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La morale, une fable ?

À propos de : F. Jaquet et H. Naar, Qui peut sauver la morale ? Essai de métaéthique, Ithaque ; O. Desmons, S. Lemaire et P. Turmel (dir.), Manuel de métaéthique, Hermann


par Simon-Pierre Chevarie-Cossette , le 30 décembre 2020


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La métaéthique est l’étude des questions qui portent sur la morale sans être elles-mêmes des questions morales. Comment parler d’une politique juste ou d’une action intolérable ? Deux ouvrages cartographient cet univers en apportant des réponses variées et parfois sceptiques.

Dernièrement, la métaéthique francophone a le vent en poupe. En témoigne la parution récente de deux ouvrages importants : Qui peut sauver la morale – essai de Métaéthique de François Jaquet et Hichem Naar et le Manuel de Métaéthique, dirigé par Ophélie Desmons, Stéphane Lemaire et Patrick Turmel. Même si le premier se présente comme un essai et le second comme un manuel, chacun se donne d’abord et avant tout pour mission de cartographier la métaéthique contemporaine.

La métaéthique est, selon la belle expression de Jaquet et Naar, « l’étude des questions philosophiques qui portent sur la morale sans être elles-mêmes des questions morales » (p. 12). La toute première question métaéthique concerne la nature des propriétés morales. Cela inclut toutes sortes de propriétés : les politiques redistributives sont équitables, le divorce est permissible, la couardise est regrettable, l’ouverture d’esprit est admirable. Qu’est-ce qui unit ces propriétés, à supposer qu’elles existent  ? Sont-elles naturelles et objectives, le sujet possible de certaines sciences  ? Le Manuel et l’Essai ne manquent pas de présenter plusieurs théories concurrentes sur la nature de ces propriétés (questions métaphysiques), mais également de la croyance morale (questions psychologiques), de notre accès à ces propriétés (questions épistémologiques), ainsi que de notre discours moral, de ses raisonnements et des désaccords qui s’y expriment (questions logico-linguistiques).

Cartographier la métaéthique

Thomas Nagel a un jour écrit qu’ « avant d’apprendre un tas de théories philosophiques, il vaut mieux avoir été intrigué par les questions auxquelles ces théories essayent de trouver une réponse. » [1] La métaéthique contemporaine se prête particulièrement mal à ce conseil : son corpus est en règle générale aride, truffé de néologismes et divisé en familles théoriques plutôt qu’en problèmes. L’Essai et le Manuel ne font pas tout à fait exception à cette règle, mais chacun propose un chapitre introductif qui, à force de questions ordinaires et, dans le cas du Manuel, de considérations historiques, aide le lecteur à plonger dans un univers difficile, mais jamais ésotérique. Les chapitres suivants sont aussi dans l’ensemble accessibles, entre autres parce qu’ils regorgent d’exemples.

Les deux ouvrages sont structurés différemment. D’un côté, l’Essai cherche à répondre à la question de son titre, « Qui peut sauver la morale  ? » au fil de chapitres qui éliminent les familles théoriques les unes après les autres, jusqu’à ce qu’on sente poindre le gouffre… Surprise  ! On nous propose finalement deux théories privilégiées : le réalisme non naturaliste, qui postule l’existence de propriétés morales objectives, non relatives (qui ne dépendent pas des valeurs des individus ou des sociétés) et non naturelles (qui ne sont l’objet d’aucune science)  ; et la théorie de l’erreur, une forme de nihilisme que nous aborderons plus loin.

De son côté, le Manuel convoque treize spécialistes qui, le plus souvent, s’attardent à présenter une théorie avec impartialité. Les conclusions sont donc très conciliantes : la théorie est plus sérieuse qu’il n’y paraît (Turmel, Stojanovic), elle peut prendre des formes inattendues ou variées (Todd, Desmons, Rossi), elle n’est pas confinée à une tradition (Lemaire, Tappolet), ou sa force dépend de recherches empiriques à venir (Beaudoin, Jaquet et Cova).

