À partir du cas vénézuélien, Federico Tarragoni propose de réhabiliter le concept de « révolution » en accordant une place centrale à la manière dont les habitants des quartiers populaires (les barrios) se sont appropriés la politique d’Hugo Chavez.
À propos de : Federico Tarragoni, L’énigme révolutionnaire, Les Prairies Ordinaires, 2015.
À partir du cas vénézuélien, Federico Tarragoni propose de réhabiliter le concept de « révolution » en accordant une place centrale à la manière dont les habitants des quartiers populaires (les barrios) se sont appropriés la politique d’Hugo Chavez.
Les nombreuses mobilisations sociales des quinze dernières années ont ouvert un questionnement dans le milieu académique sur la pertinence du concept de « révolution », autant dans les pays arabes et du Moyen-Orient qu’en Amérique latine. En prenant ses distances avec les études qui font le choix de ne pas y faire référence ou de lui privilégier un autre terme (tel que celui d’émeute, de révolte, ou de révolution autoritaire), Federico Tarragoni, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Diderot et chercheur au Laboratoire du changement social et politique, fait le pari de la réhabilitation du concept de révolution.
Point aveugle des sciences sociales, l’étude des « révolutions en cours » suppose selon lui de prendre au sérieux la dimension conflictuelle des phénomènes sociaux, ainsi que leur statut inachevé ou indéterminé. La révolution doit être considérée comme un point de discontinuité historique, dans lequel on peut déceler une « pliure du temps », où sont mêlées accélération, rupture et refondation (p. 40). Afin d’éviter les réductionnismes récurrents et surplombants qui conduisent à analyser la révolution soit « comme un moment d’effervescence destiné à rester éphémère et contingent », condamné par avance à l’échec, soit comme « des régimes autoproclamés issus de mobilisations sociales massives » (p. 16), l’auteur insiste sur la nécessité d’accorder une place centrale à l’étude de la « subjectivité révolutionnaire ». Il entend par là les dynamiques subjectives, les émotions, les rapports à soi et à autrui, les identités, les démarches réflexives, les rapports au temps et les utopies des individus qui vivent une révolution. L’objectif est donc de comprendre et de retracer les types de subjectivité qui constituent la trame d’un changement révolutionnaire, afin de mieux en appréhender sa complexité.
Pour cela, plusieurs choix sont faits, dont celui d’une interdisciplinarité assumée. Autant la philosophie que la sociologie, la science politique et l’histoire sont mobilisées pour reconstruire le concept de révolution. En appliquant ensuite ce cadre théorique à l’étude du cas du Venezuela, le parti pris est cependant celui de ne pas faire un livre sur la révolution bolivarienne, mais plutôt sur le concept de révolution, et sur la possibilité de « faire une sociologie des révolutions “en cours” à partir du cas vénézuélien » (p. 25). Plus particulièrement, la partie empirique retrace les résultats d’un cycle d’enquêtes ethnographiques, combinant entretiens semi-directifs, récits de vie, observations participantes et analyse de matériaux documentaires. Ces enquêtes sont réalisées entre 2007 et 2011 dans les « Conseils communaux », institués par le gouvernement de Hugo Chavez dans les localités pour déconcentrer le pouvoir. Les observations portent sur quatre aires sociogéographiques différentes, notamment les barrios (quartiers populaires) les plus militants de la capitale.
L’ouvrage passe tout d’abord en revue les contributions des auteurs classiques (Tocqueville, Marx, Weber, Arendt, Skocpol, Tilly) à la définition du concept de révolution. Les écrits sont passés au crible de leurs contributions à l’étude des processus de « subjectivation révolutionnaire ». L’auteur s’emploie à traquer des présupposés et des « implications normatives des choix théoriques » (p. 21). Est tout particulièrement dénoncée « la représentation pathologique de la révolution comme altération transitoire d’un équilibre social tenu pour normal » (p. 78). La « fin de la révolution » comme horizon naturel et nécessaire, sous la forme d’un Thermidor ou d’une restauration autocratique, est aussi critiquée tout au long de l’ouvrage. Trois propriétés principales sont finalement identifiées pour caractériser les révolutions modernes : 1) une conception progressive du temps qui permet d’identifier les révolutions comme une rupture violente de l’ancien menant vers un âge nouveau ; 2) une rupture intégrée à la dynamique sociale de manière réflexive, par des acteurs capables de se penser comme des ensembles structurés et cohérents, mais exposés au changement ; 3) la mobilisation de plusieurs classes sociales en vue de produire un changement violent des institutions, dont les effets sont durables sur les structures de l’État et de la société.
