Que nous reste-t-il de la philosophie allemande ? Pour J.-F. Kervégan, son héritage est encore vivant, et les débats qui l’ont animée au XIXe siècle, après la Révolution française, sont toujours riches d’enseignement.
À propos de : Jean-François Kervégan, Explorations allemandes, CNRS Éditions
Que nous reste-t-il de la philosophie allemande ? Pour J.-F. Kervégan, son héritage est encore vivant, et les débats qui l’ont animée au XIXe siècle, après la Révolution française, sont toujours riches d’enseignement.
Cet ouvrage regroupe plusieurs articles publiés par J.-F. Kervégan entre 2000 et 2018, remaniés voire réécrits pour l’occasion, ainsi que trois textes inédits (chapitres 6, 8 et 12). Il se structure autour de trois parties, la première consistant en un entretien avec l’auteur, professeur émérite de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, la deuxième regroupant quelques-unes de ses études autour de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, principalement), la troisième enfin explorant des auteurs allemands plus contemporains qui se sont intéressés aux mêmes questions de la rationalité normative et de l’esprit objectif. Telle est en effet la perspective empruntée par l’auteur et le point commun entre les nombreux philosophes allemands étudiés : il s’agit d’interroger le versant pratique (moral, juridique et politique) de leur réflexion, selon une méthode qui est aussi bien exégétique que critique. La spécificité de la démarche réside en ceci que, tout en restant très attentif au contexte historique de ces philosophies, l’auteur compare, confronte, met en dialogue, et finalement fait ressortir la manière dont cette tradition a irrigué durablement le champ philosophique et intellectuel occidental. C’est pourquoi peu d’études sont purement « monographiques », et c’est pourquoi aussi les auteurs contemporains côtoient si souvent les classiques : c’est bien la continuité du fil tissé par les premiers idéalistes allemands jusqu’à Habermas et Honneth qu’il s’agit de mettre en lumière. Cela implique de comprendre à la fois la profonde « actualité » des classiques allemands, mais aussi la difficulté que nous autres post-métaphysiciens avons à nous émanciper de tout ancrage métaphysique.
La forme même de l’ouvrage et l’expérience de lecture qu’elle institue doit être précisée : la dispersion qu’on aurait pu craindre d’un ouvrage qui rassemble des articles divers est ici brillamment jugulée, puisque les articles ont été choisis et « cousus » de telle façon que la continuité et l’unité du propos soit respectée. C’est ainsi un véritable livre, avec une unité de thème et un cheminement problématisé, que l’on lit, et non une juxtaposition d’études éparses, dans laquelle il faudrait se contenter de piocher.
Le résultat est un ouvrage d’une ampleur et d’une hauteur de vue remarquables, dont la lecture retiendra quiconque s’intéresse à la philosophie allemande.
L’entretien avec Thibaut Gress éclaire le lecteur sur la méthode et les principes de lecture adoptés par l’auteur dans son interprétation des principaux philosophes allemands auxquels il s’est intéressé. Ainsi sur Hegel, J.-F. Kervégan revient sur l’articulation de la métaphysique et de la philosophie pratique au sein du système, et précise les conditions de légitimité d’un discours qui se concentrerait sur la philosophie pratique et sur l’extériorisation de l’esprit dans le monde par le biais de l’action et des institutions. Se focaliser sur la seule philosophie pratique de Hegel, mais aussi des autres auteurs étudiés, ne revient-il pas à amputer ces doctrines de leur fondement métaphysique ? En réalité, il faut complexifier le sens qu’on attribue au terme « métaphysique », à la fois dans les textes de Hegel et dans la réception herméneutique de ses textes : d’une part, Hegel institue une nouvelle métaphysique, certes, mais il ne peut le faire que parce qu’il critique et condamne l’ancienne ; critiquer la métaphysique n’est donc pas en soi anti-hégélien ; d’autre part, les « Jeunes hégéliens », parmi lesquels Feuerbach et Marx, ont eux-mêmes institué une telle pratique, qu’il faut prendre en compte pour une lecture au long cours de la pensée hégelienne.
La spécificité de cette méthode de lecture, centrée sur l’esprit objectif, permet de mettre en lumière certaines originalités de ces doctrines. Cela amène par exemple à montrer mieux que jamais que l’intuition centrale de la philosophie pratique hégélienne réside dans « une théorie non subjectiviste de la subjectivité » (p. 39) : ainsi, il ne faut pas partir d’une métaphysique du sujet, qui ferait de ses actions une suite ou un épiphénomène de sa subjectivité, mais renverser l’ordre de priorité en montrant que c’est bien au contraire dans l’action que se constitue le sujet. De même faut-il poser une priorité de la Sittlichkeit (l’éthicité) sur le droit et la morale, lesquels demeureraient abstraits sans elle.
