Et s’il fallait prendre à la lettre l’expression « culture visuelle » ? En retraçant deux siècles d’inventions optiques et de réflexions sur l’œil comme machine, cette anthologie richement illustrée nous montre comment les modernes occidentaux ont appris à voir.
Recensé : Delphine Gleizes et Denis Reynaud (éd.), Machines à voir : pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2017, 404 p., 26 €.
Il n’y a pas de pur regard, mais seulement des modalités incarnées de présence. Le sensible est la fonction commune du vivant. Les hommes ne voient pas comme les mouches, ni les chiens, ni les truites, ni les aigles. Le monde est l’édifice diversifié du sensible selon ses occupants. Et, parmi les hommes, tard venus dans le paysage, un nouveau principe de variété : celui des histoires, des temps, des récits, des cultures. Il y a, en aval des longues conditions de l’espèce, pour l’homme surtout, sinon pour l’homme seulement, la variété historique des formes du sensible et de la perception.
Qu’est-ce que voir ? Une histoire du regard est une histoire des réponses apportées à cette question, mais aussi des expériences dont elles témoignent ou qu’elles rendent possibles. On ne voit pas tout à fait de la même manière selon la société en laquelle, dès l’âge tendre, on apprend à voir.
Un regard instrumenté
Comment avons-nous appris à voir ? La très belle anthologie publiée aux Presses universitaires de Lyon par Delphine Gleizes et Denis Reynaud apporte de précieux éléments de réponse, nourris de très nombreuses illustrations : elle compte pas moins de 180 auteurs et plus de 200 extraits dont l’agencement et le commentaire sont soutenus par une érudition très sûre et heureusement mise en œuvre. Les textes de l’anthologie, appartenant essentiellement au domaine français, ont l’avantage d’être empruntés à des formes très diversifiées de discours en lesquelles se trouve chaque fois considérée, hors hiérarchie de savoir ou d’expression, la seule puissance de signifier – textes littéraires, philosophiques ou savants, textes de vulgarisation, traités de pédagogie, articles de journaux, réclames, etc. : s’y trouve déployé le « bric-à-brac » des machines optiques qui, depuis le XVIIe siècle et, pour le présent volume, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont si profondément marqué nos cultures visuelles. Machines réelles ou machines imaginaires, les « machines à voir » sont aussi ‒ et peut-être d’abord aux yeux des auteurs de cette anthologie, tous deux enseignants en lettres ‒, des « objets littéraires », répondant ainsi pleinement au projet d’une véritable histoire culturelle. En ce sens, Machines à voir, quoi qu’il en soit de son intérêt sur ce point, ne contribue pas tant à une histoire des machines optiques, qu’« à une histoire du regard ou plus précisément à une histoire du regard instrumenté » (p. 6).
De l’invention du télescope, au début du XVIIe siècle, à celle des rayons Röntgen, à la fin du XIXe, c’est une vertigineuse collection de machines, parfois issues de la seule imagination des écrivains, dont les auteurs établissent en rigueur l’inventaire et révèlent la poésie singulière : télescope, microscope, lanterne magique, camera obscura, fantasmagories, miroirs divinatoires, clavecin oculaire, phénakistiscope, praxinoscope, théâtre d’ombres, lunettes de plaisir, panorama, diorama, daguerréotype, historioscope, optogrammes, zootrope, phékistiscope, téléphote ou cet extraordinaire et très ironique téléchromophotophonotétroscope qui apparaît, à la fin du XIXe siècle, dans un roman d’anticipation du mystérieux comte Didier de Chousy… Auxiliaires de la vision, appareils de spectacle ou d’enregistrement, rêves ou réalités qui toujours se conçoivent, peu ou prou, l’un par l’autre, usages techniques, littéraires, moraux, philosophiques ou politiques : chacun fera son marché au magasin des machines à voir. Les étals en sont assez librement disposés, établissant des contiguïtés de sens, d’intention et d’usages qui, par-delà la simple chronologie et les genres ou les fonctions du discours, donnent idéalement à comprendre les puissances et tous les imaginaires, dans nos cultures, de la vision instrumentée. Machines à voir est un grand kaléidoscope où s’organise et sans cesse se réorganise, dans la succession sans rigidité des paragraphes et des chapitres, le spectacle des machines : l’anthologie est elle-même une « machine à voir » !
