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Pour compléter les formes existantes de création de monnaie, et financer la transition écologique et sociale, certains économistes militent pour un nouveau mode d’émission de monnaie, sous forme de don (de monnaie centrale) : telle serait la monnaie volontaire, démocratique et affectée au bien commun.

Introduction

Le paysage monétaire est agité. Les banques centrales ont, depuis plusieurs années, radicalement transformé leurs modalités d’action, en recourant massivement aux pratiques d’assouplissement quantitatif dans le cadre de leurs « politiques non-conventionnelles ». Des nouveautés monétaires comme les cryptomonnaies ou les monnaies locales ont fait leur apparition, tandis que se développent différentes propositions (comme la monnaie hélicoptère, les dons de monnaie centrale, …) visant à réformer le système monétaire, notamment pour faire face aux nouveaux enjeux – et nouvelles urgences ! – sociaux et environnementaux. Ces propositions convergent toutes vers un nouveau mode d’émission de monnaie centrale, différent du traditionnel mode bancaire : la monnaie émise serait libérée de toute contrepartie financière (ni remboursement à effectuer ni titre à posséder pour y avoir accès) et serait donc permanente. Ce serait un don monétaire. Le secteur bancaire et financier n’en serait plus le seul bénéficiaire direct, car cette monnaie serait directement distribuée aux ménages, aux entreprises ou aux États, et servirait à donner à la société les moyens de sa transformation écologique et sociale – ce que la monnaie actuellement encastrée dans la dette bancaire, et de ce fait temporaire, échoue à faire. La gouvernance d’un tel mode d’émission serait très différente de celle des banques centrales, rompant avec leur indépendance, et installant un dialogue entre toutes les parties prenantes (banque centrale, trésor, parlementaires, ONG, scientifiques, etc.). Mais l’institut d’émission gouverné par ce dialogue ne remplacerait pas la banque centrale, il la compléterait, car son mode d’émission viendrait s’ajouter à ceux qui existent et non pas s’y substituer totalement.

Ce type de propositions peut être rapproché de la théorie monétaire moderne [1], très en vogue dans le monde anglo-saxon, en ce qu’il participe de la même volonté de remettre la monnaie au service du bien commun et de montrer que c’est la volonté « publique » (au sens de collective) qui doit présider à l’émission monétaire. Mais il s’en distingue très nettement dans ses fondements : l’expression de la volonté publique n’est pas confondue avec celle de l’État, et la monnaie issue du don monétaire n’est pas la créature de l’État. Le nouveau mode d’émission proposé n’est donc ni le fait de banques privées refinancées par une banque centrale indépendante comme c’est aujourd’hui le cas, ni étatique comme le voudraient les partisans de la théorie monétaire moderne.

Cet essai présente la nécessité d’une telle évolution monétaire, et les formes qu’elle pourrait prendre. [2] En effet, les transformations des sociétés ont toujours impliqué des transformations du système monétaire. De notre point de vue, cela revient à dire que la société ne réalisera pas ses nouveaux objectifs, au premier rang desquels la transition écologique et sociale, sans une transition monétaire. Plus que jamais, la société a besoin que la monnaie soit (re-)mise à son service. La proposition de monnaie volontaire, associée aux modes existants de monnaies bancaire et acquisitive, s’inscrit dans cette perspective.

Dans les turbulences monétaires actuelles, l’amorce d’une transition monétaire

Les propositions monétaires qui ont émergé ces dernières années pénètrent difficilement l’univers feutré et conservateur des banques centrales. Pourtant une transition monétaire semble bel et bien s’être amorcée, de leur propre fait, par le biais des « mesures non conventionnelles », qu’elles ont prises pour faire face aux crises financière et pandémique, et qui transforment leur mode d’action.

Traditionnellement, les banques centrales créent de la monnaie centrale à la demande du secteur bancaire en la lui prêtant à court terme à un taux d’intérêt qu’elles fixent dans le cadre de leur politique monétaire. [3] Ce taux d’intérêt directeur – ou prix de l’argent – constitue leur principal instrument de politique monétaire et leur bénéfice. Cela reste le cas lorsqu’elles endossent le rôle de prêteur en dernier ressort dans les situations de turbulences financières.

