et son absorption par de nouvelles disciplines. Dans la perspective actuelle de Pierre Dockès, la question est d’autant plus essentielle qu’il accorde désormais à la force des idées une place aussi importante qu’il donnait dans ses premiers travaux sur les crises aux rapports sociaux et aux techniques de production qui leur sont liés. Quels que soient les futurs regroupements et divisions disciplinaires des connaissances, quel que soit le destin du savoir économique, même s’il disparaissait par obsolescence ou pour le moins par mutation, l’analyse fouillée menée dans Splendeurs et misère de la croissance [23] des controverses des économistes et de leurs évolutions depuis l’après Seconde Guerre mondiale ainsi que les pistes qu’il offre pour une nouvelle grande transformation des sociétés, conserverait toute son utilité pour les futurs historiens des sciences humaines et sociales. Ce serait tant une superbe oraison funèbre de la grandeur et de la décadence de la science économique qu’une invitation à penser de façon urgente un au-delà de ce savoir.

Pierre Dockès, Le Capitalisme et ses rythmes, Tome II, Splendeurs et misère de la croissance, Paris, Classiques Garnier, 2019, 1390 p.

par Jean-Michel Servet, le 8 janvier 2021

Pour citer cet article :

Jean-Michel Servet, « La science économique peut-elle survivre à la crise actuelle ? », La Vie des idées , 8 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-science-economique-peut-elle-survivre-a-la-crise-actuelle

Nota bene :

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Notes

[1J’ai consacré au premier volume intitulé Sous le regard des géants un compte rendu : « Comment une histoire des crises peut/doit (re)constituer un enseignement pour notre temps », La Revue des Sciences de Gestion, 2017/5-6, n°287-288, p. 153-158. Alexandre Reichart en a rendu compte dans La vie des idées sous le titre « L’Histoire au long cours du capitalisme (11 septembre 2019). La présente lecture s’est accompagnée de nombreux échanges avec Solène Morvant-Roux et André Tiran sur la crise et sur l’état du savoir économique. Merci aussi à Lucien Gillard.

[2La nouveauté est dans la simultanéité car il peut y avoir déjà eu des phases de crise d’offre et de demande se chevauchant (voir p. 249, 256).

[3Je pense notamment aux économistes de la Modern Monetary Theory auxquels Pierre Dockès accorde à mon sens trop peu de place.

[4Prenons l’exemple de Karl Polanyi que Pierre Dockès ne cite ni dans sa Libération médiévale (1979) ni dans Rythmes économiques (1983, année de la parution de la traduction en français de La Grande Transformation) alors qu’il est cité plus d’une vingtaine de fois dans ce tome second contre six dans le tome premier. Hormis quelques rares proches et pionnier du polanyinisme, qui pensait en 1964, année de sa disparition, qu’il apparaitrait un demi-siècle plus tard comme un des penseurs les mieux reconnus du XXe siècle ? Le pape François lui-même n’hésitant pas à faire référence à ses travaux.

[5On lit souvent que les anciens économistes n’accordaient pas d’attention aux questions environnementales. Si elles n’étaient pas traitées à la façon dont elles le sont aujourd’hui par l’économie environnementale, elles étaient loin d’être absentes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce qu’a écrit Alfred Marshall dans ses Principles (1890) sur la pollution due à la combustion du charbon dans les villes ou sur l’épuisement des mines abordée antérieurement par Jevons. On peut considérer aussi que la contrainte des rendements agricoles décroissants chez David Ricardo (1817) ou l’affirmation d’une augmentation de la population plus rapide que celle de la production de vivres chez Thomas Malthus (1798) étaient déjà une façon de penser… les limites matérielles de la croissance. Voir Agnar Sandmo, 2015, « The Early History of Environmental Economics », Review of Environmental Economics and Policy, vol. 9, Issue 1, Winter, p. 43-63.

[6Reconnaissons qu’il n’a jamais été totalement absent des travaux de Pierre Dockès sans doute parce que sa connaissance de l’histoire de la pensée et des faits économiques lui faisait connaître les retournements d’idéologie et de pratiques en la matière. Voir L’enfer, ce n’est pas les autres. Bref essai sur la mondialisation, Paris, Descartes et Cie, 2007 ; sans oublier L’internationale du capital, Paris, Puf 1975.

[7Voir notamment dans le volume premier du tome second : p. 289-292, 298-303, 331, 339-342, 357, 365-406, 441, 467, 646-647, 676-717 et le volume second du tome second lui est en grande partie consacrée en particulier dans les chapitres intitulés : « Genèse de l’instabilité financière » et « Anatomie d’une catastrophe financière ».

[8Voir de ce point de vue la critique formulée par Pierre Dockès au début du tome premier, p. 9 sq.

[9Tel qu’il est défini p. 249 comme : « la cohérence relative d’un ordre global, économique et social, capable d’assurer durant une période longue l’efficacité de l’accumulation du capital. » « On est bien en présence d’un nouveau fonctionnement du capitalisme, un nouvel ordre productif » (p. 1079).

[10On peut de ce point de vue considérer la gestion de la main d’œuvre en Union soviétique par la bureaucratie comme ayant été une autre forme d’exploitation ainsi que l’a analysé Charles Bettelheim notamment dans Calcul économique et formes de propriété, Paris, Maspero, 1971.