Prenons trois exemples plus précis. Isidora Stojanovic avance que le relativisme, la théorie selon laquelle les vérités morales sont relatives à une société ou à un contexte, ne signifie pas qu’il n’y a pas d’objectivité morale. Un relativiste pourrait, d’une part, hiérarchiser objectivement les différentes morales  ; et d’autre part, accepter que certaines vérités (par exemple, « les hommes et les femmes sont égaux ») composent un élément essentiel de toute morale acceptable. Deuxième exemple : Ophélie Desmons montre que le constructivisme, la thèse selon laquelle les vérités morales ne sont ni inventées ni découvertes, mais construites, peut lui aussi prendre des formes très différentes. On trouve ainsi un constructivisme universaliste (ou « kantien ») : les vérités morales ne peuvent être construites que d’une manière, conformément à la raison. Mais le constructivisme peut aussi être idiosyncratique (ou « humien ») : les vérités morales varient puisqu’elles dépendent de ce qui est cohérent avec les valeurs de chacun. Troisième exemple : Christine Tappolet fait valoir qu’on peut souscrire à l’objectivité de la morale (le réalisme) tout en accordant une place de choix aux émotions comme guide pour les découvrir. Cela pourra surprendre ceux qui présument, à tort, que l’objectivité est la chasse gardée de la raison.

Devant le nombre impressionnant de questions abordées dans les deux volumes, il faut choisir. [2] La conclusion la plus surprenante de l’Essai pour les métaéthiciens est qu’il est plausible que les propriétés morales n’existent pas vraiment. C’est également une option que le Manuel considère sérieusement. Attardons-nous donc avec plus de minutie à cette « part d’ombre », qui peut prend deux formes : le non-cognitivisme et la théorie de l’erreur.

Une morale en « bouh » et en « hourrah »

Le cognitivisme affirme que nos jugements moraux sont descriptifs, qu’ils décrivent des faits moraux. Par exemple, si Pierre juge qu’il ne doit pas mentir dans son curriculum vitae, c’est qu’il croit que mentir serait, de fait, inadmissible : il attribue une propriété morale, l’inadmissibilité, au mensonge. Le non-cognitivisme affirme l’inverse : le jugement moral n’est pas descriptif, mais plutôt prescriptif ou expressif. Si Pierre juge qu’il ne doit pas mentir dans son curriculum, cela veut simplement dire qu’il a une attitude négative vis-à-vis de ce type de mensonge ou qu’il prescrit à tous de ne pas mentir dans ce contexte. Il n’attribue pas de propriété morale. Un énoncé comme « mentir est mal » exprimerait quelque chose comme « Bouh, le mensonge  ! » ou « Ne mentez pas  ! ».

Pourquoi être non cognitiviste  ? Dans le deuxième chapitre du Manuel, Cain Todd fait essentiellement [3] valoir que le non-cognitivisme permet d’éviter de nous frotter à des questions métaphysiques épineuses sur les propriétés morales, sans non plus rejeter notre pratique morale. Si nos énoncés moraux sont strictement prescriptifs, qu’ils n’impliquent pas l’existence de propriétés morales, nous n’avons pas à nous pencher sur la nature de ces propriétés. On n’a pas, par exemple, à se demander si l’inadmissibilité est une propriété naturelle ou pas ou même si elle existe : on n’a qu’à retenir l’attitude de Pierre face au mensonge. Le non-cognitivisme évite ces problèmes.

L’Essai nous donne une autre raison, un peu moins générale, d’être non cognitiviste. L’argument se retrouve aussi bien dans l’Essai (p. 38) que sous la plume de Jaquet et Cova dans le Manuel (p. 338) et opère à peu près comme suit. D’abord, les jugements moraux sont motivants : lorsqu’un individu normal juge qu’une action est mauvaise, il a une certaine motivation à ne pas la poser (cette motivation peut être dépassée par un désir). Ensuite, les jugements descriptifs ne sont pas motivants : seuls les désirs motivent. Donc, les jugements moraux ne sont pas descriptifs. Bien sûr, cet argument suppose qu’un jugement ne peut pas être à la fois descriptif et expressif. (Comme on le verra bientôt, cette supposition est rejetée par Todd.)

Nous avons donc deux raisons de souscrire au non-cognitivisme : il permet d’éviter la métaphysique des propriétés morales et d’expliquer le caractère motivant des jugements moraux. Or, le non-cognitivisme a aussi ses problèmes. Le plus notable d’entre eux, examiné à la loupe par Jaquet, Naar et Todd, se nomme « problème de l’enchâssement ». Formulé à partir d’idées de Peter Geach et de Gottlob Frege, il souligne que si les jugements moraux sont expressifs ou impératifs, on ne peut pas enchâsser des énoncés moraux par des connecteurs logiques et donc on ne peut pas rendre compte des inférences morales valides. Prenons :

Voler est mal.
Si voler est mal, il est mal d’apprendre à son petit frère à voler.
Donc, il est mal d’apprendre à son petit frère à voler.

