Recensés :
– Robert Spencer, « The Rise of « Eurabia » », FrontPageMagazine.com, 18 mars 2004 - Bat Ye’or, Eurabia : The Euro-Arab Axis, Fairleigh Dickinson University Press, 2005
– David Pryce-Jones, “Captive Continent”, National Review, 9 mai 2005
– Daniel Pipes, « Islamophobia ? », New York Sun, 25 octobre 2005
La publication de caricatures de Mahomet dans la presse européenne, entre septembre 2005 et février 2006, a déclenché l’ire des pays musulmans [1]. À Damas, à Gaza, à Beyrouth, à Téhéran, à Djakarta, ambassades et consulats ont été la cible de manifestants armés de pierres et de cocktails Molotov. Si les organes de presse européens – Jyllands-Posten au Danemark, ABC et El Periodico en Espagne, La Stampa et Il Corriere della Sera en Italie, Die Welt en Allemagne, Blick en Suisse, France Soir et Charlie Hebdo en France – ont choisi d’afficher leur esprit d’indépendance en publiant les dessins, les autorités de ces mêmes pays ont été intimidées par la vigueur des réactions dans le monde musulman. Le Danemark a annoncé l’évacuation de ses ambassadeurs en Iran, en Syrie et en Indonésie ; Javier Solana, le chef de la diplomatie européenne, a entamé une tournée au Proche-Orient pour apaiser les esprits. En France, le président Chirac s’est désolidarisé des journaux qui avaient publié les caricatures et s’est abstenu de condamner l’attaque de l’ambassade française à Téhéran.
L’« affaire des caricatures » a relancé le débat sur la nature de l’islam aujourd’hui. Pour les uns, la publication des dessins n’était rien d’autre qu’une provocation visant une communauté musulmane déjà stigmatisée. Pour les autres, il s’agissait d’affirmer la liberté d’expression face aux intégristes, soupçonnés de vouloir imposer leur censure. Cette dernière interprétation ne serait pas pour déplaire à l’historienne Bat Ye’or : l’islam, ses dangers et ses anathèmes sont l’objet de son étude-pamphlet publiée en 2005, Eurabia : The Euro-Arab Axis. Avant d’ouvrir ce livre, il faut s’arrêter un instant à la symbolique de sa couverture : sur une carte du monde envahie par le vert de l’islam, un immense croissant rouge embrasse tout ensemble l’Europe et les pays arabes pour se refermer sur Israël comme une mâchoire. L’essentiel est dit : le continent européen est sous l’emprise des États arabes, et sa servilité permet d’en faire un instrument de lutte contre les Juifs. De cette union forcée serait né un monstre, l’Eurabie, continent de 450 millions d’âmes, rongé par l’islam, dépossédé de son identité et soumis, par la veulerie de ses gouvernements, aux intérêts des Etats arabes. Des signatures aussi prestigieuses que celles de l’analyste américain Daniel Pipes et de l’historien britannique Niall Ferguson sont venues appuyer cette analyse.
En tout état de cause, ces thèses procèdent d’une blessure personnelle : née au Caire, Giselle Litman (son pseudonyme Bat Ye’or signifie en hébreu « la fille du Nil ») s’est vu retirer sa nationalité égyptienne parce qu’elle était juive. Elle s’est alors réfugiée à Londres en 1957 et a acquis la nationalité britannique en se mariant. À plusieurs décennies de distance, ses écrits visent à demander raison de cette injustice. L’historienne déclarait ainsi en juin 2005 : « J’ai écrit ces livres parce que j’ai été témoin de la destruction, en quelques années, d’une florissante communauté juive vivant en Égypte depuis 2 600 ans [...]. J’ai personnellement vécu les souffrances de l’exil, la douleur d’être apatride – et je veux trouver la cause première de tout cela. Je voulais comprendre pourquoi les Juifs des pays arabes, au nombre d’un million, avaient partagé mon expérience [2]. » À la suite de cet exil, Bat Ye’or est devenue une Européenne d’adoption : de nationalité britannique, parfaitement francophone, elle a étudié à la London University et à l’Université de Genève dans les années 1960. Disciple de Jacques Ellul, anarchiste chrétien et penseur de la « société technicienne », elle s’est alors spécialisée dans l’histoire des dhimmis, les minorités en terre d’islam.