[11Ce que d’une certaine façon Pierre Dockès reconnaît à propos de la crise de 2007 lorsqu’il écrit p. 1055 : « Il faut se garder de faire de la crise financière le simple résultat de la ‘folie des gens’ et ne pas se contenter d’incriminer les comportements cupides de ceux qui ont été nommés les ’banksters’, ils furent des incendiaires, mais la cupidité n’est pas seulement individuelle, elle est inhérente à un système. »

[12Voir par exemple l’analyse des gains par les marchands banquiers italiens à partir de la circulation des « lettres de change » (instrument de change et de crédit) bien connue d’abord par les travaux de Raymond de Roover, 1953, L’évolution de la lettre de change, XVI-XVIII e siècle, Paris, Colin (qui assimilait le gain à un intérêt déguisé) auquel on doit joindre ceux postérieurs de Herman van der Wee, 1963, The Growth of the Antwerp Market and The European Economy (La Haye) et de Modesto Ellea, 1963, La Hacienda real de Castilla en el reinado de Felipe II (Rome). En 1986, trois économistes, Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, Ghislain Deleplace et Lucien Gillard, dans Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques/Presses du CNRS ont relu notamment de Roover pour mettre en avant les mécanismes de captation d’un surplus en s’appropriant grâce aux différences de cours des monnaies métalliques une part du seigneuriage des pièces grâce à un jeu sur le taux de change (voir plus particulièrement dans le chapitre VII p. 250-257). Pour mesurer la difficulté de saisir ce mécanisme d’enrichissement et les débats auxquels il peut donner lieu, on lira avec grand intérêt les comptes rendus de l’ouvrage par deux historiens : Alain Guerreau dans Histoire & Mesure, 1987, n°II-3/4, p. 215-221 ; Michel Morineau, dans la Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1991, n°69/4 p. 1032-1036 ainsi que par l’économiste Bernard Courbis dans Cahiers d’économie politique, 1990 n°18, p. 111-118.

[13Sur la complexité actuelle de ces catégories, voir les remarques faites p. 269-270.

[14Isabelle Chambost, 2013, « De la finance au travail. Sur les traces des dispositifs de financiarisation », La Nouvelle Revue du travail, n°3, 27 p.

[15J.-M. Servet, 2012, « Genève dans l’empire de la liquidité », in : Abdelmalki Lahsen, Allegret Jean-Pierre et al. (éd.), Développements récents en économie et finances internationales. Mélanges en l’honneur de René Sandretto, Paris, Armand Colin, p. 169-178.

[16Cela est d’autant plus important à retenir que comme le note Robert Boyer dans « La discipline économique des années 1930 à nos jours. D’un espoir prométhéen à une dramatique révision » : « les modèles canoniques ne prennent en compte que la monnaie de la Banque centrale et non le crédit accordé par les banques commerciales. Or l’histoire des crises financières enseigne que l’origine de la plupart de celles-ci se trouve dans l’expansion excessive du crédit », Le Débat, 2012/2, n°69, p. 148-166, p. 160.

[17Gaël Giraud, 2014, Illusion financière. Des subprimes à la transition écologique, Paris, Ed. de l’Atelier ; 2013, Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Flammarion.

[18Le qualificatif « liquide » a été rendu célèbre par le titre de plusieurs de ses ouvrages. Citons Liquid Modernity (Cambridge, Polity, 2000) Liquid Life (Cambridge, Polity, 2005), Liquid Fear (Cambridge, Polity, 2006) et Liquid Times (Cambridge, Politity, 2006).

[19On peut le penser lorsqu’on lit sous la plume de Robert Boyer : « Faute de pouvoir procéder à des expérimentations au plan macro-économique et compte tenu du faible pouvoir discriminant des études économétriques, les économistes peuvent considérer que leurs modèles sont une saine discipline intellectuelle permettant de vérifier la cohérence d’un raisonnement sans que celui-ci prétende nécessairement capturer quelques-uns des traits des économies réellement existantes », op. cit., p. 163.

[20Sur cette absence de nouveauté on lira avec grand intérêt l’article de Robert Boyer, un des fondateurs de l’école française de la régulation, cité ci-dessus en note 16.

[21Voir Dominique Bourg, Alain Papaux (dir.), 2015, Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, Puf.

[22Voir notamment ceux de et cités par Christian Arnsperger : 2015, « Monnaie », in : Dominique Bourg, Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, Puf, p. 651-654 ; 2017, « Repenser la création monétaire pour demeurer dans les limites de la biosphère », in : Agnès Sinaï, Mathilde Szuba (dir.) Gouverner la décroissance, Paris, Presses de Sciences Po, p. 77-93. Et l’application qui en est faite pour une instauration du revenu universel dans : 2015, « Revenu de base, transition socio-écologique et alternatives monétaires. Repenser la monnaie pour une économie soutenable », Alternatives éco. L’Économie politique, n°67. On doit remarquer que Christian Arnsperger, qui est docteur en sciences économiques de l’université de Louvain, est à l’université de Lausanne professeur en « durabilité et anthropologie économique ».

[23À noter ici que, en 2013, Pierre Dockès, très lié au Cercle des économistes, n’a pas rallié la proposition faite par de nombreux économistes hétérodoxes (réunis dans l’AFEP et fortement combattue par les économistes « mainstream » (au premier rang desquels Jean Tirole) de scinder la section 05 des économistes au Conseil National des Universités. Sur cette proposition de scission, voir notamment : Clémence Clos, « La création d’une nouvelle section ‘Économie et société’ par le CNU : un enjeu de société ». Groupe Alpha. Centre Études et prospective/27 novembre 2013.

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