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Essai Économie

La modélisation en économie


par Bernard Walliser , le 7 juillet 2022


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Observer et expliquer un phénomène ou un système, c’est s’en donner une représentation. Mais comment cette représentation est-elle produite ? Par un processus de modélisation, que cet essai formalise en dix étapes.

Un système matériel S, qu’il s’agisse d’une entité ou d’un phénomène, qu’il soit de nature physique ou sociale, ne peut être appréhendé que par une représentation que l’on s’en donne, exprimée dans un langage particulier. Il s’agit le plus souvent d’un modèle formel M, à savoir une représentation logico-mathématique explicite proposée par un modélisateur. Ce modèle est obtenu au terme d’un processus de modélisation qui infère sa structure et valide sa formulation au regard des données disponibles sur le système.

Le modèle formel est une représentation abstraite, exprimée à l’aide d’une structure mathématique bien répertoriée. Cette structure est souvent décomposable en variables, en relations entre ces variables et en opérateurs sur les variables. Une variable est une grandeur estimée sur une échelle d’évaluation, qualitative ou quantitative. Une relation est une correspondance entre un sous-ensemble des variables, qui adopte une certaine forme analytique. Enfin, un opérateur procède à une transformation plus complexe des variables, l’exemple type étant l’opérateur de maximisation d’une combinaison de variables.

Cependant, le processus de modélisation ne saurait établir une relation directe entre le modèle formel et le système matériel, dans la mesure où ce dernier ne peut être appréhendé spontanément qu’à travers le prisme d’une représentation simplifiée. Cette dernière prend la forme d’une image mentale I, qui est implicite dans l’esprit du modélisateur, bien qu’elle puisse être explicitée dans un langage facilement accessible. Dans ce ménage à trois, elle intervient comme un intercesseur indispensable entre le système et le modèle formel.

L’image mentale est une représentation qualitative, fondée sur des concepts et des rapports entre concepts exprimés spontanément dans le langage naturel. Elle est composée d’objets, de propriétés attribuées à ces objets et de relations entre les propriétés des objets. Cette représentation, proche de celle de la logique classique, à savoir la logique des prédicats, peut aussi être traduite par des schématisations simples. Il en est ainsi, par exemple, des schémas désormais usuels combinant boîtes et flèches, ou encore de schémas analogiques importés d’une discipline dans une autre.

Le présent article décompose le processus de modélisation en huit étapes, en faisant apparaître le rôle fondamental de l’image mentale. Destinée à définir la structure générale du modèle formel, une première séquence de quatre étapes mène du système au modèle et retour avec à chaque fois un passage obligé par l’image mentale. Destinée à rendre le modèle véritablement opérationnel, une seconde séquence obéit au même enchaînement. Chaque étape introduit un certain nombre de manipulations à effectuer et s’appuie sur des propriétés attendues du modèle.

Le processus de modélisation ainsi décomposé s’applique en principe dans toutes les disciplines. Il sera illustré ici par un modèle micro-économique relatif à la différenciation des biens sur un marché, en l’occurrence le modèle de Hotelling (1929). Il est complété par une section sur l’évolution des modèles formels au cours du temps. Une conclusion résume les rôles attribués à l’image mentale, qui assurent son importance.

1. La conceptualisation ( S → I )

Le processus de conceptualisation vise à décrire la situation concrète que l’on cherche à modéliser en un langage littéraire éventuellement enrichi. En effet, il peut mobiliser des termes techniques vulgarisés antérieurement ou des lois qualitatives devenues consensuelles. C’est dire que le système matériel est décrit à partir d’une ontologie générale ou déjà spécialisée, qui est de connaissance commune tant pour le modélisateur que pour un large public.

Le modèle de Hotelling expose une situation économique qui peut être d’emblée exposée en langage ordinaire. Sur une plage toute en longueur, deux vendeurs de glace sont amenés à installer des stands fixes. Les acheteurs potentiels, en nombre donné, sont distribués aléatoirement sur cette même plage. Les vendeurs vendent des boules de glace supposées de même prix et de même qualité, si bien que chaque acheteur minimise son déplacement en se dirigeant vers le vendeur le plus proche. Les vendeurs cherchent à maximiser leur profit et sont libres de s’installer où ils le désirent.

