Sous le second Empire, déjà, une réforme vise à rapprocher les policiers de la population parisienne. Fondée sur les principes de transparence et de circulation, elle met les agents au contact des citoyens, modifiant ainsi les conditions de production de l’ordre public. La légitimité de l’institution policière en sort transformée.
Depuis quelques années, la « police de proximité » s’invite de manière récurrente dans le débat public [1]. Dans un ouvrage au titre provocateur (Il a détruit la police de proximité), l’ancien conseiller technique du cabinet de Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Havrin, a récemment reposé la question, fondamentale, des types de police que les gouvernements peuvent mettre en œuvre : répressive ou préventive, soucieuse du lien avec les citoyens ou de la seule efficacité contre les criminels. Le débat s’appuie sur un récit consacré : la police « de proximité », un terme inventé par Charles Pasqua en 1995, a été mise en œuvre par le gouvernement Jospin en 1998. Elle consistait à installer des policiers en uniforme dans les quartiers urbains, au contact permanent de la population, dans le triple but de prévenir la délinquance, répondre aux demandes locales de sécurité et instaurer une relation de confiance entre agents et citoyens. Dénoncée cinq ans plus tard par Nicolas Sarkozy, pour qui les policiers sont chargés avant tout de la poursuite des criminels et « ne sont pas des travailleurs sociaux », elle a été abandonnée en 2003. Son éventuelle remise en œuvre fait depuis l’objet d’interrogations à chaque signe d’une dégradation des relations entre les policiers et les citoyens.
Deux idées sous-tendent ce récit : cette police « préventive », qu’on la juge bonne ou mauvaise, aurait été une innovation, inspirée de modèles anglo-américains de police connus sous le nom de community policing. Le projet français de 1998 est à vrai dire assez différent des expériences anglaises, canadiennes ou américaines (qui ont d’ailleurs connu de si importantes mutations ces dernières années qu’elles semblent aujourd’hui « en pièces détachées » [2]). Surtout, les caractéristiques mises en avant ne constituent pas une nouveauté pour la police française. Dès le second Empire, Napoléon III avait instauré à Paris une police caractérisée par sa visibilité, son mouvement, son contact quotidien avec la population, la police des sergents de ville, appelée à rester la principale force de l’ordre de la capitale sous la IIIe République. Sa fonction est clairement exposée par le ministre de l’Intérieur Billault en 1854 : « Le principe […], c’est la présence partout, jour et nuit, à toute heure, de nombreux agents [en tenue] dont chacun, chargé de la surveillance exclusive d’un espace très circonscrit […], connaît à fond la population et les habitudes, se trouve toujours là, prêt à donner son appui […] et, par ces allées et venues continuelles, ne laisse aux malfaiteurs ni le loisir de consommer, ni même de préparer sur place leurs coupables projets » [3]. Cet article se propose de revenir sur cette première figure de la police de proximité, oubliée de l’histoire policière, que fut le sergent de ville parisien dans les années 1854-1914. L’objectif n’est pas de tracer des parallèles anachroniques entre les deux périodes, mais de considérer la police dans ses contextes sociaux, politiques et culturels – et de supposer que cette plongée dans le XIXe siècle peut contribuer à déplacer les jugements souvent figés dans lesquels s’enferme le débat actuel.
La réforme « anglaise » de la police municipale parisienne de 1854
En 1854, l’Empereur français Napoléon III se trouve dans une situation délicate. Le second Empire vient de s’imposer par la force. Après une phase d’intense répression contre ses opposants, il lui faut montrer sa capacité à maintenir un ordre « normal » et « juste » (aux yeux de la population), principalement dans sa capitale qui est à la fois le haut lieu des révolutions et la source de légitimité du pouvoir. Le second Empire prétend en effet s’imposer au nom de la sauvegarde du suffrage universel (amputé en mai 1850), et la quête de légitimité est l’une de ses constantes obsessions. En matière d’ordre, il ne peut revenir aux anciennes formes de police, déconsidérées depuis le régime précédent, la seconde République. Il se tourne alors vers le « modèle londonien » d’une police visible, en mouvement et au contact quotidien avec la population.