Rappelons que selon le non-cognitivisme, il faut comprendre la première prémisse (et la conclusion) comme exprimant ou prescrivant quelque chose : « Bouh, le vol  ! » ou « Ne volez pas  ! ». Mais comment devrait-on lire la seconde prémisse  ? « Si, “Bouh, le vol  !”, alors “Bouh, apprendre à votre petit frère à voler  !” » n’a aucun sens : comme tout connecteur logique, « si… alors » relie entre elles des propositions et non des exclamations (ou des phrases impératives). Bref, chaque fois que nous utilisons un connecteur logique devant une proposition morale, nous avons un problème.

La solution classique [4] consiste à élaborer une logique des attitudes : « si voler est mal, il est mal d’apprendre à son petit frère à voler » communique une attitude de deuxième ordre, c’est-à-dire la désapprobation d’une combinaison d’attitudes : par exemple, « Bouh, la combinaison de “bouh le vol  !” et de “bouh, apprendre à son petit frère à voler  !” ». Comme beaucoup avant eux, Todd, Jaquet et Naar restent sceptiques devant cette solution.

Todd nous offre pour sa part une solution originale au problème de l’enchâssement : accepter que les jugements moraux sont mixtes, à la fois descriptifs et expressifs. Cette solution, qui va à l’encontre de la supposition de Jaquet et Naar selon laquelle un jugement est soit descriptif, soit expressif, est attrayante. La composante descriptive d’un jugement moral permet en effet d’expliquer la validité de certaines inférences logiques, quand sa composante expressive permet d’expliquer son rôle motivant. Cette solution mine toutefois la raison que Todd avait proposée en faveur du non-cognitivisme : la possibilité d’éviter les controverses métaphysiques. De fait, si les jugements moraux sont mixtes, ils attribuent en partie des propriétés morales dont il faudra faire la métaphysique. Qu’à cela ne tienne : Jaquet et Naar nous ont fourni une autre raison d’être non cognitiviste avec l’argument de la motivation. Il faut simplement en amender la conclusion : les jugements moraux ne sont pas simplement descriptifs.

Lire Todd en parallèle à Jaquet et Naar est donc fructueux. D’un côté, Jaquet et Naar nous donnent une bonne raison d’être non cognitiviste, une raison qui manquait à Todd. D’un autre côté, Todd offre une réponse intéressante au problème de l’enchâssement, que Jaquet et Naar jugent insoluble. Le non-cognitivisme, dans sa version mixte, est bien vivant.

La morale, une fable  ?

Tournons-nous à présent vers une deuxième théorie métaéthique : la théorie de l’erreur. Même si elle est encore plus « sombre », Jaquet et Naar s’y montrent très favorables, le livre étant organisé de façon à rejeter l’immense majorité des théories qui pourraient « sauver la morale ». La théorie de l’erreur contient trois thèses :
THESE CONCEPTUELLE : Le discours moral suppose l’existence des faits moraux.
THESE ONTOLOGIQUE : Ces faits moraux n’existent pas.
THESE EXPLICATIVE : Nous pouvons expliquer l’erreur du discours moral.
Cette structure générale est admirablement exposée dans « Les jugements moraux sont-ils tous faux  ? » de Patrick Turmel. L’auteur nous donne quelques raisons d’adopter la théorie de l’erreur. Le raisonnement principal est une interprétation particulière de ce qu’on appelle « l’argument de l’étrangeté ». Les propriétés morales, si elles existaient, seraient objectives : elles ne dépendraient pas de nos valeurs ou des valeurs de notre société. Qui plus est, leur existence ne dépendrait pas de nos fins ou de nos désirs. En vertu de quoi, elles nous donneraient des raisons d’agir indépendantes de nos valeurs et de nos projets, c’est-à-dire des raisons catégoriques. Enfin, ces propriétés ne seraient pas naturelles, c’est-à-dire qu’elles ne pourraient pas être étudiées par les sciences empiriques. De telles propriétés sont étranges, déclare J. L. Mackie, le père de la théorie de l’erreur. Il ajoute que notre façon de connaître ses propriétés serait également étrange. Par quel sens pourrions-nous découvrir de telles entités extranaturelles  ?

Turmel considère deux objections infructueuses. La première affirme que la théorie de l’erreur serait contradictoire : pour toute action, la théorie de l’erreur dit qu’elle n’est ni permise ni obligatoire. Mais une action qui n’est pas obligatoire est permise  ; et une action qui n’est pas permise est interdite. La théorie de l’erreur affirmerait donc, de façon contradictoire, que toute action serait à la fois permise et interdite. Or, cet argument repose sur une fausse opposition : rien n’empêche que les actions n’aient pas de propriétés déontiques. De la même manière, les planètes et les étoiles ne sont ni permises ni interdites  !

