Recensé : Denis Merklen, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute, 2009, 305 p., 24 €.
Les discours sur les mouvements sociaux sont fréquemment empreints d’une normativité plus ou moins implicite. Les sciences sociales ne dérogent pas à la règle, comme le montre par exemple l’embarras des chercheurs à reconnaître le caractère politique des récentes « émeutes », ainsi que ces événements ont été étiquetés. L’affaiblissement présumé de la conflictualité du travail au profit des « nouveaux mouvements sociaux » aux revendications plus culturelles que matérielles constitue une bonne illustration de cet ethnocentrisme politique, qui voudrait notamment que la précarisation des classes laborieuses les ait détournées de l’action revendicative.
C’est à la correction de ce biais épistémologique que Denis Merklen s’attaque dans le présent ouvrage, à partir d’enquêtes minutieuses qu’il a pu mener dans des quartiers urbains pauvres en Haïti, au Sénégal, en France, et surtout en Argentine. Ses observations le conduisent en particulier à articuler la déstabilisation en cours de la société salariale, telle qu’elle a bien été analysée par Robert Castel, avec l’émergence de nouvelles formes de mobilisation au sein des quartiers populaires. Son ouvrage se situe ce faisant à la croisée de la sociologie du travail, celle des comportements politiques et de l’action publique, mais aussi de l’analyse de la stratification sociale et de la sociologie urbaine.
Quand l’« habitant » chasse le « travailleur »
Cette entrée par le quartier est en effet loin d’être anodine, car comme l’écrit Denis Merklen en introduction de son propos, « tout conduit à penser qu’une bonne partie de l’identité des classes populaires migre du travail vers l’habitat. Ceux qu’on nommait avant les ouvriers sont devenus des habitants de quartier, ils sont socialement identifiés par des références au territoire qu’ils habitent » (p. 19). À la fois assignée et revendiquée, cette forte identification résidentielle des classes populaires révèle la forte ambivalence que revêt le quartier pour ses habitants. Sans oublier de noter que le « quartier » populaire est « une réalité complexe, hétérogène et difficile [qui n’a] rien d’univoque », chacun constituant « une réalité multiple où cohabitent souvent une multiplicité de quartiers superposés » (p. 32), Denis Merklen montre dans un premier temps que celui-ci, à travers les solidarités locales souvent intenses qu’il abrite, peut fournir les « supports » nécessaires à l’intégration sociale de ses habitants, quand cette fonction n’est plus assurée par l’emploi salarié. Nécessaires, mais pas suffisantes observe l’auteur, l’entraide ne pouvant totalement se substituer aux protections sociales, mais aussi aux formes de socialisation apportées par les institutions et le travail salarié. Confrontés à l’insuffisance ou l’irrégularité fréquentes des salaires et protections sociales, les habitants des quartiers, les familles doivent recourir à deux autres types de ressources monétaires ou en nature : les trafics les plus divers et les institutions publiques, qui monopolisent un certain nombre de ressources.
Se met ainsi en œuvre une véritable « polyactivité » qui, à l’échelle du quartier, prend la forme d’une division locale du travail particulière. Tout en décrivant minutieusement les configurations à l’œuvre au sein des quartiers, entre institutions étatiques, organisations internationales, ONG, associations locales et ménages, Denis Merklen s’applique à ne pas tomber dans l’un des deux écueils opposés que l’on rencontre fréquemment dans l’analyse culturaliste des classes populaires : le populisme et le misérabilisme. Si des facteurs structurels tels que l’insuffisance des revenus du travail ou de la redistribution, la difficulté d’inscrire l’accès aux biens et services élémentaires dans le droit ainsi que la décentralisation et le ciblage croissants des politiques publiques, permettent d’expliquer dans une large mesure l’action collective dans l’espace public des habitants de quartiers pauvres, celle-ci n’en révèle pas moins la capacité des intéressés à déployer une certaine autonomie dans sa mise en œuvre. Celle-ci prend ainsi la forme d’une véritable professionnalisation dans la présentation de projets en fonction des orientations présentes de programmes encadrés par les organisations publiques ou para-publiques, mais également la multiplication des affiliations institutionnelles et des logiques d’action en vue de saisir les opportunités là où elles se présentent. Denis Merklen cite ainsi l’exemple d’un groupe de femmes rencontré dans le bidonville Puerta de Hierro dans la périphérie de Buenos Aires, qui après avoir participé à un programme étatique de déléguées de pâté de maison (manzana en espagnol), se sont reconverties dans un autre ciblant les chefs de foyer sans emploi, tout cela en animant dans le même temps une coopérative revendiquant auprès de la municipalité un relogement décent, en assurant le catéchisme pour leur communauté ecclésiastique, en encadrant des cours d’alphabétisation pour une ONG à fonds européens, et en animant la permanence du parti péroniste dans le quartier. Or c’est précisément la concurrence entre tous ces acteurs institutionnels et politiques qui accorde selon Denis Merklen une certaine marge de manœuvre aux habitants, ceux-ci ne pouvant en effet rester « captifs » d’une de ces organisations.