L’image mentale qui est construite est caractérisée par son « intelligibilité », à savoir la possibilité de faire comprendre la situation de façon suffisamment simple et complète. En l’occurrence, l’énoncé de la situation doit être compréhensible par tout un chacun et mettre en relief ses aspects les plus saillants et les plus sensibles. Surtout, il doit évoquer tous les facteurs connus susceptibles de rendre compte des choix et des événements réalisés, en ne passant sous silence que les influences jugées non pertinentes.

En pratique, la difficulté essentielle provient des connotations multiples véhiculées par nombre de concepts sociaux. En économie en particulier, certains éléments échappent d’emblée à une conceptualisation précise, comme les motivations et les croyances des agents ou les relations stratégiques et dynamiques qu’ils entretiennent. Tout phénomène qui reste flou, voire s’avère indicible, va créer un biais, voire être négligé dans l’analyse ultérieure.

2. La formalisation ( I → M )

Le processus de formalisation consiste à traduire en expressions mathématiques les concepts et les relations exprimées littérairement, en s’appuyant sur des structures formelles classiques. Plus précisément, les notions utilisées sont traduites sous une forme conventionnelle en variables exprimées sur une échelle adéquate (nominale, ordinale ou cardinale). De même, les relations sont traduites sous forme d’équations adaptées (statiques ou dynamiques, stochastiques ou non).

Le modèle de Hotelling s’appuie en fait sur l’ontologie générale de l’économie fondée sur trois types d’entités : les biens, les agents et les institutions. Les biens sont définis par leur qualité et leur quantité, en l’occurrence des boules de glace unitaires. Les agents sont des décideurs qui produisent et/ou consomment les biens selon leur intérêt, en l’occurrence les vendeurs et les acheteurs qui maximisent respectivement leur profit et leur utilité. Les institutions sont assimilées au « marché » qui permet un transfert volontaire des biens en fonction d’un prix et d’autres grandeurs, par égalisation des offres et des demandes.

Tout modèle formel est dès lors caractérisé par son « interprétabilité », à savoir sa faculté de relier par des « principes de pontage » les variables formelles aux concepts littéraires. En économie, l’ « incertitude » ressentie par un agent a été formalisée par des états de la nature affectés de probabilités. Plus profondément, l’ « information » détenue par un agent a été formalisée, dans le cadre de la logique épistémique, par un opérateur de connaissance sélectionnant les propositions auxquelles il croit.

Cependant, bien des phénomènes sont difficiles à transposer en termes mathématiques. Ainsi, le « libre arbitre » d’un acteur, qui peut être exprimé assez clairement en termes littéraires, est très délicat à traduire en termes de comportement formel d’un agent, dans la mesure où le langage mathématique exprime spontanément un déterminisme. Par ailleurs, le « pouvoir » exercé par une entreprise est difficile à formaliser simplement à travers l’influence qu’elle exerce sur d’autres agents. Là encore, tout phénomène qui n’est pas exprimable en termes mathématiques disparaît de facto de la formalisation.

3. La spécification (M → I)

Le processus de spécification propose une structure générale du modèle formel qui en décrive les principales hypothèses, afin d’en tirer certaines conclusions. Cette structure est interprétée sous forme d’une image mentale qui traduit l’enchaînement des actions et des effets qui mène à un résultat final. Il met en scène une « causalité » dans la mesure où les évènements matériels se succèdent en séquences ou en boucles. Il postule une « intentionnalité » dans la mesure où les agents rationnels agissent en poursuivant des finalités sous contraintes.

Le modèle de Hotelling décrit un équilibre de marché simplifié entre une offre et une demande de glaces. L’acheteur est doté d’une fonction de demande qui relie la quantité demandée à son coût, lui-même fonction du prix pratiqué et de la distance à l’acheteur. Le vendeur ajuste son prix à celui de l’autre dans un contexte de concurrence imparfaite et choisit son emplacement en maximisant son bénéfice en fonction du nombre de glaces vendues. Enfin, le vendeur connaît le comportement des acheteurs et sait que l’autre vendeur agit comme lui.

Le modèle est ici caractérisé par son « explicabilité », à savoir la mise en évidence de « mécanismes » qui permettent de donner tout son sens au modèle formalisé. Les variables « exogènes » du modèle sont supposées connues alors que les variables « endogènes » sont calculées par le modèle à partir des précédentes. Celles-ci engendrent un « état d’équilibre », bien défini quand il est unique, mais qui peut aussi bien ne pas exister ou être multiple. Le processus explicatif inhérent au modèle consiste à décrire le cheminement vers l’état d’équilibre, mais de façon logique plus que chronologique.