Deuxièmement, certains objectent qu’il est littéralement impossible de croire la théorie de l’erreur. Mais cette thèse ne pose pas un véritable problème pour la théorie de l’erreur. Non seulement cela ne la falsifie pas (comme le reconnaît Turmel), mais surtout, cela semble arranger les théoriciens de l’erreur. En effet, une bonne partie d’entre eux recommandent explicitement de vivre dans l’illusion la vérité – ne serait-ce que parce que la morale semble avoir un rôle social cohésif. Découvrir la théorie de l’erreur devient une sorte d’exploit intellectuel  ; une fois qu’on a reconnu que les valeurs n’existent pas, il est peut-être préférable d’oublier cette découverte ou de la conserver pour les beaux jours. Et on se demande alors : ferais-je mieux d’accepter dans ma vie quotidienne le réalisme, le constructivisme ou le non-cognitivisme moral  ? L’histoire de la métaéthique se rejoue donc selon le bon mot de Marx [5] : auparavant, nous avons peiné à choisir une théorie qui décrirait le mieux les faits moraux, jusqu’à en découvrir l’inexistence (la tragédie)  ; désormais, nous peinons à choisir la théorie fausse que nous « devrions » adopter ou faire semblant d’adopter (la farce). (Jaquet et Naar y consacrent dix-huit pages  !)

La théorie de l’erreur, cependant, s’expose à certaines limitations. D’abord, on ne peut s’empêcher de se demander, pace Turmel, ce qui la distingue d’un simple "repoussoir philosophique" (p. 124), jouant dans la théorie morale un rôle comparable au scepticisme en théorie de la connaissance. Le sceptique affirme que nous ne pouvons rien connaître à force d’arguments très raffinés. C’est malgré tout un repoussoir : si une théorie a des conclusions sceptiques, c’est qu’elle surestime les vertus de la connaissance  ; la théorie doit donc être abandonnée. S’affronter au problème du scepticisme permet surtout de repenser la connaissance : peut-être est-elle faillible (elle persiste devant la possibilité de l’erreur), contextuelle (ses exigences dépendent du contexte) ou non lumineuse (on ne peut pas toujours savoir qu’on sait). [6] Pourquoi la théorie de l’erreur ne serait-elle pas, comme le scepticisme pour la connaissance, une simple invitation à réexaminer la nature de la valeur  ?

Ensuite, l’argument de l’étrangeté semble friable. D’une part, il n’est pas étrange que les propriétés morales soient non naturelles : cela veut seulement dire qu’elles échappent à la science, tout comme la propriété qu’a un film d’être bien ficelé ou qu’a une loi d’être constitutionnelle. D’autre part, il n’est pas forcément étrange que nous ayons parfois des raisons catégoriques. La présence de deux livres devant moi est une raison catégorique de croire qu’il y a un nombre pair de livres, peu importe mon intérêt pour la vérité. De la même manière, j’ai une raison catégorique de ne pas gâcher ma vie, peu importe mes pulsions de mort.

Il semble enfin que la théorie de l’erreur soit beaucoup plus radicale que ses adhérents ne l’envisagent. Car il n’est pas clair qu’une fois les raisons catégoriques éliminées, les autres types de raisons tiendront toujours le coup. [7] S’il n’y a pas de raisons catégoriques, pourquoi y aurait-il des raisons hypothétiques  ? Après tout, une raison catégorique est une raison hypothétique où l’antécédent est toujours satisfait  ; par exemple, le fait que si je suis une personne, je dois être juste. De même, une raison hypothétique est une raison catégorique disjonctive  ; par exemple, le fait que je dois ou bien ne pas désirer X, ou bien tenter d’obtenir X. [8] Qu’est-ce à dire des raisons prudentielles, qui tirent leur force de nos fins  ? Elles dépendent aussi des raisons catégoriques, car ce ne sont vraiment des raisons que si les fins dont elles dépendent sont acceptables. Le fait que « si je veux perdre la tête, je dois avaler de la javel » ne constitue pas une raison prudentielle  ; il ne fait qu’offrir une instruction. Or, les théoriciens de l’erreur semblent tenir à une forme ou à une de raison, comme le suggèrent l’examen exhaustif de la question : « que devons-nous faire de nos croyances morales  ? » (Essai, p. 198).