Les « mesures non conventionnelles » dérogent à cette tradition et vont au-delà du prêt en dernier ressort. Elles sont de deux types : le rachat de gros volumes de titres financiers, et, complémentairement, l’octroi au secteur bancaire de prêts à long terme et à taux bas, voire négatifs.

Pour racheter des titres financiers, principalement des titres de dette publique, les banques centrales créent des montants de monnaie centrale plus élevés que jamais. Et, quand elles appliquent des taux d’intérêts négatifs sur leurs prêts, les banques centrales subventionnent le secteur bancaire.

Depuis que les banques centrales recourent aux mesures non conventionnelles d’achats d’actifs, ce n’est plus seulement en répondant aux demandes de liquidités des banques commerciales qu’elles créent de la monnaie (centrale), mais de plus en plus en achetant, sur les marchés financiers, des titres, que les banques ou d’autres institutions financières veulent revendre. Avec ce mode acquisitif de création monétaire (la monnaie est créée en contrepartie d’une acquisition de titre), l’instrument de la politique monétaire devient le volume de monnaie centrale plutôt que son prix.

Contrairement au taux d’intérêt (du prêt de monnaie centrale) qui peut varier à la hausse comme à la baisse, cet instrument quantitatif (l’achat de titres) est largement asymétrique. La banque centrale peut aisément augmenter le volume de monnaie qu’elle crée en déclenchant l’achat de titres, mais plus difficilement le diminuer en les revendant. Parfois, elle est amenée à conserver les titres jusqu’à leur terme. C’est donc un instrument structurel, la monnaie qui en est issue est plus persistante qu’avec l’instrument du taux d’intérêt associé à des prêts de monnaie centrale à courte échéance qui en font un instrument conjoncturel. Par ailleurs, si cette monnaie conserve une contrepartie financière, à savoir le titre acquis par la banque centrale et enregistré à l’actif de son bilan, cette contrepartie n’est plus une dette pour le bénéficiaire de la monnaie centrale : les banques ou autres institutions financières qui obtiennent de la monnaie centrale en vendant des titres à la banque centrale n’ont plus d’obligations contractuelles à son égard une fois l’opération terminée – il n’y a pas d’emprunt à rembourser en ce qui les concerne.

Pour le moment, c’est surtout au secteur bancaire et financier que cette monnaie libérée de la dette profite, alors qu’elle pourrait être tournée vers le bien commun, l’intérêt général et être mise au service de la société tout entière, pour œuvrer à sa transformation écologique et sociale. Certes, les achats de titres de dette publique, qui sont devenus la principale source de création de monnaie centrale, sont des opérations qui facilitent le financement des États sur les marchés obligataires en assurant aux investisseurs qu’ils pourront revendre sans difficulté les titres de dette publique qu’ils possèdent tant que la banque centrale sera là pour les racheter. En cela, on peut considérer que les États tirent bénéfice de ces opérations. Toutefois, il convient de souligner que ce sont d’abord les porteurs-vendeurs de titres de dette publique qui bénéficient de la monnaie créée. Ensuite, il faut rappeler que cette opération d’assistance financière indirecte aux États a pour contrepartie la croissance de la masse monétaire qui alimente l’expansion de la sphère financière, déjà hypertrophiée, porteuse d’un risque d’instabilité financière préjudiciable à l’économie. Enfin, il faut être conscient que les bas niveaux des taux d’intérêt que ces opérations d’achats d’actifs permettent de maintenir ont une incidence à la hausse sur les prix des actifs financiers et immobiliers dans lesquels le secteur bancaire est actif et que ces hausses de marché compensent largement les faibles marges d’intérêt des banques qui, d’ailleurs reçoivent une subvention compensatoire par le biais des intérêts négatifs. C’est donc bien, pour le moment, le secteur bancaire et financier, bien plus que l’économie dans son ensemble, qui profite de cette phase initiale de transition monétaire.