En pratique, la structure du modèle s’inspire souvent de théories préalables dont l’interprétation n’est que partielle, voire ambiguë. Il en est ainsi pour les modèles d’équilibre, un état d’équilibre étant défini comme un état qui se perpétue, une fois qu’il est établi. Mais les conditions nécessaires d’un tel état d’équilibre ne préjugent pas du processus qui y conduit. En économie par exemple, un état d’équilibre peut être obtenu aussi bien par un raisonnement conjoint et instantané des acteurs (approche éductive) que par un processus d’apprentissage dynamique des acteurs (approche évolutionniste).

4. L’expérimentation ( I → S )

Le processus d’expérimentation consiste à bâtir un protocole permettant de recueillir des données susceptibles de conforter et/ou de réfuter le modèle. Dans l’approche inductive, certaines relations sont directement induites à partir de données observables. Dans l’approche projective, le modèle possède des conséquences testables qui sont confrontées aux observations. Si certaines « variables théoriques » peuvent ne pas être observables par le modélisateur, d’autres sont en revanche directement mesurables. De même, certaines relations sont plus directement testables que d’autres en fonction de leur simplicité.

Dans le modèle de Hotelling, de nombreuses hypothèses sont directement observables comme le fait que les acheteurs sont grossièrement distribués sur une même ligne ou que les prix des glaces sont quasi identiques pour tous. Cette observabilité est plus délicate quant à la distribution homogène des acheteurs sur la plage ou au coût de fabrication d’une glace pour chaque marchand. Elle devient problématique pour l’hypothèse que chaque acheteur cherche simplement à minimiser son coût de déplacement (à prix donné) sans autres motivations comme la qualité de la glace ou la réputation du vendeur.

Le modèle est dès lors jugé sur sa « testabilité », c’est-à-dire sur sa capacité à se prêter à une expérimentation empirique. L’expérimentation peut avoir lieu « en laboratoire », avec des vendeurs simulés par des humains face à des acheteurs fictifs informatisés. Elle peut avoir lieu « sur le terrain », en isolant le système matériel de son environnement pour éviter des effets extérieurs indésirables, absents du modèle, mais affectant concrètement la situation observée. Elle peut enfin être « historique » en considérant une situation se déroulant concrètement au cours du temps sans aucune intervention extérieure.

Les données recueillies sont rarement accompagnées de marges d’erreur traduisant l’incertitude des mesures. Elles sont souvent moyennées ou agrégées pour considérer un petit nombre d’agents représentatifs en lieu et place des agents réels. Elles peuvent même être « prétraitées » pour donner naissance à des « faits stylisés », qui sont les seuls que le modèle est alors censé satisfaire. Quant au modèle, pour mieux s’adapter aux données, il peut comporter des termes aléatoires qui reflètent un comportement authentiquement aléatoire du système, des variables omises ou des spécifications approchées des relations.

5. L’estimation ( S → I )

Le processus d’estimation consiste à préciser certains éléments du modèle au regard des données accumulées sur le système matériel et à les interpréter. D’une part, les relations peuvent être soumises à des tests, notamment sur l’exogénéité de certaines variables, l’existence de causalité entre certaines variables ou la stabilité temporelle des relations. D’autre part, les paramètres des relations peuvent être estimés avec certaines marges d’erreur par des techniques d’ajustement économétrique.

Dans le modèle de Hotelling, beaucoup d’hypothèses observables sont directement validées avec un certain degré de confiance. La seule relation empirique à estimer plus précisément est la distribution des acheteurs le long de la plage. Cette distribution se présente comme la loi de probabilité d’un acheteur de se trouver en tel ou tel point, loi qui a une forme structurale a priori et dépend de paramètres. Ces derniers sont alors calculés, en s’appuyant par exemple sur l’observation d’un échantillon d’acheteurs.

Le modèle est opportunément caractérisé par sa « robustesse », c’est-à-dire la sensibilité plus ou moins grande des conséquences qu’il fournit aux hypothèses qu’il introduit. Cette sensibilité est censée refléter celle du système matériel lui-même lorsqu’il subit deux types de « chocs ». La stabilité asymptotique traduit la variabilité des résultats du modèle à une modification des variables exogènes. La stabilité structurelle traduit la variabilité des résultats du modèle à une modification de la spécification de ses relations.