L’état des lieux ainsi dressé aboutit surtout à la conclusion d’un rendez-vous manqué entre les sciences sociales et la révolution. Peu équipée pour analyser les dynamiques subjectives, qu’elle relègue à l’arrière plan, la sociologie accorderait trop d’importance à l’hypothèse de la continuité des structures sociales et historiques. Elle s’arrêterait dans le meilleur des cas à l’étape de l’analyse des processus de catégorisation et d’étiquetage opérés par les acteurs, en faisant l’impasse sur les dynamiques de la subjectivité et de l’autonomie en œuvre dans une révolution. L’auteur montre ainsi comment cette discipline considère encore trop souvent la révolution comme un dysfonctionnement, comme la manifestation par excellence de l’anomie politique. Elle accorde une importance majeure aux structures sociales, aux interdépendances systémiques ou aux enchaînements séquentiels du phénomène, dans lesquels l’acteur se retrouve réduit à un statut d’individu rationnel et stratégique.
Mais la critique de l’auteur porte surtout sur la science politique, et sa tendance à étudier la révolution de manière trop surplombante. Aveuglée par la question des causalités structurelles des révolutions, la science politique les réduit trop souvent selon lui à la fois à des bouleversements des institutions étatiques et à des phénomènes modélisables, aux logiques récurrentes et prévisibles, derrière lesquelles toute analyse de la rupture historique et des dimensions subjectives disparaît.
C’est dans l’histoire des révolutions que l’auteur trouve les pistes de problématisation les plus fructueuses pour penser la discontinuité historique, autant que la subjectivité révolutionnaire. Ouverte par les travaux de Roger Chartier [1], c’est surtout cette piste historiographique qui permet selon l’auteur de dépasser les limites des approches de la sociologie et de la science politique, dans la mesure où elle prend pour objet la question des trajectoires individuelles, des significations politiques et des formes de subjectivité qui alimentent par le bas un changement révolutionnaire. Il s’agit donc ici de travailler sur le décryptage des significations sociales qui constituent l’événement, sur les lignes de conflit plurielles qui émergent dans celui-ci, loin d’un récit unifié, national et patriotique des révolutions. Federico Tarragoni s’intéresse aussi tout particulièrement aux travaux de Timothy Tackett [2] sur le processus de socialisation politique conflictuel des députés du tiers-état entre 1789 et 1790, et à ceux de Haïm Burstin [3] sur les trajectoires d’individus ordinaires qui se sentent eux-mêmes protagonistes des événements et de l’histoire sous la Révolution française, tout en se découvrant un pouvoir d’agir, dans un processus complexe qui n’est jamais vraiment figé. Les travaux de Bronislaw Baczko [4] sur la perception des injustices et des imaginaires utopiques des révolutionnaires de 1789 et ceux de Sophie Wahnich [5] sur les expériences du temps propres aux situations révolutionnaires apparaissent aussi à l’auteur comme des apports majeurs.
Prendre le Venezuela contemporain comme cas de révolution ne va pas de soi dans un monde qui regorge actuellement d’événements révolutionnaires et où la révolution bolivarienne représente depuis quinze ans un sujet particulièrement polarisant dans l’espace académique. Un des grands mérites de l’ouvrage consiste à démontrer que le Venezuela bolivarien permet de comprendre un certain nombre de phénomènes significatifs des ruptures révolutionnaires en général. L’auteur défend ici la thèse selon laquelle :
si la révolution bolivarienne a « réussi » quelque chose, ça a été précisément d’alimenter une réflexivité critique en milieu populaire, de transformer des individus faiblement concernés par la politique, se sentant illégitimes et dominés symboliquement, en sujets politiques, capables de jugement et d’action. (p. 149)
Pour le démontrer, il s’attache à analyser les différents ressorts subjectifs de ce « protagonisme populaire », la pluralité des régimes de subjectivité. Il s’agit de comprendre comment l’événement fait sens pour les acteurs qui le vivent. Étayé par de nombreux et riches extraits d’entretiens, les mises en récit des trajectoires des militants expérimentant un processus révolutionnaire sont ainsi analysées. Présentations de soi, « entrées en révolution », processus de politisation, premières prises de parole publiques, réinvestissement des ruptures biographiques sous la forme d’un nouveau récit expliquant la conversion révolutionnaire, sont décrits avec beaucoup de détails et de nuances, et témoignent de la complexité des articulations entre trajectoires personnelles et événements à l’origine d’une nouvelle subjectivation politique. Celle-ci est définie comme :