Par certains aspects, ces turbulences monétaires ressemblent à l’effervescence du XIXe siècle pendant lequel les innovateurs de l’époque, hérauts du banking principle, réclamaient un système monétaire adapté aux besoins d’une économie en forte croissance, qu’ils voulaient libérer de la contrepartie en or de la monnaie, alors que les conservateurs, défenseurs du currency principle, s’accrochaient à la traditionnelle définition métallique de la monnaie. À l’issue d’une histoire longue et mouvementée, le banking principle a triomphé, aboutissant au mode bancaire de création monétaire et au désencastrement définitif de la monnaie vis-à-vis de sa contrepartie en or ou en argent.

Aujourd’hui, la politique monétaire se trouve dans une situation de clair-obscur où le mode bancaire de création monétaire reste la référence officielle mais où, en réalité, c’est le mode acquisitif qui est en action. Avec la prépondérance du mode acquisitif sur le mode bancaire, n’assiste-t-on pas à un désencastrement progressif de la monnaie vis-à-vis de la dette au sens où le crédit bancaire (contrat de dette) n’est plus la source exclusive de la monnaie des banques commerciales de même que le prêt de liquidité centrale (contrat de dette) n’est plus la source exclusive ni même principale de la monnaie centrale ? Les propositions de don monétaire qui émergent des débats mentionnés plus haut ne constituent-elles pas des formes de réencastrement de la monnaie dans la société ?

Naissance d’un nouveau mode d’émission monétaire

Le système monétaire contemporain est forgé pour rendre possibles des activités financièrement rentables. Il a permis l’essor du capitalisme marchand, industriel puis financier et donc aussi ses débordements dont les dégradations sociales et environnementales résultent. Tel est le cœur de sa remise en question et la base normative des propositions monétaires alternatives qui en découlent. Ces dernières visent, par le don, à mettre la monnaie de la banque centrale au service du bien commun, de la transition écologique et sociale et de l’investissement public, dont la rentabilité financière est nulle mais dont l’utilité sociale et environnementale est grande.

Au-delà de leurs différences, la plupart des propositions de réformes du système monétaire se rejoignent pour affirmer la nécessité de créer ce nouveau mode d’émission monétaire dans lequel c’est la banque centrale - ou un institut d’émission - qui décide, dans le cadre d’une gouvernance démocratique, d’émettre les quantités de monnaie centrale nécessaire pour atteindre les objectifs fixés en l’attribuant à un secteur particulier (l’État, les ménages, les entreprises) et en l’affectant à une fin déterminée (le soutien au revenu des ménages, à l’activité des entreprises, aux investissements publics, aux investissements de transition écologique, …). Nous appelons ce nouveau mode de création monétaire « mode volontaire de création de la monnaie centrale » et désignons par transition monétaire le passage à ce nouveau mode d’émission.

Cette émission monétaire par le don serait différente de celles qui existent actuellement :
  Elle serait l’expression d’une volonté politique démocratique ;
  Elle serait directement affectée aux biens communs et aux biens publics ;
  Elle serait sans contrepartie comptable exigible  ;
  Elle créerait de la « monnaie permanente » plutôt que de la monnaie temporaire, précisément parce qu’aucune contrepartie exigible sous forme de remboursement n’amènerait à ce que la monnaie créée retourne vers la banque centrale.

Ce débat sur la transition monétaire s’ouvre à peine mais, selon nous, il s’inscrit dans une régularité historique qui veut que chaque fois que la société en a eu besoin, elle a transformé le système monétaire pour l’adapter à ses besoins. Ainsi, le « mode bancaire de création monétaire », issu du banking principle, a supplanté « le mode féodal de création monétaire » et a répondu, en son temps, à l’installation de l’ordre marchand. Il s’est progressivement transformé pour répondre aux besoins du capitalisme industriel puis a débouché sur le « mode acquisitif de création monétaire », initié en 2015 pour sauver le capitalisme financier et sauvegarder l’économie en 2020 en période de pandémie.

Mais les défis de l’humanité se multiplient. Réaliser la transition écologique, restaurer la biodiversité, adapter les infrastructures publiques, vaincre l’injustice sociale, garantir l’emploi et assurer un minimum vital sont autant de priorités et de besoins auxquels l’ordre marchand ne saura pas répondre. Pour les partisans de cette réforme monétaire, la transformation du mode d’émission de la monnaie le pourrait en revanche.