L’idée sous-jacente à la robustesse est le « principe de continuité des approximations » (Simon, 1969) qui veut que des conditions approximativement vraies conduisent à des conséquences elles-mêmes approximativement vraies. Mais en pratique, elle est fortement dépendante des caractéristiques analytiques du modèle. Certains modèles s’avèrent sur-robustes (des hypothèses dispersées conduisent à des conséquences semblables) alors que d’autres sont sous-robustes (des hypothèses voisines conduisent à des résultats très différents).

6. La validation ( I → M )

Le processus de validation consiste à porter un jugement global sur l’adéquation entre un modèle et le système matériel qu’il est censé représenter. S’il ne saurait exister de véritable « distance » entre le modèle et la réalité, deux entités ontologiquement distinctes, certains critères épistémologiques et économétriques de validité sont néanmoins disponibles. En particulier, pour tout modèle formel, on peut définir son champ de validité, à savoir le champ des hypothèses pour lesquelles il s’avère théoriquement pertinent et empiriquement valide.

Dans le modèle de Hotelling, un certain nombre d’hypothèses sont certes définies a priori, mais sous une forme suffisamment générale. La plage est considérée comme parfaitement uniforme même si une généralisation de cette situation peut être entreprise. Les acheteurs sont considérés comme homogènes quant à leur comportement, ce qui est plus restrictif. Enfin, les vendeurs sont des clones qui agissent de façon parfaitement symétrique et sont de plus conscients de ce fait. En tout état de cause, le modélisateur s’intéresse aux conséquences qualitatives de ces hypothèses plus qu’à leurs effets quantitatifs.

Le modèle est ainsi caractérisé par son « idéalité », à savoir les distorsions d’hypothèses endossées par commodité par le modélisateur lorsqu’il estime qu’elles n’ont que peu d’importance sur le résultat. Plus largement, il suppose que les hypothèses peuvent certes être sensiblement différentes, mais que les résultats peuvent être extrapolés dans un sens prévisible. C’est le sens de la clause « ceteris paribus » qui affirme que les résultats restent valides « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en l’absence de l’action de perturbations mal connues.

Un modèle idéal s’appuie ainsi sur des hypothèses délibérément fausses, les biais introduits étant plus ou moins importants. Ces biais consistent en l’omission de certaines variables, la déformation de certaines relations, voire la négligence de certaines dimensions. Le raisonnement est de type « as if » (« comme si »), à savoir que les conséquences valent ce que valent les hypothèses et qu’elles restent valables dans certains contextes et dans certaines limites. Il est « contrefactuel » dans la mesure où, même si ses conditions sont fausses, ses conséquences sont vraies dans le monde possible virtuel le plus « proche » du monde réel.

7. La simulation (M→I)

Le processus de simulation consiste simplement à calculer les variables endogènes du modèle en faisant varier les variables exogènes et les éventuels paramètres dans telle ou telle situation concrète. Un « modèle numérique » se présente comme un système d’équations dont la résolution se ramène à une simple succession d’opérations de calcul. Un « modèle analytique », du fait de la présence d’opérateurs spéciaux, exige pour sa résolution l’utilisation d’outils mathématiques plus ou moins sophistiqués comme des théorèmes de séparation ou de point fixe.

Le modèle de Hotelling conduit à un résultat fort simple, défini comme un « équilibre de Nash » en théorie des jeux. Un tel équilibre suppose que chaque agent prend sa meilleure décision, compte tenu de la décision d’équilibre des autres. Dans le cas présent, chaque vendeur sert un bassin d’acheteurs limité d’une part par le bord de la plage dont il est le plus proche, d’autre part par le point médian entre lui et son concurrent. À l’équilibre, chaque vendeur s’installe dès lors au milieu de la plage, sous peine de voir l’autre occuper le côté le plus large. S’il y a trois vendeurs, il n’y a plus d’équilibre, toute position étant instable.