Comme elle le montre dans des livres traduits en plusieurs langues [3], les non musulmans – principalement les Juifs et les chrétiens – étaient assujettis à la charia, qui leur prescrivait un régime particulièrement rigoureux. Dans les pays conquis par les musulmans à partir du VIIe siècle, les indigènes attachés à d’autres religions furent déclarés « dhimmis », c’est-à-dire « protégés » : soumis à la suzeraineté islamique, ils bénéficiaient d’une protection sur la vie et les biens, en échange de quoi ils devaient payer une rançon-capitation, la jiziya. Un statut juridique fait de servitude et d’humiliations corsetait leur vie quotidienne : ils étaient cantonnés dans des ghettos, devaient marcher rapidement et les yeux baissés, n’avaient pas le droit de porter les armes, ne pouvaient construire ou réparer leurs lieux de culte, étaient obligés de coudre des pièces de couleur sur leurs vêtements (c’est d’ailleurs l’origine de la rouelle que le concile de Latran imposa aux Juifs en 1215), etc. Dans les terres ainsi conquises, et jusqu’en Andalousie, des millions d’indigènes sont devenus des dhimmis, demi-citoyens dont le statut impliquait des restrictions à la fois religieuses, sociales, politiques, économiques et militaires. Souvent occultée, la notion de dhimmi est selon Bat Ye’or fondamentale. Elle s’insère dans l’idéologie du djihad, qui divise l’humanité en deux camps : d’un côté les musulmans et de l’autre les infidèles, voués à être tués, convertis ou « protégés ».
L’Europe, « terre de dhimmitude » ?
Quel rapport y a-t-il entre les monographies savantes de l’historienne et les alarmes de la polémiste en guerre contre l’islamisation de nos pays ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas de solution de continuité entre l’étude de l’islam médiéval et la description des déboires que connaît l’Europe actuelle ; car le Vieux Continent est tout simplement devenu une « terre de dhimmitude ». C’est avec cette notion, en effet, que Bat Ye’or quitte le terrain de l’histoire pour élaborer un discours sur le monde contemporain. Esprit de conquête, djihad, dhimmitude : ces traits distinctifs de l’islam, présents dès les origines, composeraient un fil rouge reliant le Prophète et Ben Laden, les chevauchées des conquérants musulmans et les diktats des pays arabes. Les attentats du 11 septembre 2001 auraient marqué la résurgence d’un djihad vieux de 1 300 ans. Or l’occultation des méfaits du « véritable » islam aurait depuis longtemps désarmé l’Europe : livrée aux agresseurs par son ignorance même, celle-ci serait passée en quelques décennies d’une civilisation judéo-chrétienne, façonnée par les Lumières et éprise de laïcité, à une « civilisation post-judéo-chrétienne asservie aux pouvoirs islamiques [...]. La nouvelle civilisation européenne qui émerge peut être qualifiée de “civilisation de la dhimmitude”. »
Selon Bat Ye’or, cette défaite a été consommée lors d’une guerre qui n’a même pas eu lieu. Alors que l’Europe s’était défendue courageusement contre les assauts du djihad – Charles Martel, la Reconquista, Lépante –, elle s’est résignée à la dhimmitude à partir des années 1970. La date fondamentale est le choc pétrolier de 1973 : lors de cette crise, l’Europe aurait choisi de calquer sa politique extérieure sur celle des pays arabes pour recevoir, en échange, du pétrole et des avantages économiques. À l’initiative de la France, la CEE établit alors un dialogue euro-arabe. Le 6 novembre 1973, à Bruxelles, les neuf pays de la CEE proclament une résolution qui somme Israël de se retirer sur la ligne d’armistice de 1948 et de respecter les « droits légitimes des Palestiniens ». Cette solidarité est pérennisée lors de la conférence de Damas (septembre 1974), qui institue un secrétariat permanent de 350 membres, chargé de la coopération euro-arabe dans les domaines politique, industriel, commercial, scientifique, technique et culturel. Par la suite, le dialogue est relayé par l’Association parlementaire pour la coopération euro-arabe, qui regroupe plus de 200 députés représentant toutes les tendances politiques au Parlement européen.