La question de la visibilité policière n’est pas une nouveauté en France. Inscrite dans une réflexion née au cours du XVIIIe siècle, la première forme de police visible – du moins comprise comme telle à l’époque – fut mise en place par le préfet Debelleyme en 1829, pendant la Restauration. Elle apparaissait comme une police très « libérale », au sens du XIXe siècle, c’est-à-dire transparente et offerte au regard du public. Elle était censée retrouver la confiance de la population et répondre en même temps à l’appréciation très négative de la police parisienne. Celle-ci mêlait la critique des « mouches » (les espions de police utilisés notamment par Fouché sous l’Empire) et l’image d’agents mi-hommes de l’ordre, mi-malfaiteurs (fruit de l’expérience de Vidocq qui composa son premier service de sûreté – l’ancêtre de la police judiciaire – avec d’anciens criminels). Le corps de police fut vite rattrapé par les critiques antérieures, auxquelles s’ajouta, après les répressions des années 1830, le reproche d’une police politique caractérisée par une brutalité toute militaire. Si les appréciations furent plus diverses entre 1830 et 1848, la révolution de 1848 intensifia cet imaginaire noir, qui se prolonge au-delà du coup d’État de 1851. En 1854, la présence d’une police visible paraît donc nécessaire pour asseoir la légitimité du nouveau régime, mais reconduire cette police-là lui donnerait une image répressive et dictatoriale – ce que Napoléon III veut éviter.
La référence londonienne vers laquelle il se tourne alors n’est pas non plus inconnue. En 1829, soit quelques semaines après la réforme parisienne de Debelleyme, le Home Secretary Robert Peel instaurait la Metropolitan Police, une police en uniforme, visible, circulant continûment dans un même ensemble de rues et travaillant dans une grande proximité avec les habitants. Dès les années 1840, elle apparaît en Angleterre comme la personnification de l’excellence politique britannique, s’affichant en 1851, lors de la première Exposition universelle à Londres, comme élément de la supériorité civilisationnelle anglaise alors à l’honneur [4]. En France, dès 1840, le « bobby » fait figure, dans la presse comme dans les traités administratifs, de double positif du sergent de ville français : efficace contre le crime, mesuré avec la population, caractéristique d’une grande métropole moderne.
L’originalité de Napoléon III ne consiste donc pas à affirmer la visibilité policière ou à s’inspirer de l’exemple anglais, mais à l’appliquer. La décision répond à plusieurs objectifs. La réforme est en premier lieu un moyen d’augmenter les effectifs policiers et de mieux contrôler la rue, dans la continuité des inquiétudes soulevées par la révolution de février et l’insurrection de juin 1848. Mais le mouvement continu du policier doit en même temps répondre à l’angoisse croissante à l’égard du crime, sa circulation régulière étant censée, selon une lecture hygiéniste de la ville, empêcher les malfaiteurs d’accomplir leur forfait. Par ailleurs, il doit aussi incarner une police « moderne » et, tout en s’inscrivant dans le cadre des transformations haussmanniennes, répondre à l’Angleterre de Victoria (la réforme devait être achevée pour l’Exposition universelle de Paris de 1855). Espoir ancien de la Préfecture de police, il s’agit enfin de mieux faire accepter et apprécier le policier par la population, pour mieux ancrer le régime, mais aussi pour modifier le rapport à l’ordre d’une population jugée trop remuante. Une telle police peut surprendre de la part d’un régime que l’on sait autoritaire. Celui-ci est resté répressif en matière politique et a conservé des forces militaires prêtes à intervenir. Mais cette nouvelle police, qui surveille et séduit, contrôle et écoute, tout en s’inscrivant dans un long XIXe siècle, est bien révélatrice des ambiguïtés du « césarisme démocratique » qui caractérise le régime.
L’importance des enjeux explique l’ampleur de la réalisation, achevée en moins d’un an. Le budget de la Préfecture augmente fortement, les effectifs des agents en tenue sont multipliés par trois, et le paysage de l’ordre est profondément bouleversé : à un système fondé sur des patrouilles, militaires ou civiles, et sur le recours à des inspecteurs en civil noyés dans la foule, s’en substitue un autre où les agents visibles deviennent les premiers acteurs de l’ordre et circulent en permanence, dans l’ensemble des rues parisiennes, au contact direct des habitants. Des adaptations ont lieu : les anciennes forces de l’ordre ne disparaissent pas, mais se concentrent dans leurs casernes et interviennent en cas de troubles majeurs ; contrairement aux policemen, les nouveaux policiers restent armés, Napoléon III pensant peut-être les utiliser en cas de troubles graves ; enfin, l’espoir initial d’une homogénéité spatiale de la présence policière est rendu impossible après l’annexion des communes suburbaines de 1860. Le changement n’en est pas moins important et les principes d’action initiaux respectés (visibilité, mouvement, interconnaissance), transformant profondément le rapport des Parisiens à leur ville et à leur police.