Le modèle est ici caractérisé par sa « calculabilité », à savoir sa capacité à déterminer formellement l’état d’équilibre. Un tel calcul a en principe pour avantage d’être précis et sans erreurs. Dans un cadre temporel, la calculabilité se mue en prévisibilité, sachant que le modèle permet d’anticiper le résultat dans des conditions futures (prédiction) comme dans des conditions passées différentes de celles qui se sont produites (rétrodiction). Le modèle permet aussi de calculer ce qui se passerait dans des conditions inusuelles, décalées voire imaginaires (fiction).

Néanmoins, il existe des modèles trop complexes pour être calculables avec les outils mathématiques disponibles. Pour un modèle numérique, le calcul peut être hors de portée des ordinateurs si le nombre de variables est trop élevé ou la forme des relations trop complexe. Pour un modèle analytique, des échelles de complexité sont définies quant au temps nécessaire pour résoudre tel ou tel problème formel (complexité computationnelle). Un modèle trop complexe, même s’il est plus réaliste, n’est souvent d’aucun secours pour le modélisateur.

8. L’exploitation (I→S)

Le processus d’exploitation consiste à mettre le modèle formel, comme les images mentales associées, à la disposition de ses utilisateurs potentiels. Pour les décideurs, il joue un rôle praxéologique en permettant de comparer différentes actions s’exerçant sur le système matériel. Pour les étudiants, il joue un rôle didactique en schématisant la compréhension des mécanismes en jeu dans le système étudié. Pour les acteurs du système étudié, il joue un rôle de guide pour apprécier leur propre positionnement dans ce système et éclairer les débats d’interprétation soulevés par les situations rencontrées.

Le modèle de Hotelling est un modèle générique qui peut être utilisé par un raisonnement analogique pour d’autres systèmes, par exemple un vote politique. Des votants se situent par leurs opinions sur un axe politique gauche-droite et des partis politiques tiennent un discours qui les situent sur ce même axe politique. Les votants sont censés voter pour le parti le plus proche de leur opinion. Les partis cherchent à maximiser le nombre de votants qui leur sont favorables. En conséquence, s’il n’y a que deux partis, ils se situeront tous deux au centre de l’échiquier et s’il y a trois partis, aucun équilibre n’est possible.

Le modèle est jugé sur sa « performativité », à savoir sa capacité à endosser l’utilisation pour laquelle il est destiné. Pour les décideurs, le modèle est un bon outil d’aide à la décision si ses leviers d’action peuvent être traduits en variables exogènes spécifiques et si ses préférences peuvent être formalisées en fonction des variables endogènes. Bien entendu, pour améliorer les prescriptions issues du modèle, il est possible de réintégrer hors modèle des considérations qui n’avaient pu y être intégrées. Il est souhaitable aussi de comparer les résultats obtenus avec différents modèles concurrents relatifs à la situation considérée.

Pour les étudiants, le modèle est un bon outil de vulgarisation si son interprétation est transparente et s’il peut être mis en œuvre facilement. Pour les acteurs, le modèle est un bon outil d’orientation s’ils sont aptes à l’associer à leurs propres croyances. Cette appropriation du modèle porte aussi bien sur les concepts utilisés, les taxonomies introduites et les relations suggérées. En pratique, l’utilisation par les agents d’un modèle peut conduire aussi bien, à travers leurs actions conjointes, à le conforter (modèle auto-réalisateur) qu’à s’en éloigner (modèle contra-réalisateur).

9. L’évolution d’ensemble

Au cours du temps, le processus de modélisation de tel ou tel champ d’investigation se renouvelle profondément. Le système matériel se modifie selon une dynamique propre, du fait du progrès technologique et de mutations sociales. Les images mentales s’enrichissent avec l’accumulation des observations, mais aussi des modèles formels qui s’en inspirent et qui sont partiellement assimilés par les agents. Enfin, les modèles formels se diversifient et se complexifient du fait du travail incessant des modélisateurs, aiguillonnés par des points de vue originaux souvent inspirés d’autres disciplines.
Le processus de modélisation peut s’appuyer sur des outils nouveaux d’origine externe. De nouveaux langages de représentation et de calcul sont proposés, comme les systèmes multi-agents. De nouvelles méthodes de validation des modèles se font jour, comme les données issues des réseaux sociaux ou les échantillonnages de populations. Des usages nouveaux des modèles apparaissent, essentiellement sous forme de dispositifs pratiques comme les mécanismes d’enchères ou d’affectation.