Selon notre analyse, cette transformation en est à son commencement. Elle a débuté avec l’assouplissement quantitatif et son mode acquisitif de création monétaire qui, en sauvant la finance puis en sauvegardant l’économie des conséquences de la crise sanitaire en 2020, a démontré magistralement que l’on peut sortir du mode bancaire de création monétaire, que la dette bancaire (celle contractée avec une banque commerciale dans le cadre d’un crédit à un agent non financier ou celle contractée avec une banque centrale dans le cadre d’un prêt de monnaie centrale à une banque commerciale) n’est pas nécessairement la contrepartie inéluctable de la monnaie et qu’elle ne sert certainement pas à réaliser ce qui est d’intérêt commun. Le mode acquisitif de création monétaire, même s’il est de fait tourné vers la préservation du capitalisme financiarisé plutôt que vers la réalisation du bien commun, a ouvert la porte au mode volontaire de création monétaire qui ambitionne, lui, de permettre, par le don de monnaie centrale, la réalisation des objectifs d’intérêt général.

C’est en étant totalement libérée de sa contrepartie financière, c’est-à-dire en n’impliquant ni remboursement d’un prêt, ni titre à céder, et en devenant donc un don de l’Institut d’émission, que la monnaie pourrait être mise au service du bien commun, orientée vers les besoins de dépenses de l’économie réelle, ceux des ménages, ceux des entreprises, ceux des États tout particulièrement pour les accompagner et leur permettre de réaliser les investissements indispensables à la transition écologique.

Les trois modes de création monétaire et le développement durable

Selon nous, ce nouveau mode volontaire d’émission monétaire n’aurait pas vocation à remplacer mais à compléter de manière structurelle les modes actuels de création monétaire. La banque centrale (ou l’Institut d’émission) disposerait ainsi de trois modes d’émission monétaire distincts – dont seul le dernier serait nouveau – adaptés aux dimensions économique, écologique et sociale du développement durable :
1/ par prêt via le mode bancaire de création monétaire,
2/ par achat de titres via le mode acquisitif de création monétaire et
3/ par don via le mode volontaire de création monétaire.

L’objectif de chacun des modes d’émission serait spécifique :
  Le mode bancaire continuerait, comme aujourd’hui, de financer le développement économique marchand et industriel (dimension économique du développement durable),
  Le mode acquisitif resterait une arme monétaire discrétionnaire à disposition de la banque centrale à activer dans les situations d’urgence telles que celles qu’on a connues (crise des subprimes puis des dettes souveraines, Covid) et, enfin,
  Le mode volontaire serait réservé à financer des investissements et des dépenses effectués pour le bien commun et le bien public, par l’intermédiaire des secteurs publics et non marchands, et s’attacherait donc plus particulièrement aux dimensions environnementale et sociale du développement durable.

Une gouvernance démocratique

Cette coexistence de modes de création monétaire permettrait, selon nous, de mieux partager le pouvoir monétaire et de se protéger contre son accaparement par des intérêts particuliers.

Car c’est le modèle de gouvernance de chaque mode d’émission qui détermine le partage du pouvoir monétaire. Le mode volontaire de création monétaire est a priori difficilement compatible avec une banque centrale ou un institut d’émission indépendants car ils ne seraient pas légitimes pour définir et contrôler ces enjeux sociétaux. La décision d’émission pourrait-elle émaner de l’État (ou des États membres dans le cas européen) ? Les partisans de la Théorie monétaire moderne n’y voient pas un problème mais, au contraire, une nécessité puisque leur conception chartaliste de la monnaie les amène à se représenter cette dernière comme la « créature de l’État ». Cependant, à moins de concevoir l’État comme une organisation bienveillante par définition et dépositaire du bien commun, une telle fusion nous paraît élever le risque de centralisation et d’accaparement du pouvoir monétaire. Nous semble hautement préférable une gouvernance plus large, décentralisée, polycentrique qui inclurait des représentants des trois dimensions du développement durable comme des représentants politiques (exécutif et législatif), d’ONG environnementales, des entreprises, des scientifiques, des syndicats et, bien sûr, des représentants de banque centrale, de l’Eurosystème dans le cas de la zone euro. Quoi qu’il en soit, ce nouveau mode de création monétaire irait nécessairement de pair avec des structures institutionnelles nouvelles, qui restent à définir et qui viseraient, en rassemblant l’ensemble des parties concernées, à ce que le pouvoir de création monétaire soit partagé pour demeurer au service du collectif et mis à l’abri de sa capture par des intérêts privés, autant que par ceux de la puissance publique qui, si elle en avait l’entier pouvoir, pourrait aussi le détourner à ses propres fins, militaires ou répressives, par exemple.