Un ordre politique négocié
Concrètement, près de 3 000 agents sillonnent très vite la capitale. Ces policiers, issus des rangs de l’armée, n’ont pas été formés. Ils sont peu surveillés, si ce n’est en début et en fin de service (la hiérarchie estimait que cette origine militaire et ce contrôle intermittent suffiraient). Pour s’assurer de leur insertion dans la ville, l’administration leur enjoint d’habiter au cœur de leur quartier d’exercice. Leur mission consiste à parcourir ostensiblement les rues, à intervenir dès qu’un « trouble » − la définition demeurant très lâche − en perturbe le cours, tout en tâchant de se faire accepter des habitants.
Cette présence inédite suscite une interaction particulière. Le recours à un vocabulaire inspiré des analyses du sociologue Erving Goffmann est justifié par le fait que cette police « ostensible » et de contact apparaît bien comme une police de l’interaction [5]. Cette présence est d’ailleurs révélatrice de la conception qu’ont les élites de l’ordre social : plus que de la loi ou de l’éducation des consciences, celui-ci procèderait de l’inter-connaissance et de la co-existence des regards. Inoculer un agent en uniforme au cœur des formes de régulations urbaines en vigueur n’était en ce sens pas anodin. Pour mener ce type d’analyse au ras du sol, l’historien dispose des rapports de police, des répertoires de commissariats et des dossiers de procédures judiciaires. Ces documents, on le sait, sont orientés en vue de la résolution de l’affaire et ne donnent pas le même type d’information selon leur situation respective dans la chaîne policière et judiciaire. Utilisés avec prudence, ils s’avèrent néanmoins très riches, en raison de la diversité des situations évoquées dans les témoignages, du jeu flottant des catégories judiciaires et du croisement possible des versions qui rend possible une saisie partielle des événements [6].
Sur le terrain, cette police apparaît essentiellement réactive : les agents agissent dès qu’un événement « anormal » survient, cette qualification laissant de larges marges de manœuvre. Ne pouvant effectuer d’enquête, leur intervention consiste surtout à débarrasser l’espace urbain de l’objet du trouble pour donner l’impression d’une fluidité de la rue, le commissaire décidant dans un second temps de l’opportunité d’une suite judiciaire. Ils interviennent plus directement lorsqu’ils ont affaire à ce que Howard Becker appelle des « grandes déviances » [7], c’est-à-dire des déviances qui suscitent l’attention du corps social et sur lesquels la Préfecture de police insiste particulièrement (au XIXe siècle, vol, vagabondage, prostitution, ivresse plus tard). Au-delà, leur présence agit surtout sur les comportements dans la rue : lorsqu’ils sont en tournée, chacun tend à ajuster son attitude. Cela n’est visible dans les sources que lorsque ces arrangements échouent : il apparaît ainsi que les établissements ouverts trop tard ferment à l’arrivée des agents pour ouvrir après, ou que les joueurs de jeux de hasard dans la rue recommencent après que le policier est passé… L’éventail des ajustements, plus large, dépasse le seul domaine règlementaire. Chacun essaie, le temps de l’interaction, d’adopter une « apparence normale » qui engage aussi les corps et les regards. Le policier ne peut pas non plus faire ce qu’il veut : il est tenu par le règlement de répondre aux réquisitions des habitants, dont les demandes sortent souvent de son champ de compétence. Elles noient le policier dans ce que les historiens appellent l’infra-judiciaire (encore que lui ne fait pas toujours la différence sur le terrain). Par ailleurs, il se heurte à des résistances, parfois vives, et à son contact se révèlent des « ordres de la rue », ces formes de régulations informelles appuyées sur les relations de voisinage, de famille, de travail ou sur l’appropriation de l’espace urbain. Très divers, ils peuvent orienter son action ou s’opposer fermement à lui, le contraignant à s’adapter. Ces arrangements peuvent aller du renoncement à l’intervention à l’ajustement de son attitude, au point que la théâtralisation de la fonction apparaît comme une donnée importante de l’activité.
