Recensé : François Zourabichvili, La littéralité et autres essais sur l’art, textes présentés par Anne Sauvagnargues, Paris, PUF, 2011.
François Zourabichvili est d’abord connu pour ses études originales et rigoureuses sur Spinoza, La physique de la pensée et Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et Royauté, publiées toutes deux en 2002. Suivront des textes introductifs à la pensée de Deleuze (Deleuze : une philosophie de l’événement, et un Vocabulaire de Deleuze), où apparaissent nettement ses dons de pédagogue. C’est entre la recherche et la pédagogie que se situe ce recueil posthume. Composé de quinze articles denses, inédits ou difficiles à trouver, et précédés d’une préface éclairante d’Anne Sauvagnargues, ce livre va bien au delà d’un simple hommage. Il met à disposition du lecteur une série horizontale de textes, souvent virtuoses, traitant, avec la même joie de penser, de sujets ponctuels et de problèmes architectoniques.
Analyser philosophiquement les œuvres d’art
Parmi les premiers, on trouvera des analyses du cinéma de Vertov, Barnet, et Hugo Santiago. Commentant les textes cinéphilosophiques de Gilles Deleuze (L’image-mouvement et L’image-temps), François Zourabichvili montre par exemple, chez le cinéaste russe Dziga Vertov, « l’émergence d’un œil "non-humain" », qui n’est pas un œil amélioré, ni l’œil de la caméra, mais le montage cinématographique. Ce dernier permet des suites d’images inaccessibles à l’œil humain, des surimpressions, des multiplications de points de vue, des visions en travellings rapides, des passages de la plongée à la contre-plongée. De ce point de vue, le montage constitue une « perception non-humaine » qui permet de « faire jaillir la vie comme telle à l’écran. »
Mais les analyses de Zourabichvili prennent tout aussi bien appui sur des textes littéraires ou philosophiques, pour poser des problèmes qui excèdent le champ de l’analyse des œuvres. Par exemple, en quelques pages, issues d’une conférence donnée à Rio de Janeiro, il propose un dépliement méticuleux de ce mot de Nietzsche : « Il faut quitter la vie comme Ulysse Nausicaa – bénissant plutôt qu’amoureux. » Comment comprendre cette formule, qui semble prôner un détachement, alors que « la doxa concernant Nietzsche tient plutôt que son dernier mot est l’amour de la vie » ? Traversant les grands textes de Nietzsche, Zourabichvili isole dans ce paradoxe une définition de la sagesse propre au philosophe-artiste. Il s’agit, comme Ulysse avec Nausicaa, de ne pas se dérober au charme de la vie, de « le prendre de plein fouet », mais en résistant au pathos de l’amour pour bénir ce charme comme tel.
Ces textes ponctuels se redoublent de textes architectoniques, qui structurent tout le livre. On peut citer dans cette perspective les vingt pages de spéculation sans filet intitulées : « Ce qui vient ». Zourabichvili entend y formuler, sans se faire expert géopolitique, non le « contenu de “ce qui vient”, mais ce qu’implique d’être tendu vers lui ». En prenant pour paradigme la « relation naissante », d’amour ou d’amitié, Zourabichvili aboutit à des axiomes presque pythiques, de pure métaphysique. Il conclut ainsi : « 1. L’avenir est devenu indéchiffrable. 2. Rien ne vient sans emporter. 3. L’événement est une irréductible coïncidence d’exceptions. 4. Ce qui vient, c’est nous-mêmes, mais en tant que nous ne nous reconnaissons plus. »
Parmi ces problèmes architectoniques, il en est un que l’on voudrait souligner, pour comprendre cet intérêt de Zourabichvili pour l’art. En effet, la majorité de ces textes reviennent à des analyses d’œuvres d’art, ou de notions d’esthétique (on peut citer sur ce point les articles : « Le jeu de l’art » ; et « Qu’est-ce qu’une œuvre interactive ? »). Un interprète malveillant pourrait diagnostiquer ce positionnement philosophique de Zourabichvili comme une esquive à l’égard des problèmes éthiques, politiques ou ontologiques propres à la philosophie contemporaine. C’est au contraire cet affrontement même qui se joue, et l’orientation vers les questions artistiques constitue plutôt, pour Zourabichvili, le choix des armes. C’est ce qu’il nomme : « tournant esthétique de la philosophie ».