Qu’est-ce que voir ?
Et ce qu’elle donne à voir presque, au delà d’elle-même, dans le foisonnement et le très relatif désordre des machines, ce sont les conditions mêmes du regard telles qu’elles furent inventées et peu à peu instituées par notre première modernité, ces conditions dont nous ne cessons d’éprouver, de diversifier, de modifier ou d’infléchir les effets. S’il fallait, d’un trait, identifier le modèle du regard dont nos sociétés sont les plus directes héritières, on ne risquerait pas de se tromper, en effet, en faisant usage de cette expression, machine à voir. Car l’œil, du XVe au XVIIe siècle, de l’invention de la perspective à celle de l’image rétinienne, a été culturellement institué sur le modèle d’une machine, la tavoletta de Brunelleschi, le pinceau du peintre, le scalpel de l’anatomiste, la lunette de l’astronome et la camera obscura qui, finalement, dans l’extraordinaire synthèse de Kepler, invente l’œil comme machine à voir. On ne cessera, dès lors, des anamorphoses du père Nicéron aux photographies de l’invisible à la fin du XIXe siècle, d’en signifier, d’en déployer, d’en instrumenter, d’en déplacer et d’en rêver les usages, que ce soit, au reste, pour en célébrer la puissance ou en injurier les prétentions ; que ce soit, également, pour en dire les limites et pour chercher à signifier autrement la présence sensible de l’homme au monde.
« Nos propres yeux ne sont […] que des lunettes naturelles » (p. 33), écrit Malebranche dans La Recherche de la vérité ; « Les humeurs de l’œil sont la lentille de la chambre obscure ; la toile ou la rétine en sont le carton. La peau noire qui tapisse l’intérieur du globe fait l’office du volet qui écarte le jour », écrit Charles Bonnet un siècle plus tard (p. 54) ; et, en 1877, l’un des sectateurs des optogrammes, cette technique de photographie qui fut un moment en vogue et qui avait pour ambition, anatomisant l’œil des cadavres, de donner à voir sur la rétine la dernière scène vue par le sujet :
Le fond de l’œil et la rétine constituent un atelier complet de photographie. (p. 79)
On peut à l’infini multiplier l’illustration, et jusqu’à aujourd’hui, dans des contextes culturels contrastés, dans la langue commune autant que dans la langue savante. On peut aussi considérer, dès l’origine, le foisonnement des usages culturels du modèle de l’œil comme machine à voir — usages moraux, philosophiques, narratifs, poétiques ou religieux. Ceux-ci, me semble-t-il, excèdent d’emblée le seul registre de la métaphore. Je veux dire par là qu’ils ne sont pas vraiment ou pas seulement seconds, mais aussitôt inscrits ‒ avec quelle force ‒, dans l’expérience renouvelée de voir en laquelle notre modernité s’éprouve et, pour le meilleur et pour le pire, entre la présence et la perte, entre la critique et la mélancolie, se perpétue. L’inspiration littéraire en donne à percevoir la vérité incarnée, localisée en l’expérience de chacun, selon l’ordre des temps et des lieux. Alors suffit-il de lire et de retrouver dans la diversité des figures que suggère le grand kaléidoscope des Machines à voir quelque chose de commun. Serait-ce l’idée que nous n’apprenons à voir qu’avec les instruments d’expérience et de langage qui nous sont secrètement transmis par la succession des générations ?