L’Essai offre-t-il une meilleure défense de la théorie de l’erreur  ? Même si une partie des arguments explorés par Turmel se retrouve chez Jaquet et Naar, l’approche des deux essayistes est fondamentalement différente. La théorie de l’erreur est, selon eux, une théorie qu’on adopte en fin de parcours, après avoir rejeté ses concurrentes. (Il faudra, tout au plus, montrer qu’elle résiste à certaines objections. [9]) La théorie de l’erreur serait, selon Jaquet et Naar, l’une des rares championnes encore debout à la fin du tournoi métaéthique.

Cette approche originale a ses limites, car la valeur d’une théorie dépend toujours de celle de ses concurrentes. Ainsi il faut mesurer les failles d’une théorie comme le non-cognitivisme à l’aune de celles de la théorie de l’erreur. Si, par exemple, on a cru que le non-cognitivisme se cassait les dents contre le problème de l’enchâssement (voir plus haut), ce problème pourra être réexaminé à la lumière de la comparaison avec la théorie de l’erreur. Plus généralement, bien que Naar et Jaquet révèlent de véritables problèmes chez chacune des théories passées en revue, ils ne sauraient nous faire contempler sérieusement la possibilité de souscrire à la théorie de l’erreur.
La lecture parallèle du Manuel et de l’Essai se révèle pour une seconde fois fructueuse. D’une part, Turmel nous donne l’exposition la plus classique des raisons de souscrire à la théorie de l’erreur alors que Naar et Jaquet se penchent davantage sur des objections à la théorie. D’autre part, l’étude des arguments en faveur de la théorie de l’erreur dans le Manuel met plus directement en lumière leur faiblesse et donc invite à une appréciation plus critique de la structure de l’Essai.

Le Manuel de Métaéthique et Qui peut sauver la morale  ? non seulement se complètent l’un l’autre, mais éclairent leurs problèmes respectifs. Ces problèmes sont surtout le signe que les débats qui occupent les deux livres sont riches et brillamment présentés. L’Essai et le Manuel composent un arsenal pédagogique tout à fait captivant, en même temps qu’une belle occasion pour le chercheur francophone de prendre le pouls de la métaéthique contemporaine.

F. Jaquet et H. Naar, Qui peut sauver la morale ? Essai de métaéthique, Paris, Ithaque, 2019, 208 p., 16 € ; O. Desmons, S. Lemaire et P. Turmel (dir.), Manuel de métaéthique, Paris, Hermann, 2019, 460 p., 28 €.

par Simon-Pierre Chevarie-Cossette, le 30 décembre 2020

Pour citer cet article :

Simon-Pierre Chevarie-Cossette, « La morale, une fable ? », La Vie des idées , 30 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-morale-une-fable

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Notes

[1Traduction libre d’un passage de Thomas Nagel, What Does It All Mean : A Very Short Introduction to Philosophy, OUP, 1987, p. 6.

[2Pour une recension plus englobante du Manuel, voir Samuel Lépine, « Manuel de métaéthique », Le Philosophoire 53, 1, 2020, p. 151‑55.

[3Todd avance aussi que le non-cognitivisme explique pourquoi il y aurait un fossé entre « devoir » et « être », un fossé mis au jour par Hume, à qui on attribue souvent une forme de non-cognitivisme. Cependant, on n’a pas besoin du non-cognitivisme pour expliquer ce fossé : on n’a qu’à remarquer que les faits moraux, s’ils étaient descriptifs, ne pourraient pas être réduits de façon informative à des énoncés non moraux.

[4Blackburn, Simon. Spreading the Word : Groundings in the Philosophy of Language, Clarendon Press, 1984.

[5« Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide… » (traduction Assoun), Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

[6On trouvera toutes ces options dans Julien Dutant et Pascal Engel, Philosophie de la connaissance, Vrin, 2005.

[7Voir Spencer Case, « The Normative Error Theorist Cannot Avoid Self-Defeat », Australasian Journal of Philosophy, 2019, 1‑13.

[8De la même manière, toute raison catégorique peut être ainsi exprimée.

[9Par exemple « Brûler un chat pour s’amuser est injuste. Donc, certains jugements moraux sont vrais (et donc la théorie de l’erreur est fausse). » Jaquet et Naar montrent que la bonne façon de repousser cet argument « dogmatique » est indirecte : il ne faut pas tenter de montrer que la prémisse est fausse, mais que nos raisons d’y croire sont discutables. Voir aussi Simon-Pierre Chevarie-Cossette, « Connaissance morale et dogmatisme », Les ateliers de l’éthique, 14, 2019, 48–77.

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