Le tournant esthétique de la philosophie
L’esthétique n’est pas pour Zourabichvili une discipline à part de la philosophie, mais un événement intime qui « arrive à toute la philosophie ». Cette thèse, qui peut sembler massive et arbitraire, trouve son sens lorsqu’on s’attache au problème crucial du rapport entre concept et métaphore. En suivant le raisonnement de Zourabichvili, si l’on parvient à montrer, d’abord, que la métaphore ne s’oppose pas au concept, mais qu’elle en constitue le modus operandi ; ensuite, que cette équation est au fondement de la pratique contemporaine de la philosophie, alors on aura soutenu l’idée d’un « tournant esthétique de la philosophie ».
Que signifie cette idée selon laquelle pratiquer la philosophie revient à traiter (écrire et lire) littéralement les métaphores ? Faut-il se forcer à croire que le temps, c’est littéralement de l’argent ? Cela ressemble plutôt à une discipline quotidienne de la folie douce. Pourtant c’est sur ce point que se situe l’enjeu. Comme le remarque Anne Sauvagnargues dans sa préface : « Sous la métaphore gronde le problème du sens, c’est-à-dire du partage supposé entre sens propre et sens figuré, qui met en cause la nature du rapport entre philosophie et art, entre concept et image, dans la production d’art et dans sa critique. » (p. 12)
C’est le problème de la « littéralité » – problème philosophique central, puisqu’il questionne la nature et le fonctionnement du concept. C’est aussi un problème important et polémique d’exégèse deleuzienne. Zourabichvili le pose, et à nos yeux, le résout.
Lisez littéralement les métaphores
En posant cette énigme, Zourabichvili s’attaque au problème du style de Deleuze, auquel certains ont reproché d’être métaphorique, non conceptuel, non rigoureux, voire illisible autrement qu’en intensité, c’est-à-dire, en non-philosophe. Ce style serait donc plus proche de la littérature, qui ferait passer des blocs d’affects et de percepts, que de la philosophie, qui devrait produire des raisonnements élaborés et cristallins, enchaînés par la déduction logique. Zourabichvili montre que cette question du régime d’argumentation est un faux problème lorsqu’il s’agit de distinguer littérature et philosophie. Qu’il n’est pas question ici d’une différence entre rigueur philosophique et fantaisie poétique, mais d’une différence entre deux pratiques de la philosophie.
Dans la pratique qu’il prône, la métaphore ne s’oppose pas au concept, elle devient le fonctionnement interne du concept, celui qu’il faut actionner dans chaque lecture philosophique, même dans la lecture des philosophes apparemment les moins métaphoriques. Il faut entendre ici par métaphore, non une simple figure de style à visée poétique, mais l’opération de collage, entre deux termes qui semblent ne pas appartenir au même champ d’expérience. Prenons pour exemple l’analyse que Zourabichvili propose de la formule deleuzienne : « le cerveau est une herbe ». Le principe de lecture de cette formule est la consigne répétée de Deleuze : ce n’est pas une métaphore, il faut lire littéralement :
« Le cerveau est une herbe » n’est bien sûr pas à prendre au sens propre, puisqu’il est clair pour tout le monde que le cerveau n’est pas un végétal. Mais il est douteux que j’aie une idée du cerveau avant ce type de rencontre étrange. Ou alors cette idée est du type : « le cerveau est un arbre. » Deleuze veut dire que, dans ces deux cas, ce n’est pas la même expérience du cerveau : ni la même conception neurologique, ni le même rapport vécu au cerveau. (p. 68)
Cette définition désamorce les fausses représentations du cerveau : il n’est pas un organe centralisé comme la Raison hégémonique, mais un faisceau a-centré, multipolaire, plastique, constamment en reconfiguration ; c’est-à-dire, clairement et synthétiquement : c’est une herbe, et non un arbre. Cette formule est littérale du point de vue de l’expérience qu’on fait de nos cerveaux, et avec nos cerveaux. Elle substitue une image de l’expérience à une autre, une image qui est une carte pour mieux s’orienter dans l’expérience.