Pour Bat Ye’or, le dialogue euro-arabe a été le cheval de Troie grâce auquel s’est introduite en Europe la politique décidée au cours des conférences islamiques ou arabes (à Lahore en 1974, à Fez en 1980 ou encore à Amman la même année). L’Eurabia – nom d’une revue publiée à Paris par le Comité européen de coordination des associations d’amitié avec le monde arabe – est donc fondée sur une collaboration bien entendue : des accords économiques en échange d’un alignement politique. Mais cette entente contre nature concerne aussi un autre domaine : celui de l’immigration. À Damas, en septembre 1978, les gouvernements européens auraient accepté que les pays arabes « exportent » leurs populations, avec leur culture et leurs mœurs. Ce transfert de millions de musulmans d’Afrique et du Moyen-Orient a signé l’achèvement du processus de dhimmitude, en affiliant définitivement une Europe impotente à un monde arabo-musulman en pleine expansion démographique.
À l’aube du XXIe siècle, les conséquences de cet échange perdu d’avance sautent aux yeux. La France, malin génie attelé à la destruction d’Israël et de l’Amérique, empêcherait sciemment ces pays de se protéger contre l’islam qui les assiège : « La continuelle obstruction française à l’encontre de la politique américaine est inhérente au partenariat euro-arabe. Elle a déterminé le refus inflexible de la France de reconnaître les racines du terrorisme islamique. » L’Espagne aurait aussi baissé la garde : Zapatero, élu après les attentats de Madrid en mars 2004, s’est prononcé à l’ONU en faveur d’une alliance culturelle entre le monde occidental et les pays arabes et musulmans. Pour Bat Ye’or, il y a dans ce programme un « mélange de peur et de soumission caractéristique de la dhimmitude ». En définitive, le dialogue interculturel n’aurait été qu’un marché de dupes : les musulmans ne se sont pas ouverts à la modernité, les immigrés ne se sont pas intégrés et l’Europe s’est islamisée. Le résultat est accablant : en l’espace de trente ans, la civilisation européenne aurait dégénéré en une entité hybride, l’Eurabie, excroissance du monde arabo-musulman et « foyer d’une virulente combinaison d’animosité anti-juive, anti-chrétienne et anti-américaine ».