le processus de production d’un nouveau rapport à soi qui engage l’exercice d’une liberté vis-à-vis de l’expérience vécue de la domination, qui suppose la constitution d’un collectif virtuel d’appartenance et débouche sur un conflit tenant aux parts et aux capacités qui échoient aux uns et aux autres de la vie sociale. (p. 187)
Loin de l’exaltation du révolutionnaire bolivarien en particulier et de la révolution bolivarienne en général, une importante partie de l’étude est consacrée à l’analyse des répercussions des évolutions néfastes de la politique révolutionnaire au Venezuela. L’auteur analyse les effets auprès des habitants de l’appropriation progressive par le gouvernement des structures de l’État, de la pénétration de celui-ci dans les barrios, et de la traduction de l’idéologie qui structurait le projet initial de changement politique en une forme organisée de police idéologique. Parmi ces conséquences, il décrit la polarisation idéologique cristallisée sous la forme de « deux systèmes anthropologiques opposés » : celui du « marginal » (stéréotype du « misérable » chaviste) et celui de l’ « escualido » (stéréotype de la « canaille » antichaviste) dans les quartiers populaires. Il décrit aussi les mécanismes de définition de l’« ennemi du peuple », du cadrage conspirationniste, de la chasse aux ennemis cachés, y compris parmi les militants. L’évocation des mécanismes de la conspiration et du complot permet de mettre en perspective des émotions qui traversent les régimes de subjectivité révolutionnaire en général :
la crainte que la révolution s’arrête, que ses avancées soient compromises, que l’on puisse à tout moment, dans un éclair, revenir en arrière. (p. 185)
Ce travail de terrain permet à l’auteur de montrer comment les différentes traductions de la critique populaire contre l’État s’exercent progressivement et paradoxalement. En effet, celui-ci a pourtant donné aux classes populaires les outils pour se transformer en peuple, mais il cherche de plus en plus à le contrôler et à l’enrégimenter, bloquant les dynamiques émancipatrices. Il est ainsi montré comment les enquêtés décryptent et dénoncent les « trampas » (pièges, de type bureaucratique, juridique, clientéliste...) mis en place par l’État. Une critique de plus en plus virulente se développe dans les quartiers populaires vis-à-vis de la « boliburguesia » (contraction des mots « bourgeoisie » et « bolivarienne »). Nouvelle oligarchie décrite comme prédatrice des ressources, elle aurait trahi la révolution anti-élitiste et anti-impérialiste à partir de laquelle elle s’est elle-même construite.
Les enquêtés expriment également des réticences par rapport au personnalisme, à l’acclamation d’un leader faisant figure de porte-parole suprême du peuple. Ainsi, loin des lectures hâtives qui tendent à réduire le conflit révolutionnaire au moment de rupture qui précède la mise en place de nouvelles institutions, F. Tarragoni insiste sur l’idée que la révolution bolivarienne a fait proliférer le conflit dans les barrios, l’a intensifié, et en a multiplié les foyers d’expression, générant une conflictualité permanente et multi-centrée, y compris contre le gouvernement et l’État qui en a été à l’origine. La subjectivation politique inclut donc également toutes les pratiques de résistance aux dynamiques de l’idéologisation dans les quartiers populaires, de « résistance à l’idéologie en tant qu’elle s’apparente à une forme de domination sociale » (p. 188).
Sur le terrain, Federico Tarragoni fait le constat que l’histoire du Venezuela, et du monde en général, est omniprésente dans les barrios. La révolution introduisant une discontinuité dans le temps, l’histoire, la mémoire et les événements s’ouvrent et font l’objet d’un travail de réécriture et de réappropriation. L’auteur cherche à saisir comment se produit l’articulation entre la « réécriture “par le haut” » de l’histoire, par l’État et le pouvoir, et la « réinterprétation “par le bas” », ici par les enquêtés. L’analyse porte sur trois dimensions : le temps « cristallisé » de l’histoire nationale, réécrite par les élites et essentiellement créée de toutes pièces par Hugo Chavez lui-même ; le temps « mouvant » de la mémoire collective, construite à partir du souvenir et de l’engagement présent ; et enfin le temps « contingent » des ruptures biographiques et existentielles.