Un exemple peut illustrer cette situation. Nous le choisissons volontairement après le second Empire pour insister sur la longue durée de ces interrelations : la Commune de 1871 est certes une période marquante d’inversion des rôles, mais les dispositions (et les agents) demeurent les mêmes sous la IIIe République. Cette forme policière, la seule qui n’est pas remise en cause dans les attaques contre la Préfecture de police des années 1870, semble bien s’être insérée peu à peu dans les pratiques de la ville, plus que dans les seules logiques d’un régime. Le 30 avril 1876, le sergent de ville Couillerot rentre chez lui après son service et constate un rassemblement autour d’un cocher, à propos d’une course non payée. Il intervient, soupçonne le cocher de demander son dû à quelqu’un qui n’a pas fait le trajet qu’on lui prête, ordonne la dispersion, puis s’en va. Il a alors, en quelque sorte, fait son travail en produisant une apparence sensible d’ordre. Mais un contrôleur d’omnibus, excédé, l’arrête et lui reproche de « ne pas avoir fait droit au cocher ». La foule devient menaçante, les insultes commencent à fuser (« À bas le roussin »). Après avoir envisagé d’arrêter le cocher, il renonce à cette idée. « En raison de l’attitude hostile de la foule », dit-il lors de sa déposition devant le juge d’instruction le 10 mars, « je pris le parti de céder au cocher » [8]. Mais la configuration a changé. Sous les cris de la foule, furieux, le cocher part chercher une corde dans son véhicule et menace de lyncher l’agent. Ce dernier tâche de s’enfuir, quand un garçon-boucher de l’assistance l’interrompt et met un terme à l’intervention de la foule. Le cocher est arrêté et jugé quelques semaines plus tard. L’agent, manifestant son intelligence des situations d’interaction de groupes, précise bien au cours de sa déposition que « c’est le conducteur d’omnibus, par son intervention, qui est la cause de tout de ce qui est arrivé ». Le cocher est finalement condamné pour outrages et rébellion à agent, les faits étant confirmés par les différentes déclarations et témoignages.
Les malheurs du sergent de ville Couillerot montrent comment, au cours d’une intervention, entrent en jeu à la fois l’encadrement règlementaire et légal, les orientations de la Préfecture (la rue doit être libre), un savoir-faire non formalisé que l’agent mobilise ultérieurement face au juge, un sens de la justice différent du côté de la population, un ordre de la rue, des représentations sociales partagées et les incertitudes du moment. Agit donc là un véritable « système social en miniature » (Goffman). Cette tension, à l’issue indéterminée, est présente de manière sous-jacente à chacune des rencontres. Si l’on considère les conditions des échanges entre policiers en tenue et Parisiens, instaurées par la réforme de Napoléon III (une présence régulière d’agents sur l’ensemble du territoire parisien, de jour comme de nuit), on comprend mieux l’ampleur du changement provoqué en 1854.
L’altercation donne également à voir les modes de résistance d’une rue qui n’est pas un espace neutre ou inerte, et la manière dont les agents doivent s’adapter aux exigences hiérarchiques comme aux situations sur le terrain. Le phénomène est d’ailleurs d’autant plus fort que la Préfecture n’avait initialement pas prévu, semble-t-il, l’importance de ces micro-échanges et confrontations. Elle réagit souvent après coup, précisant sur le tard les exigences règlementaires comme les attitudes à adopter pour éviter les fautes ou les difficultés. On assiste donc moins à une civilisation ou à une disciplinarisation de l’espace social qu’à la mise en place heurtée et complexe d’un ordre partagé et négocié, peut-être voulu par les autorités, mais dont les effets lui échappent largement. Avec le temps, ceux-ci finissent par modifier en profondeur la relation police-société. Pour bien comprendre le phénomène, il faut le réinscrire dans des mutations plus amples, qu’il nourrit en retour, comme la rationalisation du temps et de l’espace urbain, le développement de l’État et des administrations dans la vie sociale, l’affirmation d’un « régime scopique » qui fait de la rue un espace de spectacle ou l’élévation des seuils de sensibilité à la violence. Ces tensions et ces arrangements s’inscrivent dans un nouveau type d’État et d’espace urbain en construction.