Voir, décrire
Serait-ce que chaque fois, voyant ou décrivant, nous reproduisions, déplacions, réinventions les gestes inauguraux grâce auxquels le monde, peu à peu, nous a été donné à voir ? Je ne détache pas le regard de ce texte magnifique de Victor Hugo, presque à l’entame des Machines à voir. C’est en 1834. Hugo est à l’Observatoire de Paris, en compagnie de François Arago, qui l’initie à l’observation télescopique. Il regarde dans la lunette et assiste à ce qu’il sait, déjà, être un lever de soleil sur la lune, alors que la lumière peu à peu gagne sur les masses d’ombres et de ténèbres :
C’est une chaîne d’Alpes lunaires, me dit Arago. Cependant les cercles s’agrandissaient, s’élargissaient, se mêlaient par les bords, s’exagéraient jusqu’à se confondre tous ensemble ; des vallées se creusaient, des précipices s’ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait une écume d’ombre, des spirales s’enfonçaient, descentes effrayantes pour le regard, d’immenses cônes d’obscurité se projetaient, les ombres remuaient, des bandes de rayons se posaient comme des architraves d’un piton à l’autre, des nœuds de cratères faisaient des froncements autour des pics, toutes sortes de profils de fournaise surgissaient pêle-mêle, les uns fumée, les autres clarté ; des caps, des promontoires, des gorges, des cols, des plateaux, de vastes plans inclinés, des escarpements, des coupures, s’enchevêtraient mêlant leurs courbes et leurs angles ; on voyait la figure des montagnes. Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole venait d’être dite : fiat lux. La lumière avait fait de toute cette ombre soudain vivante quelque chose comme un masque qui devient visage. Partout, l’or écarlate, des avalanches de rubis, un ruissellement de flamme. On eût dit que l’aurore avait brusquement mis le feu à ce monde de ténèbres. (p. 21)
L’expérience visuelle d’Hugo, qu’il faudrait longuement commenter, donne à voir, je crois, quelque chose d’essentiel, les chemins du regard instrumenté et leur passage obligé par les mots. Il n’y a pas de pur regard, mais la médiation souveraine des histoires, du sensible et des mots. Que voit Hugo, dans la pénombre de l’Observatoire, aux côtés d’Arago, l’œil collé au grand télescope dont le savant lui dit les prestiges ? Il voit, dans l’indécise clarté d’un monde qui se lève, des fractures d’ombre et de lumière, puis des montagnes, des vallées et des lacs ; il anticipe des regards, des villes, des êtres, des questions ; il se voit voyant et s’imagine vu lui-même par ceux-là qu’au loin il devine. Ces mots, ces chemins que parcourt Hugo, surtout, ne sont pas sans ancrages. Ils sont héritiers, sans le savoir, peut-être. Héritiers, au moins, directement, de la description que Galilée, plus de deux siècles auparavant, en 1610, dans le Sidereus Nuncius, avait donnée d’un premier lever de soleil lunaire.
C’était à l’aube de l’usage des machines optiques et de l’immense signification culturelle dont elles allaient être revêtues. Comment rendre raison des apparences ? Rien n’est donné, tout est à construire. Comment apprendre à voir, si ce n’est en assemblant l’expérience du connu à l’anticipation de l’inconnu, le proche au lointain, le visible à l’invisible ? Galilée aussi, Galilée d’abord, voit dans l’épreuve indissociée de l’œil et des mots. Que sont ces taches noirâtres que l’on discerne sur la partie éclairée de la lune, à la lisière de l’ombre, dans l’irréalité de la vision télescopique, ces tâches « couronnées, du côté opposé au Soleil, d’extrémités plus claires, comme des crêtes d’une éclatante blancheur » ? Que sont-elles, sinon l’analogue visuel, exactement, de ce que l’on voit, sur terre, quand le soleil se lève, « lorsque nous portons notre regard sur les vallées, qui ne sont pas encore baignées de lumière, et sur les montagnes qui les entourent du côté opposé au Soleil et qui, dans un instant, resplendiront d’un fulgurant éclat » [1] ? Galilée invente pour la lunette, par la médiation des mots, l’expérience picturale des paysages en perspective gagnés par la maîtrise des jeux de l’ombre et de la lumière. Et pour l’œil qui voit, il invente cette qualité extraordinaire d’être une machine dont Kepler, presque en même temps, dira le dispositif, Descartes le pouvoir et les vertiges. C’est le début ou le grand point de bascule d’une histoire dont les machines à voir, l’œil en tête, entre visible et invisible, entre réalité et illusion, entre la conquête et l’abandon, ne cesseront de déployer les effets. L’anthologie de Delphine Gleizes et Denis Reynaud apporte une contribution majeure et profondément originale à l’intelligence de cette histoire au long cours.
Carl Havelange, « La mécanique du regard »,
La Vie des idées
, 29 septembre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-mecanique-du-regard
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