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Recension Histoire

Dossier : Le protectionnisme, un remède à la crise ?

La préférence française pour le protectionnisme
Retour sur un débat historique


par Igor Moullier , le 1er décembre 2008


Pourquoi la France n’aime-t-elle pas le libre-échange ? Pour David Todd, il faut remonter aux débats économiques du XIXe siècle pour comprendre comment le choix d’une politique de protection commerciale a été assimilé à la défense de l’intérêt national.

Recensé : David Todd, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme, 1814-1851, Paris, Grasset, 2008, 487 p., 22.50 €.

L’ouvrage de David Todd se situe à la frontière entre histoire économique et histoire politique. Il poursuit un chemin bien balisé pour le XVIIIe siècle, mais encore peu défriché pour le premier XIXe siècle : étudier comment les questions économiques sont devenues un enjeu politique. La question a été abordée par de nombreux auteurs anglo-saxons à propos de la France des Lumières : Emma Rothschild, John Shovlin ou Michael Sonenscher pour ne citer que les ouvrages les plus récents [1].

Voltaire avait noté dans son Dictionnaire philosophique l’apparition de l’économie dans le débat politique : « Vers 1750, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies […] se mit à raisonner sur les blés ». Le débat touchait deux points : celui de la richesse intérieure (fallait-il favoriser l’agriculture ou l’industrie) et celui du commerce. C’est le fil de ce second débat que reprend David Todd, à partir de 1815. La France avait connu successivement deux régimes protectionnistes : le mercantilisme colbertien [2], puis le blocus napoléonien, brièvement entrecoupés d’épisodes libéraux (la libération du commerce des grains par Turgot en 1774, le traité de commerce franco-anglais de 1786, l’abolition des corporations).

La Restauration et le maintien du protectionnisme

La monarchie restaurée se retrouvait face à un héritage complexe, mais choisit de poursuivre dans la voie mercantiliste et protectionniste, en maintenant le système douanier établi par Napoléon. Les Douanes étaient en effet devenues une administration puissante, organisée sur le modèle militaire, et avant tout efficace. Les similitudes ne manquent pas avec le débat sur la centralisation ouvert à la même époque : les préfets étaient tenus par la majorité des royalistes, et notamment des ultras qui réclamaient la suppression des départements et le retour aux provinces, comme un symbole du despotisme napoléonien. Mais l’efficacité du système administratif mis en place sous Napoléon convainquit vite les gouvernements du régime des Bourbons de l’utilité de son maintien [3].

Le débat sur la politique commerciale revêtait une dimension supplémentaire : il touchait à un choix profond, idéologique et symbolique, sur la nature de la société française, et sur les intérêts que l’on entendait favoriser. Selon David Todd, les chambres parlementaires consacrèrent 20% des leurs débats, entre 1814 et 1822, aux questions commerciales. S’y ajouta une production éditoriale soutenue, entre partisans et adversaires du libre-échange, pour tenter d’influencer la décision politique. Ces débats s’organisent autour d’idées-forces, qui cristallisent les tensions et structurent le champ de force intellectuel. David Todd distingue quatre périodes, avec leur thème dominant : le temps des prohibitions (1814-1824), celui de la liberté (1824-1834), de la nation (1834-1844), et enfin le moment protectionniste (1844-1851).

Le choix d’une politique de prohibition sous la Restauration est expliqué par l’auteur pour des raisons morales doubles. En premier lieu, la protection est présentée comme le retour à un régime de privilèges qui permet de protéger les acteurs les plus utiles à la nation. L’argument moral devient le fer de lance des protectionnistes ; la surveillance douanière doit aussi permettre de lutter contre une source de corruption majeure : la contrebande. Les préfets des départements frontaliers, en Alsace ou dans le Nord, sont les premiers à souligner les dommages économiques causés par ses pratiques. Les débats de la Chambre ajoutent une coloration politique au problème : les contrebandiers sont présentés comme les exemples de la corruption morale provoquée par la Révolution.

La continuité avec les choix opérés sous Napoléon est donc patente. Elle s’explique en partie par la pérennité d’un certain nombre d’institutions qui fournissent des informations au gouvernement : les préfets, les chambres de commerce, le Conseil général des manufactures et le Conseil général du commerce, qui existaient déjà sous Napoléon. Le système parlementaire amène une représentation nouvelle des intérêts, mais, dans un premier temps, les groupes liés aux ultras, grands propriétaires fonciers notamment, font prévaloir leur point de vue.

Libre-échange vs intérêt national

Les abus de l’administration douanière alimentent la contestation politique sur le thème de la défense des libertés du commerce. Si le libre-échange a ses défenseurs, Jean-Baptiste Say ou Simonde de Sismondi notamment, leur influence est moindre, remarque Todd, que la diffusion de brochures, comme le Mémoire sur les mousselines de 1816 sur les effets tyranniques des lois douanières, ou que les campagnes menées par des négociants alsaciens pour la liberté du transit commercial, ou des négociants bordelais pour jouir du droit d’entrepôt. Plusieurs facteurs se coalisent ainsi pour propager les idées libérales. Le Catéchisme de l’économie politique de Jean-Baptiste Say est un vecteur de vulgarisation des idées économiques nouvelles. Adolphe Blanqui et Charles Dupin, s’appuyant sur la presse, contribuent à les répandre. Les idées libérales reçoivent un appui décisif avec l’affirmation des régions viticoles, victimes du système prohibitif et touchées par la crise économique dans les dernières années de la Restauration. Le thème de la liberté du commerce s’impose ainsi dans une certaine ambiguïté, regroupant sous la même bannière la bourgeoisie intellectuelle libérale et les propriétaires fonciers ou viticoles intéressés à l’exportation. Cette coalition hétéroclite ne résiste pas à l’évolution de la monarchie de Juillet où le parti de la Résistance l’emporte sur le mouvement. Économiquement, le retour au protectionnisme est justifié par le recours à un vocabulaire nouveau, celui de l’intérêt national. La « Nation », thème porté par les libéraux sous la Restauration, devient entre les mains de Thiers une arme pour justifier une politique de protection du marché national. Les campagnes menées par l’industrie textile portent leur fruit dans un contexte de découverte du paupérisme et de la question sociale, après les révoltes lyonnaises de 1831 et 1834.