Pour proposer une nouvelle image de l’expérience, il faut se battre avec des images, c’est-à-dire avec des métaphores. Mais la métaphore n’est pas la rhétorique du concept, sa ruse de séduction (même s’il serait malhonnête de ne pas reconnaître que c’est là un des motifs du succès de l’écriture de Deleuze, pour les philosophes et les non-philosophes) ; elle est son fonctionnement expérimental bien compris ; sa puissance de transfiguration naturelle (le concept nouveau configure à nouveaux frais les données sensibles en phénomène), servie par les ressources de la langue. La métaphore est ce qui donne au concept sa puissance de double vue (voir autrement), sa force percussive (la vision est inouïe), sa capacité à s’insérer dans la vie (voir autrement fait vivre autrement), et donc à remettre en cause les évidences de la bêtise.
Les expériences de pensée comme expériences vitales
La métaphore comme modus operandi du concept revient donc à une expérience de pensée : en proposant un alliage insolite, le philosophe dessine une nouvelle carte de l’expérience réelle, en faisant le pari qu’elle permettra de rendre l’expérience intelligible avec plus de pertinence que les anciennes cartes de la doxa. Lorsque Marx propose la formule « travail aliéné », il propose cette expérience de pensée suivant laquelle, dans le champ de pratiques qu’on appelle le travail, il existe une région particulière dans laquelle il n’est pas la marque de l’émancipation de l’homme à l’égard de la matière, mais de son asservissement à d’autres hommes. La condition de l’efficace de la métaphore est en conséquence de croire, ne serait-ce qu’un instant, aux métaphores du philosophe. C’est ici le thème de la croyance, majeur chez Zourabichvili : croire ne consiste pas à adhérer à un discours sans fondement, ni à postuler l’existence de ce qui n’existe pas ; croire consiste à s’engager sincèrement dans une hypothèse sur la nature du monde, puisque cette dernière ne pourra être confirmée ou infirmée que par ses effets sur la vie. Car l’expérience de pensée n’est pas seulement une spéculation fictionnelle, suspendue dans l’imagination ; pour être effective, elle doit constituer une expérience vitale.
C’est ce point qui permet de saisir le problème du jeu. La philosophie est un jeu, mais pas le jeu gratuit et désintéressé d’un philosophe qui produirait sur chaque thème (la vie, la mort, la justice, la morale) une improvisation de jazz dont on pourrait sans référence jouir de la virtuosité. Le jeu philosophique consiste à proposer un pari, un jet de dé, dont il faut faire l’expérience, en y croyant, ne serait-ce qu’un peu. Cette expérience est vitale car elle implique des fluctuations, des transformations, des devenirs dans les manières de voir et les manières de faire. La lecture de chaque philosophe est une expérimentation vitale sur soi, ou, plutôt, avec soi comme matériau et comme laboratoire, où il faut « croire » ce qu’on nous dit pour voir où ça nous mène. Soit par exemple la métaphore de Deleuze, analysée par Zourabichvili : « Nous sommes faits de lignes. » Géométriquement, cet énoncé est peut-être dépourvu de sens. Mais les formules de Deleuze, comme l’explique Zourabichvili, sont littérales sur le plan transcendantal de l’expérience à faire. « Nous sommes faits de lignes » est un protocole d’expérience à appliquer littéralement : que devient la vie si on l’expérimente comme faite de lignes ? Et la fiction propose aussi ce genre de protocoles : « En réalité, la fiction ne s’engendre et ne se développe que comme l’instrument d’une expérimentation affective, d’une exploration des points sensibles de la vie. » (p. 71).
C’est donc en ce lieu que se rencontrent l’art et la philosophie : ils proposent des dispositifs de sens qui ne visent pas à la vérité ultime des phénomènes, mais qui fonctionnent comme des protocoles d’expérimentation, individuelle et collective. C’est pourquoi c’est en tant qu’elle accomplit son tournant esthétique, et non malgré lui, que la philosophie de Zourabichvili est intrinsèquement éthique et politique.