Approximations et fantasmes
Dans ce monde dominé par l’islam, sur qui peut-on compter pour défendre la liberté de Voltaire ? La France serait à la solde des dictateurs du Maghreb et du Moyen-Orient. L’Europe, engagée dans un commerce juteux avec les pays arabes, aurait sacrifié son histoire pour y greffer une pseudo-culture arabo-islamique. Quant aux Nations Unies, elles auraient été « transformées en tribunal international antisémite, cherchant à imposer à Israël la condition islamique de la dhimmitude ». Seuls les États-Unis n’auraient pas renoncé à leurs valeurs : « Le lien entre la haine anti-juive de l’Europe et l’anti-américanisme devient apparent quand les Américains résistent à l’islamisation et perçoivent leur identité et culture comme une émanation de l’histoire et des valeurs bibliques – un héritage méprisé par l’Eurabie contemporaine. »
Eurabia : The Euro-Arab Axis est un livre de combat. Les approximations et les fantasmes qu’il véhicule composent une espèce de politique-fiction qui ferait sourire si elle ne visait pas à attiser la haine. Le lecteur est transporté dans un monde manichéen et fixiste, où le Bien aux prises avec le Mal cherche son champion pour dessiller les foules. Propre à susciter une adhésion de révolte, la fable est d’autant plus expressive qu’elle fait fi de la complexité du monde – comme si l’Europe était inféodée aux terroristes palestiniens, comme si sa raison d’être était l’anti-américanisme et l’antisémitisme, comme si la France, la Grande-Bretagne et les pays de l’Est avaient une analyse convergente à propos des États-Unis et du conflit israélo-arabe, comme si la loi française bannissant le voile à l’école n’indisposait pas le monde arabe, comme si les Américains n’étaient pas aujourd’hui les alliés des pétro-monarchies du Golfe et naguère le soutien des fondamentalistes musulmans, comme si Mohammed VI, Moubarak et Ben Laden s’étaient entendus pour mettre au point un plan de conquête, comme si les immigrés avaient été instrumentalisés pour coloniser l’autre rive de la Méditerranée, comme si l’islam était une entité monolithique, souillée par le fanatisme et le sang depuis la fuite à Médine jusqu’aux attentats du 11-Septembre. Après tout, le christianisme n’est pas en reste, et si les catholiques espagnols et les protestants américains n’ont pas inventé le statut de dhimmis pour les indigènes du Mexique et du Far West, c’est parce qu’ils ont préféré les exterminer.
Sur le plan idéologique, Eurabia : The Euro-Arab Axis partage certaines de ses certitudes avec l’extrême droite. L’ouvrage cède allègrement à la paranoïa du complot. Des médias sans âme, des bureaucrates anonymes et des politiques pleins de ruse ont ourdi une stratégie pour manipuler les populations : les Européens vivent sous la contrainte des Arabes, mais « rares sont ceux qui en ont conscience au quotidien ». Dans un entretien donné en 2004, Bat Ye’or expliquait que « le public ignore cette stratégie, ses détails et son fonctionnement », car la politique eurabienne est « conduite au plus haut niveau politique [4] ». De la même manière, Eurabia est fondé sur une méthode qui consiste à formuler toutes sortes d’insinuations pour dessiner, derrière elles, une réponse évidente qui résoudrait enfin l’énigme : « Pourquoi des générations d’Européens ont-elles appris dans les universités à mépriser l’Amérique et à nourrir une haine implacable envers Israël ? Pourquoi l’Union européenne a-t-elle proposé une Constitution qui renonce volontairement à ses racines judéo-chrétiennes et même les nie ? [...] Le problème des “réfugiés palestiniens” est-il un moyen machiavélique, de la part de l’Eurabie, pour détruire Israël par une “invasion en retour” ? »