La méthode de lecture de l’auteur, impliquant une mise en dialogue des doctrines, se voit justifiée par le décentrement bénéfique qu’elle produit, en même temps qu’elle permet de revenir sur certains lieux communs de la philosophie allemande. Par exemple, lorsqu’on procède à une lecture comparative de Kant et de Hegel, on s’aperçoit que la prétendue rupture entre un déontologisme fort et un conséquentialisme clair peut être atténuée : dans la polémique sur le droit de mentir, les arguments de Kant sont tout autant conséquentialistes ; de même la marginalisation de sa théorie du droit doit être relue à la lumière de la rupture qui s’opère en 1793-1797 et qui accorde une place croissante à cette thématique.
La même démarche d’étude au long cours de la philosophie allemande et d’une mise en rapport des doctrines apporte aussi des éclairages spécifiques sur les penseurs des normes au XXe siècle : cela permet par exemple de faire ressortir l’affinité du positivisme juridique et du positivisme logique, ou de faire émerger des points de convergence inattendus entre Hayek et Kelsen.
Au total, cet entretien permet une mise en perspective des thèses les plus significatives de J.-F. Kervégan, en retrace le cheminement à partir de ses années de formation (le contexte des années 1960-1970 marqué par la critique de la subjectivité), et justifie de manière toujours précise l’interprétation originale qui est faite des philosophes allemands. C’est donc autant à une véritable réflexion sur Hegel, Kant, Schmitt et Habermas que l’on assiste qu’à l’esquisse d’une biographie intellectuelle, retraçant par elle-même le destin de la réception de ces auteurs dans la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle.
La Révolution française offre à l’auteur une porte d’entrée dans la pensée des classiques allemands, et pour cause : de Kant à Marx, rares sont les philosophes qui ne s’y sont pas penchés outre-Rhin. Cette perspective contextualiste permet d’ordonner les principales spécificités de ces auteurs en fonction des débats et des interrogations que cet événement a suscité. D’abord, chez Kant, nous savons l’importance quasi-mythologique (l’interruption de sa sacro-sainte promenade quotidienne, à laquelle il ne dérogeait jamais et que rien ne pouvait perturber) de la Révolution sur sa pensée, mais l’ambiguïté de son jugement oscillant entre l’admiration et la condamnation a pu susciter des incompréhensions. L’auteur montre que cette indécision kantienne est due à l’impossibilité fondamentale de définir une révolution en termes juridiques, puisque la révolution est la suspension même du droit, et demeure comme telle inintégrable à l’idée de droit. L’analyse permet ainsi de donner une explication philosophique à cette contradiction apparente du kantisme, sans la rabattre, comme on l’a parfois fait, sur un effet d’autocensure destinée à déjouer l’oppression du pouvoir royal. Les effets de la Révolution sont tout aussi mesurables par la préfiguration des thématiques de l’État de droit chez les classiques : si c’est moins étonnant pour l’Aufklärer que fut Kant, cela l’est davantage pour Fichte et Hegel, dont le conservatisme a souvent été souligné. L’auteur montre par exemple comment la distinction qui est faite entre l’État (Staat) et la société civile (Gesellschaft), ou la conscience d’une nécessaire division des pouvoirs pourront paradoxalement concorder avec les thèses libérales, qui s’accommodent mal en général des philosophies fichtéenne et hégélienne.
L’impulsion donnée par la Révolution donne aussi au hégélianisme un visage particulier, surtout quand on l’envisage comme solidaire de la postérité qui fut la sienne. En effet, cette conjonction entre la figure de la révolution et la philosophie hégélienne accouchera d’un des plus grands philosophes du XIXe siècle et un des plus vifs commentateurs de Hegel : Marx. L’auteur montre bien comment Marx opère une véritable « Aufhebung [relève] sociale du politique » (p. 239) et réinvestit la distinction fondamentale entre société et État, laquelle caractérise depuis plus de 200 ans la réflexion politique contemporaine. Les penseurs du Vormärz, c’est-à-dire de la période allant de 1830 à 1848 (conservateurs ou progressistes), et la critique marxiste, qui trouve un ancrage dans un des versants de l’anthropologie hégélienne (le caractère social de l’humanité), ouvrent donc une nouvelle page de la philosophie politique, ce qui laisse du même coup penser que « la perspective hégélienne, du fait même de sa « dissolution » (qui débute avec la scission de l’école hégélienne en une « droite » et une « gauche ») a ouvert l’espace au sein duquel pouvait se développer une nouvelle manière de pratiquer la philosophie, combinant réflexion spéculative et critique sociale, travail théorique et enquête empirique » (p. 238).
