Les séries distribuées par les plateformes numériques constituent un loisir-phare du quotidien actuel. En analysant le mode de consommation qui s’y articule, il est possible de rendre compte du rapport que ces consommateurs entretiennent avec le temps, le récit et la décision.
On aime aux éditions de L’Échappée la liberté de ton, la posture technocritique et les auteurs de référence : Guy Debord, Albert Camus, Günther Anders, Jacques Ellul, Simone Weil ou le Karl Marx des philosophes. On n’est donc pas déçu lorsqu’on lit d’une seule traite le dernier livre de Bertrand Cochard, spécialiste de Debord, qui mobilise cette riche galaxie pour s’attaquer au phénomène des séries, et aligne un argument sans concession à la fois audacieux et original. Audacieux, parce qu’il est question de déboulonner une pratique culturelle aujourd’hui bien installée ; original, parce que, dans la lignée de la théorie critique, l’auteur s’appuie sur des hypothèses normatives assumées afin de dénoncer, non pas la faible qualité, mais le « mode de consommation » des séries, « qui est de l’ordre du flux » épuisant le spectateur par la « reconduite permanente de promesses (…) jamais tenues » (p. 49).
Trois repères normatifs
On peut dénombrer trois affirmations fortes au cœur de la critique que formule Cochard à propos des séries. La première consiste à dénoncer l’illusoire indifférence dans laquelle elles nous placent. Consommer une série, dit l’auteur, produit un « effet tunnel » (p. 56) capable d’abolir la notion du temps, désormais coulée dans un « flow » (p. 56) continu. Entièrement pris dans l’activité d’être spectateurs, les individus se voient détachés de la temporalité historique, soit celle où les décisions à effet politique sont prises, au profit d’une « pseudo-cyclicité » (p. 85) au sein de laquelle tout semble se poursuivre – il y aura toujours un autre épisode à regarder – alors même que nos conditions d’existence sont progressivement saccagées, et que de nouvelles marchandises viennent façonner notre quotidien sans contrôle démocratique. Se confirme dès lors une « asynchronicité des temps sociaux (…) où une partie de la société (…) évolue, progresse, fait l’histoire » (p. 84) pendant que le reste prétend l’ignorer tout en la subissant.
Au début de son propos, Cochard reprend à Debord son opposition entre temps cyclique (répétitif) et temps linéaire (historique), également explorée dans le livre Guy Debord et la philosophie [1]. Il radicalise ensuite son analyse en soutenant que la pseudo-cyclicité, déjà présente dans le quotidien des Trente Glorieuses, s’est récemment dégradée en une simultanéité de non-évènements insignifiants (buzz, scandale, sortie culturelle aussitôt exaltée aussitôt oubliée, etc.). Le temps routinier de la société pré-numérique était certes sans effet sur le plan politique ; on pouvait néanmoins s’y projeter à travers la consistance du basculement entre travail et loisir. Las ! Même l’horizon d’une carrière bien menée et du repos bien mérité s’est estompé dans nos sociétés postmodernes, laissant la place à une suite infinie de projets instables et une production ininterrompue, car l’humain connecté ne s’arrête jamais de fournir de la donnée. Si bien que la série devient un véritable « passe-temps » (p. 100), au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire qu’elle nous fait passer d’une séquence de temps à l’autre là où la séparation des moments n’existe plus. Elle ré-agence le quotidien de façon à simuler « la cohérence et (…) l’unité dont nos vies fragmentaires sont dépourvues » (p. 105).
Alors que dans l’ensemble l’auteur se focalise plutôt sur la « forme-série » (p. 13), la troisième conclusion de l’essai, plus téméraire, commente son contenu et établit que les séries plébiscitent une anthropologie latente : l’individu serait essentiellement déterminé par le récit qu’il tient sur lui-même. Dans la plupart des intrigues déployées, les personnages peuvent en effet devenir des « versions améliorées d’eux-mêmes » (p. 112) pourvu qu’ils changent de narratif à leurs propos, une idéologie également à la racine du « développement personnel » (p. 112). L’adhésion à ce postulat chez le spectateur engendre le besoin de s’entourer d’une multiplication de récits qui sont autant de nouvelles manières potentielles de se rapporter à soi, et les séries peuvent aisément constituer un tel décor. « Rien de plus que lui-même n’intéresse [l’homme quotidien], surtout dans ce qu’il pourrait être », dit Albert Camus, cité par l’auteur (p. 113).
Contre une telle « narrarchie » (p. 121), qui postule l’autorité du récit au détriment des causes réelles et de l’imprévisibilité de l’action (Hannah Arendt), Cochard soutient – à contre-courant d’une tendance lourde, admettons-le – qu’il nous faut renoncer à produire des mythes. Alors pourra s’éprouver l’expérience impromptue, non saisie dans un quelconque drame déjà joué, d’où surgira la « suspension involontaire de notre crédulité » (p. 121), une suspension propre à toute philosophie.
Qualités d’un court traité
Au crédit de l’auteur, mentionnons d’abord une large gamme d’exemples tirés des séries elles-mêmes. On appréciera particulièrement la critique, à partir d’un épisode de The Good Place, de l’individu monadique qui croit pouvoir être bon sans envisager le changement des structures sociales (p. 114-115). Citons ensuite la panoplie de publications récentes convoquées au-delà des références canoniques, de sorte qu’on sait rapidement de qui Cochard tient (Gérard Wacjman, Jonathan Crary, Hartmut Rosa) et à qui il s’oppose (Sandra Laugier, Dominique Moïsi, Tristan Garcia), sans sectarisme, puisqu’il sait nuancer les positions des uns et des autres.