Surtout, Eurabia puise dans le fonds de commerce de l’extrême droite, claironnant l’idée que l’identité européenne se dissout, que la chrétienté est en train de s’islamiser, qu’« ils » font la loi chez « nous ». La dénonciation de l’immigration arabo-islamique relève directement de ces mythes : « Sur le plan démographique européen, la politique d’immigration de la CE encouragea le souhait islamiste d’islamiser l’Europe, et lui donna des bases très concrètes. Les chiffres réels de cette immigration furent dissimulés au public comme s’ils constituaient un secret d’État. L’exportation de la culture des immigrés dans les pays d’accueil, faveur exorbitante et unique dans l’histoire de l’immigration, fut intégrée dans les accords entre la CE et la Ligue arabe comme un droit inaliénable des immigrés. [...] Les Saint-Just européens de l’anti-racisme réussirent à éliminer toute discussion concernant l’insécurité, la criminalité et le fanatisme religieux de certains milieux, au sein d’une population qui refusait l’intégration [5]. »
Les États-Unis contre les « nouveaux nazis »
Ces diatribes xénophobes, ainsi que la « démonstration » selon laquelle une cabale d’Eurabiens aurait pris le contrôle des institutions européennes depuis 1973, pourraient ne pas mériter une minute d’attention ; mais elles ont leur intérêt. C’est que les théories de Bat Ye’or ne sont pas isolées. Des deux côtés de l’Atlantique, un certain nombre d’intellectuels et de publicistes affichent des positions similaires. Les Italiens se sont passionnés pour La Rage et l’Orgueil, le best-seller raciste et islamophobe d’Oriana Fallaci, qui rend d’ailleurs hommage à Bat Ye’or dans son dernier livre La Force de la raison (et vice versa) [6]. En Grande-Bretagne, l’historien Niall Ferguson s’est fait l’apôtre de l’impérialisme américain, seul rempart contre l’islamisme [7] ; il a aussi fait l’éloge d’Eurabia, car « ceux qui veulent vivre dans un monde libre doivent être éternellement vigilants ». En France, la mouvance compte dans ses rangs un Alexandre del Valle dissertant sur le « nazisme vert [8] » et les animateurs du site www.france-echos.com, pour qui « il faut que la peur change de camp ». Mais c’est surtout aux États-Unis que Bat Ye’or fait des émules. Son livre a obtenu dans la presse plusieurs comptes-rendus élogieux. Surtout, un certain nombre de public intellectuals conservateurs, et non des moindres, livrent des analyses similaires. Trois thèmes les rassemblent : le mépris pour l’Europe, la défense d’Israël et la mission des États-Unis.
Selon eux, l’affaiblissement de l’Europe est dû à son déclin démographique et au ralentissement de son économie, mais aussi à l’oubli des valeurs qui l’ont fondée. Pour toutes ces raisons, elle est la proie de l’expansionnisme arabo-musulman, dont le terrorisme est le fer de lance. Auteur de plusieurs livres critiques à l’égard de l’islam [9], Robert Spencer a fait de la dénonciation de la menace islamiste sa spécialité. L’institut Jihad Watch, qu’il dirige, a pour mission d’inciter à la vigilance « parce que l’Occident fait face à un effort concerté des djihadistes islamistes [...] pour le détruire, l’amener de force dans le monde musulman – et user de la violence tant que leur but global reste hors de portée ». Dans la recension qu’il consacre à Eurabia, Robert Spencer se fait le censeur d’une Europe qui a vendu son âme au diable « en échange de débouchés ». Par le biais des attentats, les intégristes musulmans conduisent aujourd’hui la politique européenne : la victoire de Zapatero après les attentats de Madrid est « la plus grande victoire de l’islam radical depuis le 11 Septembre, et même depuis la révolution khomeiniste en Iran ». De la même manière, David Pryce-Jones, journaliste à la très conservatrice National Review et auteur de The Closed Circle : An Interpretation of the Arabs, salue en Bat Ye’or « une Cassandre, un esprit courageux et clairvoyant ». Le dialogue euro-arabe, dont peu de gens ont entendu parler, est un « exemple classique de l’invisibilité et du déficit démocratique caractéristiques des méthodes de l’Union européenne ». Pour ces éditorialistes, l’Europe s’apparente à un continent vieilli, mou, aveuglé par son angélisme, qui n’échappera à ses prédateurs que grâce à la protection des États-Unis. Son effacement se traduit par une politique d’abstention dont la crise irakienne a donné la mesure.