Institutionnalisation, rôles sociaux et ambiguïtés fin-de-siècle
La situation se modifie lentement à la fin des années 1880. D’abord, la transformation des regards est manifeste. La presse, dont la liberté est désormais garantie et les tirages inégalés, en témoigne : si les agents avaient fini par apparaître plutôt efficaces dans les années 1860 dans la lutte contre les troubles urbains comme dans celle contre les malfaiteurs, ils le semblent de moins en moins au moment où s’avive l’angoisse sécuritaire contre les « apaches », ces jeunes voyous qui effraient les « honnêtes gens » de la Belle Époque [9]. Alors que les gardiens de la paix – tel est leur nouveau nom – n’ont jamais été aussi nombreux (8 000 hommes) et que le corps tend à se rajeunir, ils semblent, dans les journaux, débordés par les criminels, tandis que leur représentation graphique les campe plus gros et vieillis. Dans le même temps, ils apparaissent plus sympathiques et tendent à devenir, sur les cartes postales, publicités ou dans les faits-divers relatés par les grands organes de presse, des policiers « parisiens » (l’expression « nos agents » se répand), ainsi qu’une icône de la capitale moderne, symbole tantôt de sa belle mécanique, tantôt de son train-train. Ce changement ne doit pas être surestimé : l’imaginaire noir de la police reste latent, sans compter que l’agent fait l’objet d’une forte hostilité de la part de certains groupes, notamment aux extrêmes du spectre politique.
La Préfecture de police connaît également des transformations. Elles répondent à la fois à une évolution interne, à la modification du champ politique (affirmation de l’État républicain et du Conseil municipal) et aux opportunités offertes par la recomposition du regard social. La première est la professionnalisation des gardiens de la paix : le recrutement se fait plus sévère, une formation apparaît, les carrières se structurent, de nouvelles valeurs professionnelles sont promues par la hiérarchie et l’activité est plus encadrée : les interactions avec le public sont notamment plus codifiées et surveillées. Parallèlement, l’administration inaugure ce que l’on pourrait déjà appeler des « politiques médiatiques » en direction du public parisien pour imposer, dans un sens qui lui convient, l’image d’un agent « au service des Parisiens » (la manifestation la plus célèbre est aujourd’hui encore la création des bâtons blancs en 1896). Le bilan doit être nuancé : la Préfecture ne parvient pas à corriger l’idée d’une inefficacité des agents. Les manifestations et les grèves, nombreuses aux débuts de la IIIe République, entraînent des répressions et des débordements qui réactivent régulièrement l’imaginaire noir de la police ; enfin, cette police municipale reste aux mains d’une institution directement soumise au ministère de l’Intérieur, la Préfecture de police, et ne peut pleinement être celle « des Parisiens ». Malgré cela, l’activité, les missions et la perception des agents en tenue ont bien changé.
L’essentiel se joue encore dans les quartiers. À première vue, la continuité l’emporte : coups, insultes et arrangements restent courants dans les archives. Ceci dit, de lents mouvements s’observent. L’étude des punitions infligées par la Préfecture de police entre 1850 et 1900 suggère que le policier en tenue contrôle mieux son attitude sur le terrain et qu’il se cache désormais davantage pour se livrer à des pratiques réprouvées par l’administration ou la population du quartier. Les statistiques municipales et les archives judiciaires montrent par ailleurs que les coups portés aux agents sont moins fréquents, et surtout moins collectifs et brutaux. Les Parisiens assimilent de plus en plus l’idée d’un code de comportement attendu des agents et manifestent la possibilité d’un recours aux administrations, que ce soit après les interventions (par le biais des plaintes, dont le volume augmente), ou même pendant celles-ci (par l’usage des numéros de collet, par la menace de la plainte, ou par la référence parfois maladroite au droit qui perturbe le déroulement de l’intervention). On observe ainsi, en situation, une institutionnalisation de la relation : c’est-à-dire une plus grande codification, partagée et acceptée, des échanges ordinaires ; et, en même temps, une appropriation par le bas, de la part des administrés, des institutions républicaines au quotidien. L’étude comparée de trois quartiers (un quartier aisé, un central et un populaire) montre que cette nouvelle forme d’échange concerne tous les milieux sociaux, sur l’ensemble de l’espace urbain intra-muros, selon des formes évidemment diverses.