Le schéma que nous esquissons de cette monnaie volontaire, à travers la gouvernance partagée de son mode d’émission, peut se décliner à différentes échelles : celle d’une zone monétaire, celle des pays qui la composent, celles des territoires et des régions de ces pays, en coordonnant ces différents niveaux d’action. L’attribution des montants créés par l’institut d’émission pourrait ainsi passer par des services publics décentralisés, organisés selon le même mode de gouvernance partagée, capables d’appréhender et de piloter des projets, à l’échelle nationale mais aussi locale, départementale ou régionale.

De nouveaux outils monétaires et une comptabilité de banque centrale rénovée

Ce nouveau mode de création monétaire devrait aussi s’accompagner de nouvelles règles et de nouveaux outils monétaires qui permettraient de gérer le volume de monnaie en circulation. Alors que le volume en circulation de monnaie bancaire – temporaire à vocation conjoncturelle – s’ajuste aux circonstances économiques au gré des octrois et des remboursements de crédits, le volume de monnaie volontaire – permanente et à vocation structurelle – est plus stable par conception car il ne reflue pas une fois mis en circulation.

Une première bonne règle monétaire à appliquer serait de n’émettre que des « quantités nécessaires et non excessives » afin de lui permettre d’assurer son rôle d’instrument structurel et laisser à la monnaie temporaire un rôle d’instrument conjoncturel. Au cas où le volume « nécessaire et non excessif » devait être dépassé, on peut imaginer utiliser différents outils monétaires. L’Institut d’émission pourrait emprunter sa propre monnaie contre paiement d’un intérêt, afin de la retirer de la circulation ; une obligation de détention de réserves obligatoires immobilisées auprès de la banque centrale par les banques commerciales, outil aujourd’hui tombé en désuétude, pourrait être réinstaurée (du moins réactivée puisque l’outil existe encore) ; enfin, on pourrait imaginer effectuer des prélèvements fiscaux ponctuels sur les soldes bancaires.

Cette évaluation de la « quantité nécessaire et non excessive » de monnaie en circulation, et donc celle, au-delà de cette quantité, d’une capacité de dépense trop importante par rapport à la capacité d’offre, de nature à provoquer l’inflation, reviendrait à l’institut d’émission. Il convient toutefois de relativiser ce risque d’inflation au regard d’autres paramètres tels que les risques de déflation, le taux d’occupation de l’industrie, le taux de chômage, le volume disponible et le prix des ressources naturelles, l’urgence et l’ampleur des dégâts écologiques et sociaux à réparer, etc.

Enfin, il faudrait adapter les règles de la comptabilité de banque centrale afin de permettre l’enregistrement précis de chaque type d’émission et le contrôle des « contributions définitives de la banque centrale aux objectifs publics » par le biais des émissions via le mode volontaire. L’enregistrement du montant de monnaie volontaire simultanément au passif de l’institut d’émission sur le compte des bénéficiaires (ménages, entreprises ou État) et à son actif sous la forme d’un actif non exigible, rendrait le don de monnaie centrale compatible avec la comptabilité en parties doubles. Le schéma comptable d’ensemble devrait permettre le traitement transparent des trois modes d’émissions et leur correcte imputation aux trois dimensions du développement durable.