Le raisonnement intègre les Juifs : si les Arabes ont pris pied en Europe, c’est pour mieux détruire Israël. Pour Bat Ye’or, les représentants de l’Europe (Solana, Prodi, Chirac, Villepin) sont des notables eurabiens parce qu’ils affirment que la cause palestinienne doit être prise en compte pour réaliser la paix dans le monde. Cette alliance, résurrection de l’amitié qui liait Hitler au grand mufti de Jérusalem, finira par une « deuxième Shoah perpétrée par l’euro-palestinianisme [10] ». Les conservateurs américains aiment eux aussi fustiger une Europe viscéralement antisémite. Cet amalgame entre Europe, islam et nazisme se retrouve sous la plume de David Pryce-Jones, pour qui les Européens ont adopté le dessein arabe visant à détruire Israël ; « en conséquence, les Arabes d’Europe et leurs soutiens sont encouragés à attaquer les Juifs ; un antisémitisme hérité des années 1930 prospère partout ».
Le spectacle d’une Europe avachie et les agissements des oppresseurs arabes rappellent les États-Unis à leur mission historique : la défense de la liberté. Alors que l’Europe s’est abandonnée aux djihadistes sans résister, les Amé-ricains ont relevé le gant. Au milieu des années 1990, Robert Kagan, une des têtes pensantes du courant néo-conservateur, s’est fait avec William Kristol l’apôtre d’une politique néo-reaganienne. Prenant acte de la faiblesse de l’Europe, tout entière à ses rêves de paix perpétuelle, il appelait les États-Unis à assumer leur rôle de Léviathan planétaire, puisque, dans un monde anarchique, la sécurité et la sauvegarde de la démocratie dépendent de la force. Dans Coming Anarchy (2000) et surtout Warrior Politics (2002), le journaliste Robert Kaplan défend les mêmes positions, faisant valoir que les États-Unis doivent pratiquer sans complexe un art de gouverner propre à assurer un nouvel ordre mondial, et ce pour le bien de l’humanité. Dès lors, leur premier devoir est de briser l’islamisme, qu’il soit le fait de groupuscules ou d’« États voyous ». Daniel Pipes, directeur du Forum du Moyen-Orient, analyste et chroniqueur de renom, auteur de plusieurs livres sur l’islam, tente depuis 1990 d’avertir le monde que « les musulmans arrivent [11] ». Inquiet de la menace que représentent les « militants de l’islam », il a lui aussi encensé le livre de Bat Ye’or et approuvé son anxiété face à l’« islamisation du continent » européen. La guerre en Irak, en réponse aux attentats du 11 Septembre, est emblématique du nouveau rôle qui attend les États-Unis ; car, après le nazisme, après le communisme, l’Amérique doit éradiquer l’islamisme. Il est intéressant de noter que l’héritage de la pensée antitotalitaire est ici récupéré et mis au service d’une cause nouvelle. En revanche, il n’est pas certain que cette reconversion soit probante, ni fidèle à la pensée d’une Hannah Arendt.
Islamophobie et « islamismophobie »
Leurs jugements ont valu à tous ces auteurs d’être taxés d’islamophobie. Bat Ye’or ne craint pas le reproche : « Récuser l’histoire de millions de gens pour ménager la sensibilité de leurs oppresseurs est immoral. Surtout, l’on doit connaître l’idéologie du djihad, puisqu’elle détermine les relations avec les non-musulmans. Nous devons pouvoir discuter des conceptions islamiques concernant notre propre identité [12]. » L’argumentation de Daniel Pipes est plus développée : dans un article du New York Sun, il répond à ses détracteurs en établissant une distinction entre l’islam et l’islam radical, ce dernier seul lui inspirant de la crainte. Lancé en Grande-Bretagne en 1996 par une « Commission d’étude sur les musulmans britanniques et l’islamophobie », le terme d’islamophobie a été utilisé dans les universités par un groupe islamiste interdit. Il est donc tendancieux, puisqu’il permet d’ôter toute légitimité aux inquiétudes résultant des attentats-suicides. L’allégation d’une prétendue islamophobie permet aux fondamentalistes d’exercer un chantage, afin de désamorcer toute critique et de se faire passer pour des victimes.