Un second exemple permet de prendre la mesure des changements. Le 23 février 1905 au soir, l’agent Bierry, de Belleville, vient demander au jeune Fernand Pesch, polisseur, de cesser de jouer de l’accordéon avec ses amis. Dans les années 1860, les jeunes gens auraient répondu que l’agent venait mettre le « désordre » avant de faire appel à leurs amis. En 1905, le jeune homme répond qu’il « n’a pas le droit de les empêcher de jouer parce qu’il n’est pas dix heures du soir », manifestant cette nouvelle culture règlementaire [10]. L’agent tentant néanmoins de l’arrêter, le jeune homme lui met son poing dans la figure. La formalisation des relations, réelle, n’est donc pas complète et se superpose plutôt aux anciens modes d’action. Mais, répétés et quotidiens, ces recours réglementaires partiels provoquent une modification de plus grande ampleur. Les résistances n’ont donc pas cessé, mais l’arrière-plan sur lequel s’appuie l’interaction entre les agents et les Parisiens semble bien avoir changé.
Les discours sociaux plus figés, le contrôle accru de l’administration, la professionnalisation des agents et les attitudes de la population témoignent de la progressive construction d’un « rôle social » du policier en tenue (et en même temps des administrés), qui sert de norme à partir de laquelle les attitudes peuvent varier considérablement. Cela traduit un changement profond de la relation entre la police et la société, qui se caractérise notamment par une lente intégration du policier dans l’espace parisien. Il accompagne une transformation plus ample du corps social, avec l’installation de l’État républicain, la diffusion de l’identité nationale, la judiciarisation du corps social, le développement de la culture écrite ou l’affinement des tolérances à la violence. Cela ne signifie pas que cette relation soit tranquille : les heurts, les oppositions et les débats se poursuivent, ces derniers gagnant même en intensité avec la liberté de la presse et la recomposition des oppositions sociales et politiques. Néanmoins, l’ordre public apparaît plus resserré et intégré. Peut-on dire qu’il est plus « policé » ? Que l’on observe les exigences règlementaires, la dureté des oppositions (les répressions policières des grèves et manifestations ne font pas de morts entre 1894 et 1914) [11], les formes de l’interaction ou l’évolution de l’imaginaire social, l’adoucissement de l’échange est sensible. Mais le terme « policé » est ambivalent : il peut aussi bien signifier que l’espace social est pacifié, que le recours au droit s’est renforcé, que les marges de négociations de la population ont diminué ou que le rapport à l’État et aux disciplines s’est intériorisé. Par ailleurs, si au cours des heurts (grèves, manifestations), les coups sont moins durs dans la longue durée, ils restent perçus comme violents dans la mesure où l’on observe un abaissement des seuils de sensibilité. La mutation n’est de plus pas linéaire : les répressions font à nouveau des morts dans l’entre-deux-guerres et l’historien Alain Dewerpe a rappelé la réalité du « massacre d’État » dans les sociétés dites « pacifiées » [12]. Cet ordre se justifie enfin en s’appuyant sur les valeurs républicaines, mais aussi sur de nouveaux partages sociaux, plus médiatisés, opposants notamment « criminels » et « honnêtes gens », « barbarie » et « civilisation » − ces termes répondant à des usages variés. L’ordre public de la fin du XIXe siècle reste traversé de tensions, même s’il est plus intégré, nourri des nouvelles lectures du monde social et appuyé sur des mutations de longue durée.
Conclusion : au delà des slogans politiques
La police visible et de contact constitue ainsi une réalité durable du second XIXe siècle parisien. La similarité des enjeux entre le milieu du XIXe et la fin du XXe siècle (visibilité, circulation, interconnaissance, prévention du crime) est frappante. Le cycle historique est pourtant plus long. Au XVIIIe siècle, réformateurs et administrateurs se demandent déjà si la personne chargée de la force publique doit faire partie du voisinage ou y être étrangère, être visible ou masquée, acheter une charge ou être rémunérée par l’État... [13] Paris en 1854, comme Londres en 1829, rejouent un débat plus ancien. La tension est récurrente, les réponses apportées sans doute toujours imparfaites, provisoires et articulées aux contextes (en 1854 par exemple, la question est posée à l’échelle de la capitale, quand, en 1998, après la nationalisation de la police, elle se pose à l’échelle du pays). Il n’y a probablement pas ici de « leçons » à tirer de l’histoire, mais un constat qui invite à relativiser la « nouveauté » du débat et à en rendre les partages implicites (par exemple entre recherche des malfaiteurs, définition des menaces intérieures et demande de sécurité, d’un côté, confiance de la population et prévention, de l’autre…) moins évidents. Ce rapprochement suggère également que la « proximité spatiale » entre agents et population n’est pas la « proximité sociale », qui n’est pas la « relation de proximité », cette dernière impliquant un certain degré de confiance.