La section, ouverte par l’événement historique que fut la Révolution française, se clôt précisément sur la philosophie de l’histoire dans la pensée classique allemande. La catégorie même de philosophie de l’histoire n’apparaît pas avec Kant et n’est pas d’abord allemande ; cependant elle sera fortement investie par l’Aufklärung, avec les thèmes de prédilection qu’on lui connaît, tout en étant inséparable d’une conceptualisation alternative, celle de la Gegenaufklärung, c’est-à-dire des anti-Lumières (Herder, Schlegel), qui influencera paradoxalement Kant, Fichte ou Hegel, notamment sur un point précis : « l’idéalisme allemand retient de la Gegenaufklärung l’idée du caractère contradictoire, dialectique de la processualité historique » (p. 267). Là encore, la scission droite/gauche, conservateurs/progressistes s’avère importante, mais la porosité entre ces deux camps ne doit pas être ignorée.
La partie de l’ouvrage consacrée aux penseurs allemands contemporains est dirigée par la conviction que, de l’idéalisme allemand, « la part de « ce qui est vivant » l’emporte largement sur celle de « ce qui est mort » » (p. 275). Ainsi, la manière dont les auteurs contemporains de la rationalité pratique sont envisagés ici n’est pas neutre : c’est dans l’optique d’un dialogue avec la philosophie classique allemande et d’une influence que celle-ci a pu exercer sur ceux-là (quand bien même ils l’ignoreraient ou s’en défendraient) qu’ils sont étudiés. Ainsi Reinach est confronté à Kant, et Hegel aux penseurs les plus contemporains de la normativité. L’auteur montre comment les analyses de Hegel, repensant la distinction de la morale et du droit, peuvent être réinvesties par la philosophie contemporaine de la normativité, comme d’ailleurs l’a été sa théorie de l’esprit objectif par des penseurs comme Ch. Taylor et V. Descombes, ou A. Honneth. Il montre ainsi une proximité étonnante entre la Sittlichkeit hégélienne, qui est « une réalité sociale à la fois subjective et objective » (p. 344), et le concept d’habitus chez Bourdieu. De manière générale, la philosophie sociale a beaucoup à gagner à relire les développements hégéliens.
Même les chapitres qui font droit à une étude autonome de certaines philosophies contemporaines (celles de Hayek, de Habermas et de Honneth) développent une perspective critique inspirée des leçons tirées des classiques. Ce qui ressort dans les trois cas est une mécompréhension de la nature même du politique : chez Hayek, l’oubli de la spécificité sui generis du politique, de sa nécessité et de sa symbolique, au profit du seul marché ; chez Habermas et Honneth, qui développent des pensées démocratiques fortes de l’expérience allemande du XXe siècle, c’est la sous-estimation de « la dimension verticale du politique » (p. 412) qui les caractérise. Leur approche horizontale de la communauté s’avère profondément solidaire de leur positionnement théorique marqué par la revendication d’une « fin de la métaphysique ». J.-F. Kervégan ne manque pas de souligner les contradictions et les apories de cette thèse ; mais il montre que, même dans ce paradigme « post-métaphysique », la philosophie hégélienne n’est pas caduque : les philosophes contemporains allemands sont plus proches de Hegel que ce qu’eux-mêmes pensent. Car, redéployé à partir du concept central de médiation (« l’immédiat est en réalité saturé de médiation » p. 178), Hegel apparaît non seulement comme le contempteur d’une métaphysique dualiste, mais aussi comme le critique d’une philosophie pratique centrée sur le sujet, ce qui le fait déjà appartenir, en ce sens, à une ère « post-métaphysique ».
Cet accord insoupçonné entre le vieil idéalisme allemand et les nouvelles théories francfortoises nous offre une raison de plus pour insister sur la profonde unité de la tradition philosophique allemande – unité remarquablement mise en valeur par une méthode comparatiste et dialogique stimulante, enlevée, et qui le ne cède en rien à la précision doctrinale et historique.
par , le 11 novembre 2020
Elena Partene, « La puissance normative de la raison », La Vie des idées , 11 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-puissance-normative-de-la-raison
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