« The Good Place », le dilemme du tramway
Soulevons enfin le recours rafraîchissant à des références littéraires pour donner corps aux arguments avancés, une méthode qui rompt avec l’autorité de la sociologie dans ce domaine et qui permet de formuler des propositions de bon sens dans un débat saturé par l’exaltation de la pop culture et de la créativité des fanbase : « la série tient une place privilégiée dans la dépendance aux écrans » (p. 10), le numérique est un scandale écologique, et le supposé contenu politique de l’industrie culturelle n’a pour l’instant réduit que le temps passé à dormir. De quoi se remémorer le constat de David Brooks : la classe créative, qu’il a fameusement baptisée les « bobos » et dont les séries ne cessent d’illustrer les convictions éthiques, devait porter une ère de respect, de conscience et d’alternative, mais n’engendra, une fois établie dans les institutions, que « le ressentiment, l’aliénation et un dysfonctionnement politique continu » [2].
Une absence de spécificité
Si l’on sort de l’éloge et de l’impression première, qui est la gratitude, on notera toutefois qu’on peine à comprendre, dans l’analyse de Cochard, la spécificité des séries par rapport aux autres contenus distribués sur les plateformes numériques. La critique du temps passé à enchaîner les épisodes à partir de la notion de « travail abstrait » (p. 75) chez Marx, qui fait à la fois sens du « temps d’attention » (p. 75) extorqué à l’utilisateur et du dégoût ressenti quand il estime avoir consacré trop de temps à une série qui n’en valait pas la peine, est particulièrement féconde. Elle dévoile en effet le décalage qui existe, d’une part, entre ce que croit faire le spectateur (se divertir) et ce qu’il fait vraiment (produire de la donnée), et d’autre part, entre le « capital chronométrique » (p. 72) investi et la satisfaction réelle éprouvée.
Rappelons néanmoins que la situation où l’on communique un « surplus comportemental » [3] (Zuboff) aux Big Tech pendant des heures pour finalement avoir le sentiment qu’on nous a volé notre temps, ou qu’on nous a menti sur sa valeur, se matérialise tout aussi bien chez le joueur d’un MMORPG [4] : il faut des centaines d’heures de jeux pour atteindre un stade accessible en versant 20 euros à l’entreprise mère. En réalité, la contradiction apparaît dès qu’un loisir requiert des quantités indécentes d’heures pour obtenir un résultat atteignable en quelques secondes à peu de frais, qu’il s’agisse de la connaissance d’un dénouement ou du dernier niveau pour son héros. Et elle se résout à l’aune du plaisir éprouvé dans l’usage et du degré de technicité obtenu grâce à la régularité. On parle mieux de Lost si on l’a regardée, et on est plus habile à World of Warcraft après 1h de jeu. Dit plus simplement : toutes les plateformes qui distribuent des contenus culturels visent l’effet tunnel, et les séries, dont nombre sont en fait « finies », ne sont sans doute pas les pires d’entre eux.
L’argument vaut aussi en ce qui concerne la question de la décision, développée à la fin du livre. Nul ne niera que la série soulage du fardeau d’avoir à choisir dans une société d’abondance où chacun est constamment renvoyé à lui-même. Au moins durant le temps long où elle défile face à nous, la série « nous délivre de ce poids insupportable de la souveraineté individuelle » (p. 132).
Pourtant, cela s’applique à nouveau au-delà des plateformes SVOD (Netflix, Disney+, TF1+ et autres). Les applications qui nous encouragent à faire du sport en nous proposant des trophées virtuels si nous parvenons à courir x kilomètres sur la semaine, les pratiques de « Quantified Self » [5] qui promettent d’augmenter nos performances sur base d’un traçage permanent de notre état de santé ou les mécaniques de recommandations de produits culturels (vidéos sur YouTube, musiques sur Spotify, photos sur Instagram) nous économisent en permanence d’avoir à statuer sur ce qui nous arrive (activité, nourriture, expérience esthétique). Tout le marketing autour de la Apple Watch consiste essentiellement à la présenter comme un pourvoyeur de stimulations qui « help you reach your Move, Exercise, and Stand goals every day » sans que vous ayez à fournir cet éternel effort de délibération intime. En clair, c’est le numérique, non pas la série, qui est une machine à décider.
Réviser le potentiel herméneutique des séries
Limpide dans sa pédagogie, créatif dans son argumentation et pertinent dans sa critique, l’essai de Cochard pêche donc uniquement en faisant de la série « la substantifique moelle de ce que nous vivons » (p. 10.), là où elle gagnerait peut-être à être approchée comme une réponse au « paradoxe du choix » [6] (Schwartz) dans le domaine précis du divertissement, ou un énième avatar du « solutionnisme » [7] (Morozov), appliqué cette fois au problème du « vide contemporain » (p. 125), si bien décrit dans Vide à la demande. L’auteur lui-même oscille, au cours du texte, entre une critique des séries et celle, plus large, du « dispositif technologique » (p. 132) auquel nous sommes toutes et tous intégrés. Peut-être Cochard a-t-il malgré lui reproduit ce qu’il dénonce pourtant chez Moïsi, en estimant à son tour que « comprendre le monde des séries télévisées, c’est comprendre le monde tout court » (p. 47), bien qu’à l’échelle infrastructurelle. Exception faite de cette trop grande foi dans le potentiel herméneutique de son objet, l’essai est sans défaut.
Bertrand Cochard, Vide à la demande. Critique des séries, Paris, L’Échappée, 2024, 171 p., 17 €.
Jean-Baptiste Ghins, « La production sérielle des biens culturels »,
La Vie des idées
, 8 novembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-production-serielle-des-biens-culturels
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