Enfin, contrairement à ce qui a été affirmé sous la IIIe République, cette forme de police de proximité, jugée « moderne », a bien été mise en place sous le second Empire. Elle s’inscrit dans une conception libérale, fondée sur la transparence du pouvoir et la publicité de ses actes (qu’accompagne l’affirmation parallèle et contradictoire du secret d’État). La nouvelle police de 1854 devait à la fois être efficace contre les malfaiteurs, gagner la confiance de la population et surveiller cette dernière. Ce constat pose deux questions. La première est celle de la construction sociale de la légitimité policière [14]. L’enjeu est réel : si la police se fonde sur la possession de la force, elle ne peut exercer ses fonctions sans un consentement minimal de la population, qui n’apparaît jamais acquis mais sans cesse construit. La question de sa mise en œuvre est ainsi essentielle. La seconde question, liée à la première, ne lui est pas réductible : à quelles conditions peut-on alors parler d’une police « démocratique », au sens où on l’entendrait aujourd’hui ? Selon le sociologue de la police Dominique Monjardet, rechercher des « critères » permettant de définir une fois pour toutes l’action policière comme telle est vain [15]. La police est en effet cette institution qui défend le droit, mais est la seule à détenir la force. L’unique moyen, selon lui, de maintenir cette tension ouverte, gage de sa fonction démocratique, est la transparence de son action au regard et sa soumission au débat public. La police de proximité en est un moyen, même si elle n’est qu’une forme de police parmi d’autres. Mais cette « proximité » peut être diversement comprise et mise en œuvre, comme l’a rappelé ce détour historique.
Quentin Deluermoz, « La « police de proximité », un projet neuf ?. Retour sur l’expérience parisienne au XIXe siècle »,
La Vie des idées
, 25 février 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-police-de-proximite-un-projet
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[1] J.-P. Havrin, Il a détruit la police de proximité, Paris, Paris, J.-C. Gawsewitch, 2010.
[2] J.-P. Brodeur, introduction in « La police en pièces détachées », Criminologie, vol. 38, n° 2, 2006.
[3] A. Billault, « Rapport à l’Empereur », Le Moniteur universel, 17 septembre 1854.
[4] C. Emsley, The English Police. A Political and Social History, Londres, Harvester Wheatsheaf, St Martin’s Press, 1991.
[5] E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La Présentation de soi, et t. 2, Les Relations en public, Paris, Minuit, 1973.
[6] Pour une discussion de cet usage (notamment sur le recours aux échelles micro et macro de l’analyse), nous nous permettons de renvoyer à notre article « Goffman au XIXe siècle : institutions, ordres sociaux et policiers en tenue à Paris », Carnets de bords, 14, 2007, p. 33-41.
[7] H. Becker, Outsiders. Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press, 1963.
[8] Archives de la ville de Paris, D2U6/35, Boilleau Pierre, Leroux Eugène, 22 mars 1876.
[9] Sur ce phénomène, voir D. Kalifa, L’Encre et le Sang, Paris, Fayard, 1995.
[10] Archives de la Préfecture de police, répertoire de commissariat, Belleville, 1905.
[11] J.-M. Berlière, « Maintien de l’ordre républicain ou maintien républicain de l’ordre ? Réflexions sur la violence », Genèses, 1993, n° 12, p. 6-29.
[12] A. Dewerpe, Charonne, 8 février 1962, Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
[13] C. Denys, B. Marin, V. Milliot (dir.), Réformer la police, les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
[14] Nous passons ici sur la question de son efficacité en matière de lutte contre la délinquance : les effets de l’activité policière en général sur l’évolution des infractions sont de plus en plus discutés (voir J.-P. Brodeur, « Le chant des sirènes (sur la symbolique policière) », in Y. Cartuyvels, F. Digneffe, A. Pirès, P. Robert (dir.), Politique, police et justice au bord du futur, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 301-311).
[15] D. Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996.