Pour Todd, ce climat intellectuel a pu influencer l’allemand Friedrich List, qui publie son Système national d’économie politique en 1841, après un séjour en France de 1837 à 1840. Néanmoins, l’approche de List puise aussi ses racines dans un contexte spécifiquement allemand, où les réformes économiques sont marquées par la volonté de rattraper le retard allemand sur la France napoléonienne puis sur l’Angleterre [4].

Le livre nous fait découvrir une série d’acteurs méconnus, d’Henri Fonfrède à John Bowring, côté libéral, ou Mathieu de Dombasle, agronome et défenseur de l’industrie nationale. À l’Association pour le libre-échange de Frédéric Bastiat répond l’Association pour la défense du travail national d’Auguste Mimerel. La Chambre des députés est ainsi l’objet d’opérations de lobbying intenses, de la part des milieux de l’industrie et du commerce. On voit ainsi par quels moyens de diffusion les enjeux économiques se politisent et suscitent un intérêt croissant, au-delà des seuls milieux directement concernés.

La fièvre du protectionnisme gagne même la gauche radicale dans les dernières années de la monarchie de Juillet. Si les saint-simoniens et les fouriéristes sont plutôt des partisans de la liberté du commerce et de l’union des peuples, un Louis Blanc reconnaît l’utilité de la prohibition pour protéger les ouvriers des fabriques, et un Philippe Buchez systématise la thématique anglophobe. Le libre-échangisme n’est plus que l’apanage d’une minorité d’intellectuels, tel Michel Chevalier, ancien saint-simonien qui devient le conseiller de Louis-Napoléon Bonaparte. À l’inverse, en Angleterre, comme le rappelle David Todd, le lien entre libéralisme politique et économique n’a pas été rompu : le parti libéral qui triomphe en 1846 se fait aussi l’avocat de l’élargissement du droit de vote.

Identité ou politique économique ?

La France n’aime pas le libre-échange, constate David Todd dans son introduction, avant de conclure sur la nécessité d’édifier une « culture économique européenne » (p. 419) pour dissiper cette méfiance. On peut regretter cette approche essentialiste, qui ferait de l’adhésion d’un pays au libre-échange l’aboutissement « naturel » de son évolution économique et culturelle, d’autant qu’elle contredit quelque peu la démonstration du livre. « Libre-échange » et « protectionnisme » sont deux principes historiquement construits. Comme l’ont montré les travaux fondamentaux de Jean-Pierre Hirsch, les négociants français étaient capables de passer avec aisance d’un registre de discours à l’autre, avec une souplesse résumée par la devise : « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » [5].

L’« identité économique » d’un pays reste un concept difficile à saisir. Comme le rappelle l’auteur, le triomphe des principes du free trade en Angleterre est d’abord celui des intérêts bien compris de la nation. Avec une industrie jouissant d’une supériorité technologique certaine, et un exode rural avancé qui rendait le protectionnisme agricole moins nécessaire, l’Angleterre n’avait pas les mêmes contraintes économiques ou politiques que la France, où la petite propriété paysanne était sortie renforcée de la Révolution. Mais chacune de ces deux voies avait ses justifications et, en fin de compte, son efficacité. Faut-il y chercher la manifestation d’une identité particulière ? Les choix de politique économique, comme le montre bien l’ouvrage de David Todd, sont d’abord des choix politiques : ils engagent moins une identité nationale qu’un arbitrage entre différents intérêts bien compris. À l’heure de la crise financière internationale, ce livre nous rappelle que l’économie du libre-échange reste une décision politique, dont l’un des déterminants est la vision qu’une nation a d’elle-même, de son identité et de ses intérêts.

par Igor Moullier, le 1er décembre 2008

Pour citer cet article :

Igor Moullier, « La préférence française pour le protectionnisme. Retour sur un débat historique », La Vie des idées , 1er décembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-preference-francaise-pour-le

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Emma Rothschild, Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001 ; John Shovlin, The Political Economy of Virtue : Luxury, Patriotism, and the Origins of the French Revolution, Ithaca, Cornell University Press, 2007 ; Michael Sonenscher, Before the Deluge : Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2007.

[2Le mercantilisme regroupe un ensemble de théories affirmant la nécessité pour un État d’augmenter sa richesse en maintenant un solde commercial positif. Le colbertisme y ajouta une politique de développement du secteur manufacturier.

[3Voir Rudolf von Thadden, La Centralisation contestée : l’administration napoléonienne, enjeu politique de la Restauration (1814-1830), Arles, Actes Sud, 1989.

[4Sur l’évolution du discours économique allemand, voir Guillaume Garner, État, économie, territoire en Allemagne : l’espace dans le caméralisme et l’économie politique (1740-1820), Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.

[5Jean-Pierre Hirsch, Les Deux Rêves du commerce : entreprise et institution dans la région lilloise, 1780-1860, Paris, Éditions de l’EHESS, 1991, ainsi que Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard, « “Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup”. Pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française, XVIIIe-XIXe siècles », in Louis Bergeron et Patrice Bourdelais (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, Belin, 1998, p. 135-158.

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