En pratique, les modèles ont surtout tendance à se généraliser dans trois directions. Par un processus d’élargissement, un même modèle s’applique à des champs de plus en plus larges par simple analogie. Par un processus d’affaiblissement, il adopte une spécification de plus en plus large par incorporation de nouvelles variables ou adoption de relations plus génériques. Par un processus d’enracinement, il fait dériver plusieurs modèles d’une théorie plus générale dont ils s’avèrent être des cas particuliers.

Cependant, si des modèles nouveaux apparaissent sans cesse, d’autres sont abandonnés par manque de pertinence. La question fondamentale reste celle de la « cumulativité » des modèles au sens où, grâce à eux, on en sait plus aujourd’hui qu’hier. La réponse semble positive au vu des « modèles prototypiques » qui finissent par dominer la profession parce qu’ils mettent en relief tel ou tel phénomène particulier. Dans la longue liste de ces phénomènes, on peut citer les défauts de coopération, les cascades informationnelles, les phénomènes de réputation ou les bulles financières.

10. Conclusion

Un modèle formel peut être considéré comme le prolongement d’une carte géographique qui est censée représenter un territoire. Simplement, une carte ne symbolise que certaines propriétés du territoire et reste muette sur les relations qui unissent ces propriétés. En particulier, elle est fondamentalement statique et ne permet pas de rendre compte de la dynamique du territoire. Cependant, les modes de construction et d’exploitation d’une carte préfigurent déjà les caractéristiques d’un processus de modélisation.

Dans ce processus, l’image mentale joue un rôle fondamental d’intermédiation entre le système matériel et le modèle formel qui le représente. Ceci vaut déjà pour les usagers du modèle qui peuvent en comprendre le sens dans leur for intérieur et même échanger à son propos en le traduisant en langage courant. Ceci vaut surtout pour le modélisateur qui élabore une partie de sa réflexion en faisant appel à lui et l’extériorise quand cela s’avère nécessaire.

Le modélisateur s’appuie d’abord sur une image mentale en amont de la construction du modèle. C’est par un raisonnement intérieur qu’il mobilise et sélectionne les hypothèses théoriques qui serviront de structure au modèle. C’est en langage naturel qu’il imagine des protocoles de mesure et d’expérimentation qui permettront de le préciser et de le valider. De fait, il se forge pas à pas une interprétation du modèle en donnant une signification plausible tant à ses variables qu’à ses relations.

Le modélisateur s’appuie ensuite sur une image mentale en aval de la simulation fournie par le modèle. C’est d’emblée dans son esprit qu’il s’efforce de comprendre les résultats du modèle au regard des hypothèses retenues. C’est en langage vulgaire qu’il compare les assertions du modèle et ses croyances préalables sur le système pour en pointer les ressemblances et les différences. Il est ainsi amené à mettre en relation la logique d’un objet formel et le fonctionnement d’un objet matériel, par l’intercession d’une représentation mentale.

Les travaux des neurosciences permettent dans une certaine mesure de préciser les zones du cerveau dans lesquelles une image mentale est conçue et traitée. Quant à son expression en langage naturel, il s’agit d’un langage spécialisé qui s’appuie sur une syntaxe ordinaire tout en mobilisant de nombreux termes techniques du domaine considéré. Mais le passage conduisant de la représentation et du raisonnement introspectifs à son expression verbale demeure encore bien opaque.

Une image mentale est souvent associée à une connaissance vulgaire et un modèle formel à une connaissance savante. Ce qui distingue alors la seconde de la première, c’est la rigueur de discrimination dans la définition des concepts et le degré de finesse dans l’établissement des relations. Cependant, cette précision analytique est illusoire si elle ne s’accompagne pas d’une interprétation plus profonde de la représentation adoptée. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer des modèles formels vulgaires et des images mentales savantes.

par Bernard Walliser, le 7 juillet 2022

Aller plus loin

Bibliographie :
 Hotelling, H. (1929) : Stability in Competition, Economic Journal, 1145-50.
 Simon H. (1969) : The Sciences of the Artificial, MIT Press.
 Walliser, B. (2011) : Comment raisonnent les économistes, les fonctions des modèles, Odile Jacob.
 Walliser, B. ed. (2015) : La distinction des savoirs, coll. Enquêtes, Éditions de l’EHESS.

Pour citer cet article :

Bernard Walliser, « La modélisation en économie », La Vie des idées , 7 juillet 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-modelisation-en-economie

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