C’est donc un « clientélisme » très particulier que certains habitants des quartiers pauvres mettent en œuvre, que l’auteur qualifie de logique de « chasseur », caractérisé par un certain opportunisme lui-même forcé par l’incertitude qui caractérisent les conditions de vie ; et qu’il serait trompeur d’opposer à la citoyenneté, car son enjeu, au-delà de la survie matérielle, est aussi la reconnaissance d’une identité positive pour le quartier, et finalement l’intégration de ses habitants à la société globale. Il n’y a pas de contradiction, comme le voudrait un certain sens commun, entre la recherche des gains matériels à court terme et celle d’une reconnaissance de droits sociaux garantis, les deux logiques allant au contraire de pair dans cet exemple. « L’action individuelle ou collective est tout aussi « stratégique » qu’ « idéologique » ou « expressive ». On peut en même temps participer à un réseau clientéliste et revendiquer ses droits ou protester contre la corruption » (p. 213). Il s’agit pour les habitants de ces quartiers non seulement de trouver les moyens d’assurer leur survie quotidienne, mais aussi au-delà de réduire l’incertitude qui caractérise leur condition. Il leur faut pour cela dépasser les formes de sociabilité locale en s’appuyant toutefois sur elles. afin de combler la « distance institutionnelle », c’est-à-dire l’insuffisante présence de l’État. Celle-ci se révèle non seulement nécessaire pour la stabilité et la régulation sociale qu’elle apporte que pour la construction d’un sentiment d’appartenance à la cité, et non d’exclusion. Sur ce point, Denis Merklen est formel : les différents quartiers pauvres contemporains ne peuvent être assimilés à la figure du « ghetto » en dépit de quelques apparentes similitudes. Car si ces quartiers se caractérisent bien le plus souvent par une certaine séparation d’avec le reste de la société où ils s’inscrivent, cette césure n’est jamais absolue. Sa réduction est même un des principaux mobiles de l’action collective des individus, qu’il s’agisse de revendiquer une plus forte présence des services publics ou de voir reconnaître une occupation initialement illégale de terrains.
Penser la solidarité organique
Les raisons d’une telle dynamique sont fondamentalement à rechercher chez des auteurs classiques comme Ferdinand Tönnies ou Emile Durkheim qui, il y a déjà plus d’un siècle décrivaient respectivement le passage de la Communauté (Gemeinschaft) à la Société (Gesellschaft) et la substitution d’une solidarité organique à la solidarité mécanique dans des perspectives assez proches. Ce que l’on peut résumer de manière quelque peu simplificatrice par un processus d’individuation des consciences accompagné simultanément d’un « allongement des chaînes d’interdépendance » pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Reprenant l’affirmation de Robert Castel selon laquelle « nous ne sommes plus et nous ne reviendrons jamais à la Gemeinschaft », Denis Merklen observe du reste que « prendre aujourd’hui comme lentille d’observation la coupure tradition/modernité occulte plus qu’elle ne laisse à voir » (p. 252).
Ce retour aux sources, étayé par les observations de Denis Merklen, conduisent à prendre en compte le processus d’individuation au sein des classes populaires, avec ses spécificités mais aussi ses deux versants, c’est-à-dire le fait que pour se construire, l’individu a besoin de supports collectifs, fournis essentiellement par le travail et la protection sociale, et faute desquels il ne peut qu’incarner ce que Robert Castel appelle un « individu négatif ». Si certains observateurs distanciés dénient encore cette individualité aux plus pauvres, ce n’est pas le cas des politiques sociales qui leur sont destinées. Déployées au cours des trois dernières décennies à la fois à l’échelle internationale et locale, celles-ci ont ainsi « oublié » la nécessité de son inscription collective. Ce que traduit bien le glissement de la figure du « travailleur » vers celle du « pauvre » tant dans les discours que dans les actions mises en œuvre. Denis Merklen retrace bien la genèse et les principes de ces nouvelles formes de politiques publiques centrées sur la participation, le ciblage, la territorialisation et la logique de projet, allées de pair avec un retrait de l’État social. Injonction à la mobilité pour les populations concernées, celles-ci cultivent ce faisant la logique de « chasseur » déjà évoquée.