Ces arguments conduisent Daniel Pipes à récuser l’accusation, le seul qualificatif qu’il revendique étant celui d’« islamismophobe ». Si certains doivent faire un examen de conscience, ce sont plutôt les musulmans : ces derniers « devraient abandonner ce terme discrédité et s’engager plutôt dans une introspection sincère. Au lieu de reprocher aux victimes potentielles de craindre leurs possibles bourreaux, ils feraient mieux de se demander comment les islamistes ont transformé leur foi en une idéologie célébrant le meurtre (Al-Qaeda : “Vous aimez la vie, nous aimons la mort”) et de développer des stratégies permettant de sauver leur religion en combattant ce totalitarisme morbide. » Ce retournement, sous la forme d’une injonction adressée à tous les musulmans, permet à Daniel Pipes et à Bat Ye’or d’éluder la question de leurs préjugés à l’égard de l’islam. Or il va de soi qu’ils associent l’islam à l’intégrisme, à l’intolérance, à l’obscurantisme et au terrorisme. L’islamo-phobie dont ils sont les hérauts vise à présenter systématiquement la religion musulmane comme une menace pour l’ordre mondial, la sécurité des États et les identités nationales.
Pourquoi les néo-conservateurs américains offrent-ils une part de leur notoriété à Bat Ye’or, dont l’audience est insignifiante en Europe et même aux États-Unis ? Parce qu’elle épouse leurs dogmes, la xénophobie anti-immigrés en plus. L’imbrication des arguments donne à la théorie de Bat Ye’or une cohérence inattaquable : l’islam est nocif ad vitam aeternam, son travail de subversion mine la culture européenne, les élites de Bruxelles, Paris et Berlin manipulent dans l’ombre les populations, l’Europe voue Israël aux gémonies comme elle a assassiné les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis peuvent seuls arrêter le djihadisme et la terreur organisée, le prosélytisme arabo-musulman représente un danger pour la paix, etc. D’autre part, le milieu des géostratèges a toujours nourri une certaine fascination pour l’histoire, qui constitue un réservoir de « preuves » pour n’importe quel système. Or les élucubrations de Bat Ye’or s’appuient précisément sur son activité d’historienne, grâce à laquelle elle peut plaquer des phénomènes passés (la condition des dhimmis dans l’islam médiéval) sur les débats du présent, cette continuité factice donnant à ses prophéties une sorte de caution scientifique.
Pour les néo-conservateurs, Eurabia : The Euro-Arab Axis a enfin le mérite d’illustrer leur conception sexuée des relations internationales, sur laquelle flotte un petit parfum de misogynie. Comme le dit Robert Kagan paraphrasant un célèbre manuel de psychologie, « aujourd’hui, sur les grandes questions stratégiques et internationales, les Américains viennent de Mars et les Européens de Vénus [13] ». Or, si l’Europe menacée par le terrorisme subit la condition des dhimmis, qui est celle de l’insécurité perpétuelle, il faut pour la sauver un chevalier ; c’est ainsi que l’Europe aux abois a besoin des mâles États-Unis. De ce point de vue, le rapport à l’islam fonctionne comme un révélateur du différentiel entre les façons d’affirmer l’identité européenne et l’identité américaine. Les États-Unis, avec leur enthousiasme patriotique, seraient plus forts que l’Europe égarée dans son rêve post-national et cosmopolite. C’est pour cette raison, et non à cause de la politique extérieure de George W. Bush, que, selon Niall Ferguson, l’océan Atlantique « s’agrandit » entre l’Amérique et l’Europe [14].
