Avec cette somme publiée à Princeton en 2017 et rapidement traduite en français, Kyle Harper, professeur à l’université d’Oklahoma, s’inscrit dans la longue tradition qui, depuis Gibbon, considère que la disparition de l’Empire romain est un problème majeur de l’histoire de l’humanité. L’originalité de sa démarche et de la chronologie retenue en font un ouvrage important non seulement pour ceux qui s’interrogent sur cette question, mais aussi pour les lecteurs qui voudraient découvrir la richesse et la complexité de l’Antiquité tardive, trop longtemps considérée comme le pendant décadent du brillant Haut-Empire romain. C’est également un livre qui permet de prendre la mesure des renouvellements historiographiques ouverts par les progrès des sciences climatiques et de la génétique. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une remarquable préface de Benoît Rossignol, qui situe l’ouvrage dans le contexte des évolutions scientifiques et des problématiques historiographiques actuelles.
Une histoire des épidémies dans l’Empire romain
En effet, l’auteur entend ouvrir l’immense « magasin d’archives », selon la formule de Benoît Rossignol, que sont en train de constituer ces sciences. Il donne à voir une discipline historique en plein renouvellement : la possibilité de croiser les sources littéraires sur les phénomènes climatiques avec des mesures scientifiques, ou encore d’analyser le matériel génétique des germes tueurs de l’antiquité, ouvre des perspectives passionnantes qui, à n’en pas douter, connaîtront un grand développement dans les années à venir si le décloisonnement entre ces disciplines académiquement si distantes les unes des autres se poursuit. La chronologie politique, sans être ignorée, est ainsi confrontée à celle des changements climatiques qui ont affecté l’Empire romain et qui ont, entre autres effets, favorisé le développement d’épidémies dévastatrices.
De la peste antonine dans les années 160 à celle de Justinien au milieu du VIe siècle, en passant par celle dite de Cyprien, qui se produit en plein cœur de la « crise du IIIe siècle » dont la complexité est ici remarquablement présentée, l’auteur montre le poids des éléments climatiques et épidémiques dans l’histoire de l’empire romain, en évitant, la plupart du temps, mais pas toujours, d’en faire la cause unique des évolutions politiques et sociales. L’ouvrage oscille en effet entre l’exposé scientifique rigoureux, qui met en lumière l’interaction complexe entre les sociétés humaines et les éléments naturels, et une vision parfois catastrophiste qui simplifie le propos. La fin du livre, en particulier, tend à attribuer les évolutions religieuses de la fin de l’Antiquité au seul sentiment de désarroi provoqué par le petit âge glaciaire de la fin de l’Antiquité et la grande peste de Justinien.
Certes, les effets de ces deux éléments furent extrêmement dévastateurs : « l’année sans été » de 536, qui inaugure la décennie la plus froide de l’histoire de l’Europe depuis 2000 ans, a eu des conséquences dramatiques sur les récoltes, et la peste qui la suit de quelques années a tué peut-être la moitié de la population des régions touchées. En effet, cette grave pandémie commence pendant la décennie froide de 530-540 (le lien entre ce phénomène climatique et la diffusion de la peste n’est pas éclairci) et, partie de Péluse en Égypte, elle se diffuse dans tout l’espace méditerranéen. À Constantinople, au printemps 542, Jean d’Éphèse et Procope de Césarée décrivent l’accumulation quotidienne de milliers de cadavres : 250 000 à 300 000 personnes auraient péri, pour une population estimée à un demi-million d’habitants.
Le livre a le mérite de relier l’atmosphère philosophique et religieuse du milieu du VIe siècle à ces phénomènes angoissants devant lesquels les contemporains étaient totalement impuissants. Faut-il pour autant aller jusqu’à écrire que la peste de Justinien fut « l’événement le plus funeste de toute l’histoire de l’humanité jusqu’à aujourd’hui » (p. 347) ?
La nature, moteur de l’histoire ?
On peut regretter que l’auteur cède ainsi trop souvent à la formule-choc et que le style souffre d’une certaine lourdeur, que la traduction ne parvient pas à alléger, certains passages restant véritablement obscurs. L’ensemble comporte des répétitions parfois lassantes, et l’ouvrage aurait probablement gagné à plus de concision. Mais ces regrets restent mineurs au regard de la richesse du travail de Kyle Harper, qui parvient à rendre vivante et accessible une histoire au fond très technique tout en embrassant une période de quatre siècles.