Des effets réels de la politique monétaire volontaire

Les mesures non-conventionnelles de politique monétaire des banques centrales ont montré leur efficacité à travers la planète. Le sauvetage du monde financier après la crise de 2008, la préservation de la zone euro lors de la crise des dettes souveraines en 2015 et la sauvegarde de l’économie en 2020 en sont leurs grands succès. Toutefois, hormis pour 2020, année pendant laquelle les États ont pu financer des mesures très concrètes pour la population par des déficits extraordinaires, que les achats de titres de dette publique par des banques centrales ont largement facilités, les mesures non-conventionnelles ont l’inconvénient de bénéficier surtout à la sphère financière. Elles alimentent des bulles sur les marchés financiers et immobiliers et les effets sur le monde réel ne sont que secondaires quand ils ne sont pas négatifs, en termes d’inégalités, par exemple.

Par son affectation directe au bien commun, par son fléchage vers des finalités précises, la monnaie volontaire aurait des effets réels plus nombreux et plus concrets que la monnaie acquisitive : financement des investissements de transition écologique, financement des investissements publics, restauration de la biodiversité, diminution du taux de chômage, augmentation des revenus, croissance économique des secteurs jugés vertueux sans nécessité d’exploitation de nouvelles ressources naturelles. Il s’ensuivrait probablement une augmentation des recettes budgétaires couplée à un allègement de certaines dépenses et donc à une amélioration du solde primaire du budget avec comme conséquence une diminution progressive de l’endettement public sans rétrécissement monétaire et donc sans austérité budgétaire.

De l’unicité à la pluralité des modes d’émission monétaire

Alors que, traditionnellement, le système monétaire a reposé sur un seul mode d’émission monétaire, féodal, bancaire, souverain ou étatique, notre vision débouche sur la coexistence d’une pluralité de modes d’émission monétaire, ce qui la distingue fondamentalement de la très en vogue, et très étatique Théorie Moderne de la Monnaie, qui attribue l’exclusivité du pouvoir de création monétaire à l’État et voit principalement dans la banque centrale un moyen de financement de l’État seulement contraint par l’inflation. La pluralité des modes d’émissions incluant le mode d’émission volontaire nous apparaît essentielle pour réencastrer la monnaie dans la société, et la mettre à l’abri de l’accaparement par le secteur bancaire et financier comme aujourd’hui ou de l’État comme le voudrait la théorie monétaire moderne.

La proposition de coexistence d’une pluralité des modes d’émission monétaire que nous faisons, associant le mode d’émission volontaire aux modes bancaire et acquisitif, se distingue des approches monétaires traditionnelles, « d’une part des approches qui voient dans l’État l’initiateur et le garant de la monnaie, d’autre part des approches qui voient dans le marché l’institution la plus à même d’en garantir l’efficacité » [4]. Notre conception de la monnaie cherche plutôt à articuler ces approches en y insérant un chaînon, celui de la monnaie volontaire, afin d’y adjoindre une dimension citoyenne et écologique.

Ce n’est pas une révolution monétaire, mais une évolution monétaire qui est proposée ici, au service du bien commun.

par Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre, le 19 octobre 2021

Pour citer cet article :

Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre, « La monnaie volontaire », La Vie des idées , 19 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-monnaie-volontaire

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Stephanie Kelton, Le Mythe du déficit, (traduction Paul Chemla), Ed. Les liens qui libèrent, 2021.

[2Cet essai reprend les grandes lignes d’une note de l’Institut Veblen intitulée « La transition monétaire. Pour une monnaie au service du bien commun », publiée en mai 2021, et dans laquelle nous analysons et défendons l’intérêt de ce nouveau mode d’émission. De nombreuses références bibliographiques sont disponibles dans la note et n’ont pas été reprises ici.

[3Tant qu’est maintenue la confiance dans la monnaie, rien ne vient limiter le pouvoir de la banque centrale de créer de la monnaie centrale car tous ses engagements sont en monnaie centrale. C’est un pouvoir ex nihilo et ad infinitum, distinct de celui des banques commerciales que des exigences de réserves à la banque centrale et prudentielles viennent plus ou moins limiter.

[4Tristan Dissaux et Marie Fare, « Jalons pour une approche socioéconomique des communs monétaires », Économie et institutions.

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