Derrière la faiblesse du raisonnement se cachent des questions qu’il vaut la peine de poser, car ces positions sont symptomatiques des angoisses qui agitent les Européens. Depuis les attentats du 11 Septembre, en effet, la pacifique et laïque Europe ne parvient pas à définir une ligne de conduite ; elle semble hésiter, tiraillée entre les pays arabes, qu’elle veut ménager, et ses alliés américains, obnubilés par leur auto-défense. À force, les uns et les autres ont fini par la considérer comme un partenaire peu fiable et les Palestiniens eux-mêmes se détournent d’elle. Face à la montée de l’islamisme, certains Européens prêchent l’apaisement, d’autres la fermeté. En février 2006, lors de la crise des caricatures, Il Corriere della Sera publiait une chronique de Magdi Allam, éditorialiste musulman, qui, tout en jugeant les caricatures « discutables », s’écriait : « Qu’est-ce que l’Occident attend pour intervenir ? Adoptera-t-il la politique de l’autruche jusqu’à ce qu’un autre Theo van Gogh soit assassiné à Copenhague ou à Oslo ? » Ce débat se retrouve au niveau intérieur : incapables de traiter avec équité leurs minorités musulmanes, les pays d’Europe préfèrent s’interroger anxieusement sur leur identité nationale, exigeant l’« intégration » en France ou le respect de la « Leitkultur » en Allemagne [15]. La France, principale architecte de la politique eurabienne selon Bat Ye’or, n’échappe pas non plus aux interrogations. La « politique arabe » qu’elle applique depuis la guerre des Six Jours comporte son lot d’ambiguïtés, les droits de l’homme se conjuguant à merveille avec les ventes d’armes, les pots-de-vin, les violations d’embargo et toutes sortes de collusions. Pour David Pryce-Jones, ces compromissions traduisent la nostalgie d’une époque où la France rêvait d’assimiler les populations du Maghreb pour devenir un empire arabe.
Enfin, c’est la mue de l’islam qui suscite le trouble. La frange la plus violente et la plus rétrograde en est devenue, en l’espace de quelques années, le principal porte-parole. Même si en Irak les victimes des attentats sont presque exclusivement musulmanes, le terrorisme se commet aujourd’hui au nom du Prophète. Dans de nombreux pays arabes (mais aussi dans les banlieues défavorisées d’Europe), l’antisémitisme est une opinion couramment répandue, aux côtés d’un de ses corollaires, le négationnisme. Dans un tel contexte, il paraît nécessaire d’établir un droit : celui de tenir un discours critique sur l’islam. Lorsqu’en février 2005, dans la revue Prospect, Kenan Malik s’en prenait au « mythe de l’islamophobie », ce n’était pas pour dénoncer l’islamisation de la Grande-Bretagne, mais plutôt pour s’étonner de l’attitude de certains musulmans radicaux prompts à crier au blasphème sitôt que quelqu’un ose remettre en question l’islam tel qu’il va aujourd’hui. Or les musulmans ne sont pas les victimes d’un complot universel. L’adapta-tion de l’islam au monde moderne reste bel et bien un « défi », pour reprendre l’expression de Jytte Klausen [16] – même si la naissance d’un « islam de marché », nourri de culture managériale et imprégné des méthodes du marketing occidental, est en train de rapprocher fort opportunément les conservateurs américains et les rigoristes musulmans [17].
Tous ces problèmes, les visionnaires du nouvel ordre mondial les formulent dans un langage simpliste, forgé tout exprès pour exalter la pax americana. Leur intolérance, leur agressivité répondent à celles des djihadistes : les uns et les autres, par une complicité qu’ils ne peuvent reconnaître, cherchent à imposer une lecture du monde en termes de civilisations rivales. L’islamisme, avec son cortège de crimes contre les hommes et contre la pensée, est sans nul doute un nouvel ennemi ; mais Bat Ye’or, Oriana Fallaci et leurs admirateurs, imbus de leur supériorité et pleins d’aigreur, sont pareils à ces clercs dévoyés que Benda dénonçait dans les années 1920. En affectant aujourd’hui de jouer les Cassandre, ils préparent l’avenir. Il ne suffit pas de dire que ces intellectuels entretiennent la confusion des esprits ; ils élisent leur ennemi pour les guerres à venir.
Article tiré de La Vie des Idées (version papier), n°12, mai 2006