L’ouvrage de Denis Merklen porte ainsi une charge sévère contre les membres de la frange « supérieure » des « classes moyennes », auto-identifiées comme telles. Il s’agit d’abord des « nouvelles classes moyennes », peu réactives face au mouvement de désaffiliation et de creusement des inégalités particulièrement sensible en Argentine suite aux « réformes » menées par le président Carlos Menem, et dont Denis Merklen livre un édifiant bilan statistique. Sortant « gagnants » de ce mouvement de libéralisation économique, cette frange de la population formée de professions libérales, d’employés et de commerçants se sont identifiées aux nouveaux modèles de consommation désormais prônés, et soutenu ce faisant cette évolution que certains chercheurs ont qualifié de « modernisation exclusive ». La communauté sociologique est également pointée du doigt pour son normativisme ethnocentrique, qui l’empêche trop souvent de repérer les formes particulières d’individuation à l’œuvre dans les quartiers pauvres, et plus encore celles de la participation politique qui en découle, celles-ci ne correspondant pas à l’idéal de citoyenneté que portent ces classes moyennes. « À lire les analyses des dernières grandes élections, on a l’impression que la seule conclusion est que les classes populaires vivent dans l’erreur ou dans l’incompréhension des voies ouvertes par la modernisation » (p. 254). Inutile de rappeler les commentaires qui ont suivi un certain référendum du 29 mai 2005, sans parler des condamnations plus ou moins implicites qui suivent l’annonce des taux d’abstention.
Rappelant utilement le précepte weberien selon lequel c’est le sens visé par l’agent qui confère une dimension sociale à son action, Denis Merklen esquisse ainsi bien dans son ouvrage les traits spécifiques de la « politicité » contemporaine des classes populaires. Au delà de l’intérêt épistémologique qui réside dans la remise en cause de certaines « fausses » oppositions trop souvent indiscutées, son propos rappelle, plus qu’il n’ouvre réellement, des perspectives fécondes dans l’analyse des mobilisations de classes populaires. Si sont ici détaillés les mouvements argentins comme celui des asuntamientos, occupations illégales de terrains qui visent cependant la reconnaissance comme un « vrai quartier », ou les piquetes, des barrages de route, ceux-ci ne sont pas sans évoquer d’autres mobilisations de précaires qu’on peut observer en France, tels que le mouvement du Droit au logement, dont les analyses ont déjà montré combien celles-ci s’inscrivaient dans une négociation avec le système politique. On pourrait aujourd’hui évoquer les séquestrations de cadres dirigeants par les salariés brutalement licenciés. Quoiqu’il en soit, recherche d’un intérêt matériel à court terme et lutte pour la reconnaissance d’un droit ne sont donc une fois de plus pas dissociables, « c’est la tension toujours mal définie entre ces deux logiques qui détermine les modalités de l’action collective. Il ne s’agit pas d’une chose ou d’une autre. Comme si les classes populaires disposaient du choix entre « morale » et « intérêt » ! » (p. 268).
Le principal mérite du travail de Denis Merklen réside donc dans la liaison étroite qu’il restitue entre le délitement de la société salariale – et de l’État social qui la supportait – et l’inscription territoriale qu’ont pris les formes de mobilisation des classes populaires. Cette perspective mérite d’être étayée par de nombreuses études ethnographiques, afin d’explorer plus avant les transformations des formes d’individuation et de politicité des classes populaires, « largement tributaire[s] de la multiplicité des affiliations et de leur rapport avec l’État » (p. 212). Celles-ci sont en effet loin de se réduire à la seule « logique du chasseur » comme l’observe justement Denis Merklen, et un travail aussi fin que la monographie de Richard Hoggart serait sans doute très utile en la matière. L’exemple, enfin, de la société argentine, où la « désaffiliation » massive s’est effectuée avec une brutalité inégalée, agit comme un miroir tendu aux autres. S’il a raison de pointer que le caractère violent d’une mobilisation ne peut suffire à la disqualifier, cela ne suffit pas pour autant à entrevoir les réponses qui pourraient leur être apportées à court terme. Et plus structurellement, la « grande transformation » des politiques sociales qui consisterait à les « réenchasser » dans un salariat stabilisé, ne semble pas à l’ordre du jour en dépit du contexte socio-économique actuel. Faute notamment d’une mobilisation suffisante en sa faveur. Et en la matière, les plus apathiques ne sont sans doute pas ceux que l’on croit.
Photo (cc) : Olivier H