Une section passionnante est ainsi consacrée aux interprétations diverses et infiniment complexes de l’ouvrage le plus diffusé et lu dans les quartiers étudiés : Les Misérables de Victor Hugo. En analysant ensuite les envolées historiques des discours de Chavez à propos de Simon Bolivar, l’auteur montre comment, loin d’une lecture passive, et en faisant appel à l’imagination, les habitants des barrios réinterprètent le passé à la lumière du présent dans lequel ils sont partie prenante, tout en projetant immédiatement leur agir politique dans un futur à construire. Enfin, l’analyse des souvenirs profondément ambivalents des enquêtés par rapport à la mémoire de la rupture, au moment fondateur du « Caracazo » [6], décrété fête nationale par le gouvernement bolivarien, met également en évidence les lectures clivées et les conflits d’interprétations qui subsistent à propos de l’histoire y compris dans les quartiers populaires. Selon l’auteur, cet exemple témoigne de la richesse des significations contenues dans un dernier « concept-piège », celui de la violence révolutionnaire, trop souvent utilisé par l’analyste pour dénoncer et non pour comprendre.
L’ouvrage de Federico Tarragoni s’inscrit ainsi dans une lignée de travaux récents qui appellent à prendre de nouveau en considération le concept de révolution en sciences sociales [7], et à le travailler à la lumière de terrains ethnographiques, qui permettent d’analyser des dimensions micrologiques peu étudiées jusqu’à aujourd’hui. Il va également dans le sens des nombreuses études en sociologie et en science politique (pourtant finalement peu citées [8]) publiées pendant les dernières années, qui revendiquent l’importance des émotions dans les recherches sur les mouvements sociaux et l’action collective. Très riche en données empiriques sur les quartiers populaires, cette étude est enfin une contribution tout à fait bienvenue à l’histoire de la révolution bolivarienne vénézuélienne, sur laquelle les récits « par le haut » sont légion, qui amalgament souvent l’État et le peuple sous la forme de véritables boîtes noires monolithiques. Toutefois, malgré l’annexe détaillant les trajectoires des enquêtés à la fin du livre, le lecteur ne dispose tout au long des chapitres que de peu d’éléments permettant de comprendre le rôle de ceux-ci dans les conseils communaux et dans les quartiers populaires en général. Les particularités de chaque barrio échappent également au lecteur : les habitants d’un barrio de Caracas ont-ils vécu le processus révolutionnaire de la même manière que ceux de la région ouvrière de Valencia, des hameaux andins ou des villages indigènes à la frontière avec la Colombie, sur lesquels a aussi porté l’étude ? Par ailleurs, on trouve peu de retranscriptions des dialogues ou des débats entre participants aux conseils communaux. L’importance accordée à la dimension individuelle et subjective conduit ainsi à ne rendre compte que de peu de moments d’échange entre les enquêtés, qui auraient pu donner encore plus de force à la démonstration, en permettant d’insister sur les processus de construction collective des subjectivités politiques.
Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Federico Tarragoni apporte de très nombreuses et riches pistes, pour tout chercheur qui souhaite travailler sur les révolutions en cours.
par , le 24 octobre 2016
Erica Guevara, « La révolution des barrios », La Vie des idées , 24 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-revolution-des-barrios
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[1] Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution Française, Paris, Seuil, 1990.
[2] Timothy Tackett, Par la volonté du peuple, Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997. Voir aussi le compte-rendu de son ouvrage The Coming of the Terror in the French Revolution, Harvard, Harvard University Press, 2015, sur le site La Vie des idées.
[3] Haïm Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.
[4] Bronislaw Baczko, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008.
[5] Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.
[6] Le « Caracazo » désigne l’explosion sociale du 27 février 1989, à Caracas. Les habitants des bidonvilles descendent dans la ville suite à une augmentation des tarifs des transports. L’émeute tourne au pillage des magasins, puis à l’affrontement entre différents groupes sociaux dans la ville, prenant des allures de guerre civile. Durement réprimé par l’État, le « Caracazo » marque une rupture dans l’histoire vénézuélienne.
[7] Voir à ce sujet : Laurent Jeanpierre et Choukri Hmed (coord.), « Révolutions et crises politiques. Maghreb/Machrek », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°221 (2016/1), Paris, Le Seuil. Voir aussi l’entretien avec Laurent Jeanpierre et Quentin Deluermoz sur « La possibilité des révolutions », sur le site de La Vie des idées.
[8] On pense notamment aux travaux de Isabelle Sommier et Xavier Crettiez (dir), Les dimensions émotionnelles du politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, et de Christophe Traïni, Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.