« Du point de vue d’un rat, l’Empire romain était une invraisemblable bénédiction » (p. 289), écrit l’auteur, amenant ainsi le lecteur à détourner le regard des seules luttes politiques pour le pouvoir impérial vers le fonctionnement économique et social de l’empire, donc son environnement naturel. En effet, l’apogée du monde romain correspond à un optimum climatique qui se met en place vers 250 avant notre ère et dont la fin, dans la deuxième moitié du IIe siècle, est l’un des facteurs des modifications structurelles qui donnent naissance au monde de l’antiquité tardive. Le petit âge de glace qui s’installe vers 450 après notre ère correspond aux moments les plus difficiles, avec en particulier la dislocation de l’empire en Occident. Durant l’optimum climatique, la mondialisation romaine, l’intégration économique des provinces, ont permis le développement du commerce et une certaine prospérité, mais aussi la circulation des vecteurs de maladies ; à la faveur du refroidissement du climat, dans un contexte politique troublé, les pandémies prennent une dimension tragique. Ainsi, la peste de Marc Aurèle dans les années 160 – probablement la variole – est une crise grave, mais surmontable. Celle de Cyprien, dans les années 250, est plus difficile à surmonter pour un empire en proie à des guerres internes et externes. Et dans les années 540, l’empire de Justinien, dont la population était déjà considérablement affaiblie, ne s’est pas remis de la pandémie : la peste du VIe siècle peut être considérée comme un marqueur de la fin de l’Antiquité.
La question soulevée par l’ouvrage est donc celle du poids des éléments naturels sur les sociétés humaines. L’auteur tend à donner à « la nature » le premier rôle, et l’ouvrage entre en résonnance avec les problématiques contemporaines sur les effets du changement climatique, décrit comme une force supérieure qui s’imposerait à une humanité impuissante, et face à laquelle toutes les classes sociales seraient égales. Mais le livre lui-même fournit de nombreux exemples rappelant que « la nature » n’est pas un personnage extérieur à l’histoire humaine qui viendrait brutalement briser des empires. Comme le montre l’histoire du bacille de la peste de Justinien, le succès des germes tueurs ne peut être compris en dehors des structures sociales et économiques de l’antiquité tardive : la possibilité même de son émergence dans toute la Méditerranée est le produit de la mondialisation romaine, dans laquelle circulent les produits, les hommes, et les maladies. Nous ne devons pas faire « comme si nous étions les seuls instrumentistes de l’orchestre » (p. 81), écrit Kyle Harper : selon lui, le climat et les germes sont des instrumentistes… voire les véritables chefs d’orchestre. L’intérêt d’une telle approche, dans l’histoire des trois derniers siècles de l’Empire romain, est de réfléchir à la façon dont l’empire a dû s’adapter à un changement important des conditions naturelles. Mais le risque, que l’ouvrage n’évite pas toujours, est de négliger le poids des conflits et contradictions dans le système impérial lui-même, au profit d’une approche catastrophiste – de croire que l’orchestre humain est un tout harmonieux dont le concert est parfois arrêté par les limites imposées par la nature, dans une vision néo-malthusienne partiellement assumée par l’auteur dans le dernier chapitre.
Kyle Harper est heureusement beaucoup plus nuancé dans son récit que certaines de ses formules pourraient le laisser croire. Il sait en particulier faire preuve de beaucoup de pédagogie dans son récit de la peste de Justinien, pour faire comprendre comment la bactérie Yersinia Pestis, après avoir été longtemps à l’origine une maladie de rongeurs « tapis dans des terriers en Asie centrale » (p. 301), est devenue un tueur en série à la faveur des déplacements des rats noirs et de leurs puces dans tout le monde romain. C’est bien la conjonction de mutations génétiques dans la bactérie Yersinia Pestis, d’un commerce méditerranéen bien établi qui permettait la circulation des céréales, mais aussi celle des animaux vecteurs de maladies, d’un changement climatique brutal dans les années 530, et de l’instabilité de l’empire sous Justinien, qui explique la gravité de la première pandémie de l’histoire humaine.
Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, traduit par Philippe Pignarre, préface de Benoît Rossignol. La Découverte, 2019, 544 p., 25 €.